Sida et médécine "traditionnelle": Retour sur le cas Gambien

images_sidaLe 3 avril 2013, lors de son Adresse à l'Assemblée Nationale, le président Gambien répétait son intention de voir ouvrir, d'ici à 2015, un hôpital dans lequel pourraient être soignés "10.000 malades du sida, tous les six mois, avec la médecine traditionnelle." Retour sur une controverse.

République d'1,78 millions d'habitants (données Banque Mondiale, 2011[1]) enclavée dans le Sénégal[2], la Gambie a fait montre, depuis 1995, d'efforts exemplaires pour limiter la diffusion de l'épidémie. Mélange productif d'interventions étatiques et d'intenses implications internationales, les campagnes qui se sont succédées durant les deux dernières décennies ont permis de maintenir le taux de prévalence du VIH à 1,5% de la population adulte ; soit moins que la moyenne de la zone ouest-africaine.

La Gambie jouit d'un système de soins efficace, héritage d'investissements postcoloniaux[3] relativement élevés, et au sein duquel un réseau d'hôpitaux régionaux et de centres de soins locaux sont en étroites relations entre eux et avec l'hôpital national. Autre héritage des politiques postcoloniales, une série de laboratoires de recherche interconnectés qui, très tôt, ont mis en œuvre des tests cliniques portant sur la tuberculose, la malaria, le SIDA, et couvrant l'ensemble du territoire. Ces initiatives, fruits d'investissements publics comme privés, ont doté le pays d'une certaine réputation en termes sanitaires, au point d'attirer un grand nombre d'ONGs locales et internationales, et une variété de fonds philanthropes, privés et internationaux. La co-présence de ces acteurs étatiques et non-étatiques, qui ne s'est certes pas toujours faite sans frictions, a permis néanmoins de faire grandement avancer la cause du SIDA nationalement, et d'établir la Gambie au rang des "bons élèves" dans la lutte globale contre la maladie. En 2001, elle a été l'une des premières à avoir accès au programme HARRP (HIV/AIDS Rapid Response Project Funding) mis en place par la Banque Mondiale, qui lui a conféré plus de quinze millions de dollars. Depuis 2004, elle jouit également des fonds du GF (Global Fund), du PEPFAR (President’s Emergency Plan for AIDS Relief (US)) et du MAP (World Bank’s Multi-Country HIV/AIDS Programme), qui lui ont permis de financer la provision de traitements antirétroviraux dès septembre 2004.

14 000 Gambiens vivraient avec le virus du sida aujourd'hui, soit moins de 2% de la population[4]. 85% d'entre eux ont gratuitement accès à des traitements antirétroviraux, et c'est également le cas pour 70% des femmes enceintes séropositives.[5] Ces chiffres remarquables sont dus, certes, à l'accès à de larges financements internationaux, mais surtout à un dynamisme soutenu de la part de l'Etat, qui a su faire des choix pragmatiques et collaborer avec les acteurs transnationaux afin d'accroître l'efficacité de ses campagnes publiques – en termes de prévention, de sensibilisation et de traitement.

L' "anomalie" Jammeh

Dans ce contexte, comment s'expliquer ce revirement gouvernemental de janvier 2007, lorsqu'Alhaji Yahaya Jammeh, au pouvoir depuis le coup d'Etat de 1994, déclarait posséder un "remède" contre le SIDA ? Rétrospectivement, l'annonce était aussi inattendue qu'elle paraissait absurde. Après douze ans d'adoption des protocoles recommandés par le milieu biomédical international, de promotion de médicaments qui avaient prouvé leur relative efficacité, le Président déclarait posséder une solution alternative, "traditionnelle" selon ses termes, héritées de ses ancêtres guérisseurs, et faite de prières et de "sept herbes nommées dans le Coran." Dans le même temps, il annonçait la création d'une clinique d'Etat, où lui-même administrerait, les jeudis, sa propre méthode aux volontaires qui s'y présenteraient.

Cette clinique existe bel et bien aujourd'hui, et si l'on croit les déclarations présidentielles du 1er janvier et du 3 avril 2013, serait sur le point d'être agrandie.[6] Plusieurs centaines de patients ont rejoint le programme au cours des six dernières années, et en sont sortis, selon les dires officiels, parfaitement guéris. La condition majeure, pour bénéficier des soins présidentiels, est de renoncer aux traitements antirétroviraux. Ainsi, si les programmes "réguliers" existent toujours, un nombre significatif (et semble-t-il croissant) de malades en est diverti. Dix-huit ans après le début de sa première campagne, la Gambie possède deux méthodes concurrentes et exclusives de lutte contre le sida – l'une conforme aux recommandations internationales, l'autre le fait d'un individu et manquant toujours de preuves scientifiques de son efficacité.

Comment expliquer ce brusque tournant ? La lecture la plus répandue des évènements dépeint un individu mégalomaniaque, irrationnel, noyé dans ses propres illusions ; elle a probablement du vrai. On sait depuis longtemps que celui que la presse appelle "l'Ubu de Banjul"[7] a pris goût au pouvoir : en plus d'élections louches en 2001, en 2006 et encore en 2011, il a fait supprimer de la Constitution le nombre limite de mandats en 2002, et s'acharne depuis à intimider les voix dissidentes. La continuation logique de ces manœuvres politiques aurait été qu'il cherche une légitimité supérieure, mystique, ancestrale, à son maintien à la tête du pays ; et tant pis si, pour cela, il faut exploiter la détresse d'individus qui ne voient pas leur état s'améliorer par la prise d'antirétroviraux. Peut-être aussi croit-il, ou a-t-il fini par croire en ses propres facultés de guérisseur. Dans tous les cas, ce "pas en arrière" témoignerait d'un chef politique peu raisonnable, et pas plus rationnel, dans le sens où c'est le sort de sa population et sa propre crédibilité qu'il a mis en jeu. Un pari immédiatement perdu : sa déclaration a été accueillie avec moquerie et condescendance par les médias internationaux.

Une explication crédible, connaissant le bagage que traîne le personnage, mais pas nécessairement suffisante. Qu'aurait à faire d'une légitimation mystique un homme politique ayant déjà réduit son opposition au silence, vainqueur écrasant des derniers scrutins présidentiels, disposant d'une écrasante majorité parlementaire, et qui n'avait donc aucun besoin de consolider un pouvoir que personne, à l'intérieur du pays, n'était en mesure de lui contester ? S'il s'agissait vraiment, ou du moins uniquement, d'un "coup de folie médical", pourquoi ne se déclarait-il que maintenant, après douze années à se comporter comme un élève exemplaire dans la lutte contre le sida ?

Des frustrations à l'égard de l'intervention occidentale

"Etre un élève" tout court ; c'était peut-être ça qui dérangeait le président gambien. Car derrière l'efficacité de la collaboration entre bailleurs de fonds, organismes internationaux et le gouvernement se cache une histoire de tensions. Le partenariat, aussi bénéfique soit-il, est fait de frustrations : au premier chef, pour Jammeh, de se voir imposer sans discussions un savoir, des médicaments, des protocoles élaborés par les organismes médicaux et laboratoires occidentaux, et auquel le continent africain n'a participé que marginalement à l'élaboration.

Il n'est pas le premier à s'exprimer ainsi : l'histoire de la lutte contre le sida en Afrique est émaillée de leaders politiques qui ont tenté de redonner un ancrage national et continental à un débat dont ils se sentaient dépossédés, voire exclus. Thabo Mbeki en Afrique du Sud, Mobutu au Zaïre, Moubarak en Egypte, Moi au Kenya, Gbagbo en Côte d'Ivoire, Obasanjo au Nigeria : à travers la remise en cause des savoir médicaux "occidentaux" pour l'un, la promotion de solutions et de savoirs produits par des laboratoires africains pour les autres, tous ont exprimé, certes Parmi eux, vous trouvez des machines e sous interactives intitulees i machine a sous qui se revelent accrocheuses et innovantes. de manière inédite, le sentiment de voir l'Afrique n'être de nouveau plus maître de son destin, d'être parqués au rang de receveurs passifs des recommandations et solutions médicales dites modernes. Leurs argumentaires mêlaient le panafricanisme, le nationalisme, face au racisme et à l'impérialisme des laboratoires et des bailleurs de fonds occidentaux. Dans son discours célébrant la sortie des premiers patients "guéris" de sa clinique, le 31 juillet 2007, le président Jammeh ne disait pas autre chose.[8]

Aussi, ce n'est pas tant la médecine moderne qui serait rejetée par le Président Jammeh ; après tout, lui-même, dans son traitement dit "traditionnel", en a adopté les codes et le langage, publiant des statistiques (certes fausses) sur son action médicale, se vantant des tests (certes non concluants) de son remède en laboratoire. Pour reprendre Cassidy et Leach (2009)[9], il s'agirait là plutôt d'un bras de fer avec les institutions, principalement internationales, qui privilégient des pratiques et un savoir "étranger" qui se présentent comme exclusifs et incontestables.

Ouvrir le dialogue

Ce n'est pas certainement pas minimiser les actions de Jammeh, comme celles de ceux qui l'ont précédé, que d'arriver à ces conclusions. La propagande présidentielle peut causer, et cause déjà, de sérieux dommages à l'effort national de lutte contre l'épidémie. En exprimant ses doutes sur les certitudes médicales, le chef d'Etat, aidé de médias à son service, prend le risque d'inciter la population à douter des réalités de la maladie ; et donc, potentiellement, d'adopter des comportements dangereux. Les patients qui quittent la clinique soi-disant "guéris" peuvent penser (et qui leur en voudrait ?) qu'ils ne courent plus de risque à reprendre une activité sexuelle normale, et donc contribuer à l'infection par le VIH de nouveaux individus. Ces mêmes "guéris" peuvent très bien, en toute confiance, ne pas retourner se faire soigner dans les cliniques régulières, et de fait rechuter rapidement. Un grand nombre de ces "guéris" est d'ailleurs déjà décédé des suites des frasques de leur président.

Essayer de comprendre la logique de Jammeh, plutôt que de la condamner avec moquerie et condescendance, peut au contraire aider à agir. Significatif est le reportage diffusé après les évènements par la chaîne américaine CNN[10], qui dépeignait le Président sur un ton badin, le montrait comme un prophète de foire, et ses patients, comme de pieux naïfs. Avec cette controverse, Jammeh a certainement alimenté tous les stéréotypes entourant habituellement le continent africain : rétrograde, résolu à ne pas se tourner vers la modernité, en somme responsable de ses propres maux. Le président gambien n'a certainement pas rendu un service à son pays, ni à l'Afrique ; mais les grands organismes internationaux doivent aussi reconnaître leur part de responsabilité dans l'affaire. Face à l'impuissance des ONG locales, soumises à la retenue contre le droit de continuer leur activité, le rôle de ces organismes n'est pas de se murer dans le cynisme ou le silence, comme ils le font aujourd'hui. Ils doivent, au contraire, s'engager activement dans l'autocritique, chercher à comprendre, plutôt que de nier, les accusations de racisme et d'impérialisme qui leur sont portées[11] ; revoir leurs propres pratiques, engager le dialogue, favoriser l'horizontalité. L'aide humanitaire, si elle désire véritablement contribuer au développement africain, ne doit plus se concevoir comme une relation à sens unique.

Félix Duterte

 

 

 

 

 


[2] Avec néanmoins  une petite façade maritime.

 

 

[3] Il faut entendre ici "post-colonial" les gouvernements au pouvoir après l'accès du pays à l'indépendance, en 1965.

 

 

[6] http://allafrica.com/stories/201304031005.html

 

 

[8] http://www.statehouse.gm/hivaidspatients-discharge_310707.htm

 

 

[9] Cassidy Rebecca et Leach Melissa, "Science, Politics, and the Presidential Aids 'Cure'", African Affairs, 108/443, pp. 559-580, 2009.

 

 

[11] Après tout, il n'y a pas si longtemps, le sida était qualifié, par un certain nombre de chercheurs américains, de "mal africain" ; et l'épidémie sur le continent, comme la résultante de la "promiscuité" africaine (ou pire encore, pour reprendre Philippe Rushton, de la "spécificité négroïde").