Il y a de cela un mois, je me suis embarquée dans une aventure singulière. J’ai décidé de partir à la recherche des ponts entre l’Afrique et le Maghreb. Subjuguée par la poésie d’Al Fayturi, qui a déclaré son amour pour l’Afrique en arabe, j’ai continué de voguer à la recherche des liens entre les rives du Sahara. C’est bien un océan inexploré qui s’est déployé devant mes yeux.
Aux origines du refoulement
Lorsqu’on s’aventure à évoquer les origines africaines des Maghrébins, on se heurte souvent au silence. Il y a longtemps eu, en effet, un véritable silence juridico-philosophique à l’égard de ce sujet. La particularité du silence c’est qu’il a deux interprétations possibles. On peut le voir comme l’indice de l’assimilation tacite de cette population dans le creuset maghrébin. Mais, face à un tel silence, il est également légitime de s’interroger sur le degré d’intégration de l’« identité noire » à la définition des identités nationales maghrébines.
Parmi les raisons qui expliquent ce mutisme figure la traite négrière transsaharienne, à laquelle nombre d’historiens se réfèrent pour justifier la présence de Noirs au Maghreb et qui explique le registre tabou de l’évocation de ces racines. L’esclavage est donc un impensé qui empêche l’expression de l’ancrage africain de l’Ifriqiya nordique et des Touareg. Mais il y a pire encore. Malek Chebel explique que la machine de déshumanisation ontologique sur laquelle repose la traite continue d’être entretenue par ce qu’il nomme « l’esclavage de traîne ». En effet, de par le racisme dont ils font l’objet, les descendants des esclaves portent sur leurs épaules le fardeau de leur propre histoire et sont relégués à un délabrement anthropologique et sociologique.
Mais si la blessure historique de l’esclavage explique, en partie, ce désintérêt relatif pour nos racines africaines, d’autres facteurs sont également à prendre en compte. A l’heure où les revendications d’indépendance gagnaient en vigueur, le mouvement panafricain prônait plus l’union contre le colonisateur que la véritable recherche des liens communs entre les « Afriques ». Il n’est donc pas étonnant qu’au festival panafricain de 1969 à Alger, Houari Boumediene ait préféré à l’idée de « négritude » et de « patrimoine culturel commun », celle, plus obscure et distante de « communauté de destin ».
Dans Noirs au Maghreb, enjeux identitaires, Stéphane Pouessel attribue la dissolution progressive de l’africanité et de la culture maghrébine au « transfert symbolique et culturel » qui a conduit le Maghrébin à adopter le panarabisme en se définissant « comme acteur dans les luttes anticoloniales, anti impérialistes et antioccidentales ». Il soutient qu’ « à travers le prisme palestinien, le mythe politique d’une identité arabo-musulmane, qui se traduit par la « solidarité infaillible » entre peuples arabes ou partiellement d’origine arabe, s’est transformé en composante identitaire ».
Cependant, il ne faut pas négliger les causes externes dans l’analyse de ce silence. En effet, les puissances coloniales et néocoloniales, ont, en partageant l’Afrique, rendu difficile la tâche de création d’un sentiment d’appartenance continental. A cela vient s’ajouter l’influence de la vision européenne de l’Afrique qui imprègne des élites maghrébines éduquées à la française et nourries au pain de l’imaginaire colonial.
Pour finir, les berbères investissent souvent le terrain africain pour revendiquer une identité par opposition à l’élément arabe et contribuent ainsi à reléguer la cause africaine au second – voire troisième – plan.
Tous ces facteurs concourent donc à rendre rare une évocation de l’Afrique au Maghreb qui ne soit pas mue par des intérêts politiques ou économiques. Rares sont également les célébrations désintéressées de ce patrimoine culturel commun.
Un phénix aux plumes noires
Cependant, ces dernières années ont vu naître au Maghreb la projection d’un débat nord américain interrogeant le devenir des africains en terre maghrébine. Cette redécouverte de l’africanité du Maghreb a néanmoins revêtu des visages différents selon les pays. Quasi chassée en Algérie, tout juste tolérée au Maroc et en Tunisie jusque dans les années 80, l’intégration de la diaspora africaine s’est heurtée à des difficultés.
En Algérie, la politique bureaucratique et uniformisante menée sous Boumediene a aboli les particularités culturelles de cette population au lieu de s’en enrichir.
Au Maroc, en revanche, ces descendants d’esclaves réunis en confréries religieuses ont réussi à acquérir un réel pouvoir dans la société. Ils se sont imposés subtilement, notamment par la musique, en devenant « l’exutoire du peuple ; et en développant un état d’esprit moqueur et lucide » [1]selon les dires de Fuzia, fille d'un célèbre maâlem (maître) marrakchi qui organise des rituels pour le roi.
Les Orphées africains
Si le Maroc s’est récemment mis en quête de sa part d’africanité refoulée en la célébrant à l’occasion de festivals comme ceux d’Essaouira (Festival Gnawa) ou de Fès (Festival des musiques sacrées), cette part musicale d’origine africaine existe dans bien d’autres territoires maghrébins. Qu’elle soit occultée, refoulée ou redécouverte, la dimension africaine est une composante des sociétés maghrébines qui n’est pas enseignée à l’école et peu présente dans les réflexions historiques mais qui imprègne plus subtilement gestuelle, musique et cuisine. Au Maroc, les « pratiques musicales rituelles, initiatiques, divinatoires et thérapeutiques des gnaouas combinent, en un ensemble harmonieux, les apports culturels de l'Afrique Noire, au Sud, ceux de la civilisation arabo-musulmane venue de l'Est et des cultures berbères autochtones ». [2] Selon Bouazza Benachir, la généalogie des gnawas montre qu’ils étaient d’abord le fait des seules populations afro-maghrébines issues de l’esclavage avant de devenir syncrétiques en se greffant sur les blancs – par l’entremise des femmes notamment – dont les systèmes de croyance et la religion étaient différents.
Les activités des gnaouas sont polymorphes et variées mais elles culminent dans le rite de possession appelé derdeba qui fait entrer en transe les adeptes de la danse et convoque même les créatures surnaturelles que sont les mlouks.
Ce rite, orchestré par des musiciens et des voyantes-thérapeutes, présente des ressemblances coutumières et rythmiques – rythmes ternaires superposés sur une structure binaire de fond – avec de nombreuses autres traditions musicales au Maghreb, en Afrique et même par-delà l’océan Atlantique.
De là, la théorie veut que l’Ethiopie, berceau de l’archétype le plus ancien de cette musique (le zar), soit l’origine commune de ce rituel d’exorcisme par la transe partie d’Abyssinie pour se disperser sous diverses formes à travers l’Afrique : stambali en Tunisie, bori en haoussa au Niger, diwan en Algérie, gnaoua au Maroc, shona au Zimbabwe et jusqu’aux Caraïbes et en Amérique (ocha, vaudou haitien, macomba, condomblé brésilien).
Ces rituels singuliers redécouverts au Maghreb sont une métaphore vivante de la négritude version nord-africaine. Les orphées noires qui ont inventé le blues et le jazz outre-Atlantique ont des frères maghrébins qui chantent la fusion de l’Afrique, l’Islam, la culture maghrébine et la berbérité sur un harmonieux fond de percussions. Le phénix maghrébin, en assumant pleinement les plumes noires qui participent à sa richesse syncrétique, pourra faire revivre ses multiples héritages et faire accéder les populations à la connaissance d’elles-mêmes.
A cet égard, je ne saurais mieux résumer l’intérêt philosophique de cette quête identitaire qu’en citant Bouazza Benachir qui lui-même cite Descartes: « cogito ergo sum : je pense donc je suis . Or, pour exister, encore faut-il que je veuille penser mon impensé ». Cet impensé se nomme « Afrique ».