Viols commis par des soldats français : à quand les « sanctions exemplaires » ?

C’est en plein cœur de la crise centrafricaine que le scandale éclate : des soldats de l’armée française et de l’ONU seraient coupables de viols contre des civils, dont des enfants. Plus d’un an après, les informations sur le travail de la justice tombent au compte-goutte. Où sont ces « sanctions exemplaires » promises par le gouvernement français ?

L’une après l’autre, les enquêtes se ferment. Et n’aboutissent à aucune poursuite. Trois investigations ont été ouvertes par la justice française au sujet des soupçons de viols commis par des soldats français en Centrafrique. L’une d’elles a été classée sans suite, la deuxième s’achemine vers un non-lieu.

Le silence français

Pour l’opinion publique, l’histoire commence avec la fuite d’un document confidentiel de l’ONU. Révélé par The Guardian, le rapport compile des témoignages de dizaines enfants forcés de pratiquer des fellations contre de l’argent ou de la nourriture. Nous sommes en avril 2015, et l’opinion est écœurée. Tous les éléments du sordide sont réunis : des enfants, un camp de déplacés – celui de l’aéroport de M’poko, le plus grand du pays, sécurisé par la France -, des dizaines de soldats mis en cause, ceux-là même déployés sur le territoire pour protéger la population. Si les faits sont graves, « les sanctions seront graves », déclare alors François Hollande. « Elles seront même exemplaires ».

Quand le scandale des viols sur mineurs éclate, la justice française, informée des faits, a, en fait, déjà ouvert une enquête préliminaire depuis juillet 2014. Au cours de cette enquête, aucun enfant, aucun militaire mis en cause ne sera entendu. Lorsque des enquêteurs mandatés par l’ONU ont été dépêchés sur le terrain, le commandement de la force française Sangaris aurait refusé de répondre à leurs questions.

Aujourd’hui, le scandale est retombé, l’indignation s’est essoufflée, et les quelques articles parus sur la fermeture des enquêtes sont presque passés inaperçus.

Une affaire entre les mains de la justice

Les opérations de maintien de la paix sont éclaboussées, de manière cyclique, de scandales similaires. Et la révélation de ces scandales semble faire beaucoup plus de bruit que l’impunité des responsables. Bien sûr, le temps de la justice est un temps long. Evidemment, le rapport de l’ONU, paru en 2015, faisant état de récits peu crédibles et d’accusations « non corroborées » d’enfants interrogés, est venu jeter le discrédit sur certaines accusations.

Pourtant, interrogé par les journalistes de Médiapart en décembre dernier, le ministère français de la défense explique que lorsque les faits étaient « avérés et les auteurs identifiés », les « militaires mis en cause » ont été « éloignés du théâtre » et ont subi « des sanctions disciplinaires ». Des soldats ont donc été reconnus coupables. Combien ? Les victimes de ces militaires « sanctionnés » ont-elles été notifiées de ces décisions ?

C’est à la justice française de juger les soldats de Sangaris qui seraient responsables de crimes ou de délits commis lors de leur mission, selon un accord conclu en janvier 2014 entre la France et la Centrafrique. Soit. Mais lorsque l’enquête ouverte au sujet d’un soldat ayant violé une fille mineure au cours de l’été 2014 est classée, le 20 novembre dernier, la plaignante n’en est pas informée. On ne peut évoquer « l’exemplarité » des sanctions en tenant les victimes à l’écart des avancées de la justice.

Au fond, tout se passe comme si l’affaire ne concernait plus la Centrafrique, ni les victimes. Sangaris a plié bagages, les soldats qui se seraient « mal comportés », pour reprendre l’expression délicate de François Hollande, ont apparemment été sanctionnés. Au sens propre comme au figuré, affaire classée.

Des violences inévitables ?

Une impression amère de mépris envers des victimes sur le témoignage desquelles pèse un scepticisme à peine dissimulé. Avec, en arrière-fond, l’idée que ces exactions seraient inévitables. D’un côté, une population démunie, vulnérable. De l’autre, des soldats en proie à des troubles psychologiques sévères, parachutés dans un environnement extrêmement violent. J’ai discuté l’année dernière avec un soldat français, vingt ans à peine, tout juste revenu de Bangui. Son témoignage glaçant m’a fait réaliser à quel point la préparation et le suivi à leur retour des soldats déployés était insuffisant pour prévenir et combattre les violences sexuelles dont il m’avait fait le récit. Selon un rapport parlementaire, l’opération Sangaris a généré des déséquilibres psychologiques chez 12% de ses soldats : c’est l’une des guerres les plus traumatisantes menées par la France.

Alors, quelle solution pour lutter contre les violences sexuelles en temps de guerre ? La première étape serait peut-être de se débarrasser de l’idée qu’elles sont inévitables. Cela éviterait peut-être à certains de proposer des solutions stupides, pour ne pas dire grotesques. Comme cet ancien diplomate français qui m’expliquait qu’il suffirait de réduire les temps de mission des soldats sur le terrain, pour leur permettre, en somme, de mieux pouvoir « se retenir » lors de leur retour en mission. Combien de personnes partagent cette analyse ? A quel point le phénomène est-il appréhendé à l’envers ?

Qu’ils soient ou non mandatés par l’ONU, les soldats membres d’opérations de maintien de la paix ne peuvent être jugés que par la juridiction de leur pays d’origine. En se refusant obstinément à un minimum de transparence, ces pays adoptent un comportement aux effets doublement néfastes. Non seulement ils entachent leur propre crédibilité, mais ils empêchent de réfléchir à des moyens efficaces de protéger les populations.

Marieme Soumaré

Les femmes noires en ont marre que vous parliez de leurs cheveux !

ooLaine d'animal, éponge à gratter, paille… Pour décrire la texture des cheveux crépus, quand on pénètre le terrain de la moquerie, l'originalité et la subtilité sont généralement de mise. Le professeur d'une prestigieuse école d'Afrique du Sud aurait choisi pour sa part de comparer la chevelure de l'une de ses élèves à un "nid d'oiseaux". Les remarques racistes des enseignants de la Pretoria Girls High ont été récemment dénoncées par des lycéennes de l'établissement. Elles accusent de discrimination la direction – blanche – de leur école, qui les oblige à lisser ou à attacher leurs cheveux.

La médiatisation de leur mobilisation a ravivé le vieux débat du racisme institutionnel dans l'Afrique du Sud post-apartheid. Une pétition contre la politique discriminatoire du lycée a été publiée en ligne et recueille à ce jour près de 33 000 signatures. Elle dénonce également l'interdiction pour les lycéennes noires de parler leur langue maternelle dans l'enceinte de l'établissement, les seules langues admises étant l'anglais et l'afrikaans. Il semblerait que certains dirigeants de la Pretoria Girls High  regrettent encore l'époque révolue où leur établissement était uniquement réservé aux élèves blanches, à leurs propres langues maternelles et à leurs cheveux lisses et "bien" peignés.

Face au mouvement de protestation de ses élèves, la direction du lycée a finalement été obligée de suspendre son règlement intérieur. Désormais, les lycéennes de Pretoria pourront coiffer leurs cheveux comme elles l'entendent. On peut d'ailleurs se réjouir du soutien unanime qui a accompagné leur mouvement, en Afrique du Sud et ailleurs. Mais à quoi tient ce soutien ? Sans doute un peu moins la force de leur message : « laissez-nous coiffer nos cheveux comme nous le voulons » qu'à sa cible : une institution blanche, issue de l'apartheid, aux politiques discriminatoires.

En effet, la stigmatisation des cheveux crépus n'est pas uniquement observée au travers d'administrations qui ont conservé certaines de leurs pratiques racistes d'un autre temps. En terme de standards de beauté notamment, la domination des critères occidentaux s'observe encore au sein même des sociétés africaines, bien que celles-ci aient tendance à l'oublier.

La coiffure afro a pourtant représenté une revendication politique forte, portée par le mouvement Black Power aux Etats-Unis à partir des années 1960.  Soudain, l'afro devenait un moyen de promouvoir la beauté des hommes et des femmes noirs et d'affirmer fièrement son appartenance à une communauté. Elle était devenue un outil de revendication, un rejet de l'assimilation à la culture blanche, un processus de réappropriation culturelle.

Paradoxalement, c'est principalement dans les sociétés occidentales que cette revendication a été la plus forte. Aux Etats-Unis puis en Europe, le projet du Black Power s'est peu à peu effacé devant le phénomène nappy, qui illustre le souhait des jeunes filles et des femmes noires d'assumer leurs cheveux crépus. C'est un phénomène majoritairement relationnel, qui se développe souvent en dehors de la sphère familiale ; il puise notamment sa force sur internet, au milieu des « tutos » de youtubeuses et de la profusion de blogs spécifiques. La dimension politique de l'affirmation de la beauté de la femme noire tend à se diluer dans celle d'un phénomène de mode qui représente un business florissant pour les commerçants de produits de beauté. Le marché juteux des cheveux naturels a toutefois ceci de bénéfique en Occident qu'il renforce, et légitime, la promotion de la beauté des cheveux des femmes noires.

En Afrique ? La question ne se pose pas, ou si peu. Pour être jolie, féminine, très majoritairement il faut se coiffer, il faut « faire sa tête ». Garder ses cheveux naturels, c'est s'exposer aux remarques, voire aux reproches de ceux qui ne considèrent pas l'afro comme une coiffure adéquate en société. Et par là même, perpétuent le schéma de pensée qui apprend aux petites filles aux cheveux crépus qu'ils doivent être lissés, tressés, disciplinés, domptés.

Hommes ou femmes, la soumission aux canons de beauté blancs ne nous ait-elle pas inculquée dès notre enfance? Faut-il rappeler que l'utilisation de produits chimiques destinés à se blanchir la peau continue de faire des ravages au sud du Sahara? A l'heure de l'afro-optimisme, des grands discours sur l’émergence politique et culturelle des pays africains, les crèmes blanchissantes et les produits de défrisage se vendent toujours dans nos marchés. Et tandis qu'à Pretoria les professeurs blancs se moquent des cheveux de leurs élèves, nos mères continuent de nous apprendre, petites filles, que se coiffer, c'est d'abord apprendre à modifier ou au moins à dissimuler la texture de nos cheveux.

En définitive, quoi qu'elle fasse, la femme noire aura toujours tort. Si elle porte ses cheveux naturels, a fortiori dans le milieu professionnel, elle sera vue, au mieux comme une militante engagée, au pire comme une femme à l'allure peu soignée. A l'inverse, si elle a l'outrecuidance de se tresser ou de se lisser les cheveux, les adeptes du « nappy » la soupçonneront de ne pas s'accepter telle qu'elle est, de ne pas assumer son identité noire comme elle le devrait.

Car au delà de la question du racisme et de la domination des standards blancs dans les critères esthétiques, poser la question des coupes afros, c'est aussi poser celle de la liberté de la femme à faire ce qu'elle veut de son corps, et avec son corps. Sur les cheveux de la femme noire, tout le monde a un commentaire à faire qui s'accompagne bien souvent d'une irrépressible envie de les toucher. Laisser ses cheveux naturels, ce n'est pas juste laisser ses cheveux naturels : c'est une revendication politique, c'est porter fièrement son « identité noire » comme un foulard noué.

La fascination pour les cheveux des noirs, qu'elle tienne de l'attraction ou de la répulsion, a paradoxalement mené à la construction du stéréotype de la femme noire énervée qui porte ses cheveux naturels comme une bannière de revendication. L'artiste américaine Debra Cartwright le définit ainsi : « Les femmes noires ont assez à supporter, en terme de stress, de pression sociale, de standards de beauté. Nous sommes vues comme « colériques » quand nous exprimons une opinion, nos cheveux [sont] « militants » alors qu'il ne font que pousser sur notre tête ». Pour renverser les clichés associés à l'image de la femme noire toujours en colère, l'artiste peint leurs cheveux crépus à l'aquarelle, met l'accent sur leur féminité et leur douceur. (http://thereelnetwork.net/debra-cartwright-combatting-the-stereotype-of-black-women-with-watercolors/).

L’émancipation de la femme africaine ne passe peut-être pas par la revendication de sa « conscience noire », mais bien par sa liberté à se coiffer, c'est-à-dire à disposer de son corps, comme elle l'entend. Cela étant un sujet qui dépasse évidemment de loin le règlement raciste d'un lycée pour filles en Afrique du Sud.

Marième Soumaré

 

 

 

 

 

Un procès a-t-il pour autant besoin d’être « exemplaire » pour être une réussite ?

JPG_Hissène Habré 050815Le verdict – perpétuité ! – fut accueilli par les cris de soulagement des victimes, salué au niveau international. Le 30 mai 2016, Hissène Habré a été condamné pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre pour des faits commis alors qu’il était à la tête du Tchad, de 1982 à 1990.

Depuis son ouverture à Dakar en juillet dernier, le procès « historique » fait l’objet d’une attention toute particulière. Plus qu’un procès : un symbole. Un contre-argument opposé à ceux qui reprochent à l’Afrique son inaction, voire son indulgence, envers ses dictateurs les plus sanguinaires. Un moyen de mettre un terme au bras de fer musclé qui oppose une partie de l’Union Africaine à la Cour Pénale Internationale.

Lourd poids que celui qui pèse sur les épaules de la justice pénale internationale !  On ne lui demande plus seulement de juger des coupables : elle se doit aussi d’aider à la construction de la paix, de réconcilier des nations divisées. Au procès d’Hissène Habré, il échoit en outre de donner à l’Occident une leçon d’indépendance de la part de l’Afrique, et un avertissement à tous les dictateurs du continent.

Un procès a-t-il pour autant besoin d’être « exemplaire » pour être une réussite ?

La condamnation d’Hissène Habré n’a pas émané d’une volonté subite et concertée des Etats africains de juger leurs pairs et ne facilitera sans doute pas l’inculpation des autres responsables de crimes internationaux sur le continent.

Mais pour qui a assisté comme moi aux témoignages glaçants de certaines des 96 victimes qui auront défilé à la barre entre les mois de septembre et décembre 2015, est-elle une victoire ? Assurément. Lorsque « Khadija la rouge » accuse le Président déchu de l’avoir violée (fait pour lequel il sera reconnu coupable), elle prononce ces phrases devant la Chambre : « Je me sens forte devant cet homme fort, silencieux, cloué sur sa chaise. Toute la haine que j’ai sentie, maintenant que j’ai parlé, je ne la sens plus. J’ai dit ce que j’avais à dire. ». Quelques jours plus tard, un homme dépose devant la barre. Les tortures qu’il a subies au cours du régime Habré l’ont rendu à moitié sourd. Il témoigne du décompte quotidien qu’il faisait des morts dans sa cellule, pour « pouvoir dire à la sortie : voilà, j’ai vécu cet enfer. Je n’oublie pas. Je n’oublierai jamais. » Il ajoutera ceci : Je pensais que l’affaire était terminée. Je ne pensais pas qu’il y allait avoir un jugement. Mais Dieu merci il a eu lieu, parce qu’on a crié « fatigué » ».

La simple organisation de ce procès tenait en effet déjà d’une victoire, tant sa mise en œuvre fut longue : 16 ans se seront écoulés entre le dépôt de la première plainte par un collectif de victimes et l’issue du verdict.

En réponse à l’élan d’optimisme qui a accompagné la condamnation de l’ancien dictateur, certains pointent du doigt les ambiguïtés, voire les lacunes du procès. Parmi elles, l’absence des cinq autres officiels tchadiens inculpés, le jeu trouble joué par le gouvernement du président actuel Idriss Déby – dont beaucoup considèrent qu’il avait sa place aux côtés d’Hissène Habré sur le banc des accusés –, le poids des  nations et des organisations occidentales dans son organisation.

La nature « africaine » du procès, dont il est censé tenir son exemplarité, est en effet à relativiser. Les Chambres Africaines Extraordinaires chargées de juger l’ancien président, inaugurées par le Sénégal et l’Union Africaine, doivent en effet leur création à une décision rendue par la CIJ (Cour Internationale de Justice) saisie par la Belgique en 2009. Elles sont également financées en grande partie par l’Occident, Union Européenne en tête. Au final, le procès Habré est un procès africain qui intéresse – surtout ? – les Occidentaux. Est-ce un tort ? Il se veut après tout autant un signe adressé aux dictateurs du continent (nous pouvons vous juger) qu’à l’Occident (et nous le ferons nous-mêmes).

La création d’un tribunal ad-hoc pour juger un ancien chef d’Etat coupable de crimes internationaux constitue sans nul doute un précédent sur le continent. En théorie, d’autres Etats africains ont la capacité, comme le Sénégal, de juger eux-mêmes des étrangers accusés de crimes graves, en vertu du principe de compétence universelle. Dans les faits, le procès Habré, dont la tenue est longtemps demeurée improbable, pourrait  conserver longtemps sa valeur d’exception.

La mise en œuvre de la justice n’échappe pas aux réalités diplomatiques, aux jeux de pouvoir et d’influence, aux manœuvres politiques. Mais ces éléments, lorsqu’un procès est conduit avec rigueur et indépendance, ne remettent pas en cause le caractère juste et équitable du jugement qui est rendu.  Ce fut le cas le 30 mai dernier.

Le procès Habré n’est peut-être qu’un pas de fourmi vers l’établissement d’un système pénal international qui ne soit ni l’expression d’un revanchisme des vainqueurs, ni d’une emprise néo-colonialiste. Peut-être est-il uniquement l’expression d’une justice qui a été rendue. C’est aussi simple que ça, et malheureusement assez rare pour mériter d’être salué sans détours.

Marieme Soumaré