Un procès a-t-il pour autant besoin d’être « exemplaire » pour être une réussite ?

JPG_Hissène Habré 050815Le verdict – perpétuité ! – fut accueilli par les cris de soulagement des victimes, salué au niveau international. Le 30 mai 2016, Hissène Habré a été condamné pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre pour des faits commis alors qu’il était à la tête du Tchad, de 1982 à 1990.

Depuis son ouverture à Dakar en juillet dernier, le procès « historique » fait l’objet d’une attention toute particulière. Plus qu’un procès : un symbole. Un contre-argument opposé à ceux qui reprochent à l’Afrique son inaction, voire son indulgence, envers ses dictateurs les plus sanguinaires. Un moyen de mettre un terme au bras de fer musclé qui oppose une partie de l’Union Africaine à la Cour Pénale Internationale.

Lourd poids que celui qui pèse sur les épaules de la justice pénale internationale !  On ne lui demande plus seulement de juger des coupables : elle se doit aussi d’aider à la construction de la paix, de réconcilier des nations divisées. Au procès d’Hissène Habré, il échoit en outre de donner à l’Occident une leçon d’indépendance de la part de l’Afrique, et un avertissement à tous les dictateurs du continent.

Un procès a-t-il pour autant besoin d’être « exemplaire » pour être une réussite ?

La condamnation d’Hissène Habré n’a pas émané d’une volonté subite et concertée des Etats africains de juger leurs pairs et ne facilitera sans doute pas l’inculpation des autres responsables de crimes internationaux sur le continent.

Mais pour qui a assisté comme moi aux témoignages glaçants de certaines des 96 victimes qui auront défilé à la barre entre les mois de septembre et décembre 2015, est-elle une victoire ? Assurément. Lorsque « Khadija la rouge » accuse le Président déchu de l’avoir violée (fait pour lequel il sera reconnu coupable), elle prononce ces phrases devant la Chambre : « Je me sens forte devant cet homme fort, silencieux, cloué sur sa chaise. Toute la haine que j’ai sentie, maintenant que j’ai parlé, je ne la sens plus. J’ai dit ce que j’avais à dire. ». Quelques jours plus tard, un homme dépose devant la barre. Les tortures qu’il a subies au cours du régime Habré l’ont rendu à moitié sourd. Il témoigne du décompte quotidien qu’il faisait des morts dans sa cellule, pour « pouvoir dire à la sortie : voilà, j’ai vécu cet enfer. Je n’oublie pas. Je n’oublierai jamais. » Il ajoutera ceci : Je pensais que l’affaire était terminée. Je ne pensais pas qu’il y allait avoir un jugement. Mais Dieu merci il a eu lieu, parce qu’on a crié « fatigué » ».

La simple organisation de ce procès tenait en effet déjà d’une victoire, tant sa mise en œuvre fut longue : 16 ans se seront écoulés entre le dépôt de la première plainte par un collectif de victimes et l’issue du verdict.

En réponse à l’élan d’optimisme qui a accompagné la condamnation de l’ancien dictateur, certains pointent du doigt les ambiguïtés, voire les lacunes du procès. Parmi elles, l’absence des cinq autres officiels tchadiens inculpés, le jeu trouble joué par le gouvernement du président actuel Idriss Déby – dont beaucoup considèrent qu’il avait sa place aux côtés d’Hissène Habré sur le banc des accusés –, le poids des  nations et des organisations occidentales dans son organisation.

La nature « africaine » du procès, dont il est censé tenir son exemplarité, est en effet à relativiser. Les Chambres Africaines Extraordinaires chargées de juger l’ancien président, inaugurées par le Sénégal et l’Union Africaine, doivent en effet leur création à une décision rendue par la CIJ (Cour Internationale de Justice) saisie par la Belgique en 2009. Elles sont également financées en grande partie par l’Occident, Union Européenne en tête. Au final, le procès Habré est un procès africain qui intéresse – surtout ? – les Occidentaux. Est-ce un tort ? Il se veut après tout autant un signe adressé aux dictateurs du continent (nous pouvons vous juger) qu’à l’Occident (et nous le ferons nous-mêmes).

La création d’un tribunal ad-hoc pour juger un ancien chef d’Etat coupable de crimes internationaux constitue sans nul doute un précédent sur le continent. En théorie, d’autres Etats africains ont la capacité, comme le Sénégal, de juger eux-mêmes des étrangers accusés de crimes graves, en vertu du principe de compétence universelle. Dans les faits, le procès Habré, dont la tenue est longtemps demeurée improbable, pourrait  conserver longtemps sa valeur d’exception.

La mise en œuvre de la justice n’échappe pas aux réalités diplomatiques, aux jeux de pouvoir et d’influence, aux manœuvres politiques. Mais ces éléments, lorsqu’un procès est conduit avec rigueur et indépendance, ne remettent pas en cause le caractère juste et équitable du jugement qui est rendu.  Ce fut le cas le 30 mai dernier.

Le procès Habré n’est peut-être qu’un pas de fourmi vers l’établissement d’un système pénal international qui ne soit ni l’expression d’un revanchisme des vainqueurs, ni d’une emprise néo-colonialiste. Peut-être est-il uniquement l’expression d’une justice qui a été rendue. C’est aussi simple que ça, et malheureusement assez rare pour mériter d’être salué sans détours.

Marieme Soumaré

Hissène Habré : dernier tour de piste d’un vieil autocrate

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Après six mois de procès, le verdict qui est tombé lundi 30 mai à Dakar est implacable : Hissène Habré est reconnu coupable de « crimes contre l’humanité », « crimes de guerre » et « viols » et a été condamné à la prison à vie.

L’ancien dictateur tchadien vient de subir le jugement d’un tribunal qu’il n’a jamais voulu reconnaître, assimilant les Chambres africaines extraordinaires (CAE) à une instance fabriquée par des impérialistes, ces « ennemis de l’Afrique » qui veulent sa peau.

Très tôt, Hissène Habré a choisi une défense de rupture. Devant des faits accablants, il a choisi de décrédibiliser la cour pour asseoir sa ligne de défense. En se faisantévacuer de la salle d’audience au début du procès aux cris d’« A bas les traîtres ! », « Allah Akbar ! », « Vive le Tchad ! », « Tribunal impérialiste et colonialiste ! », Habré a décidé de transformer son procès en une scène pour exécuter une sinistre farce. Celle-ci était de très mauvais goût face aux victimes de son règne (1982-1990).

Les éructations d’Habré à l’ouverture du procès représentaient les ultimes manifestations d’un homme qui se savait fini. C’était prémonitoire, Habré ne sort pas libre de son procès. Il finira ses jours dans les geôles sénégalaises.

Hissène Habré est un homme intelligent, un redoutable politique et un chef de guerre expérimenté. I n’est pas l’archétype du troufion arrivé au pouvoir par hasard et donnant l’image d’un comique, grossier et grotesque, en tenue d’apparat. Habré n’est pas le Guinéen Dadis Camara, ni le capitaine malien Sanogo.

C’est aussi un homme qui a su se construire une épaisseur sociale par des relais puissants dans son exil au Sénégal. Les confréries religieuses, les associations de jeunes et de femmes du quartier d’Ouakam où il vivait ont reçu beaucoup d’argent de sa part.

Hermétisme et « mépris insultant »

Mais le vieux lion de l’Union nationale pour l’indépendance et la révolution (UNIR) a aussi montré durant le procès sa redoutable maîtrise des rouages de la communication. D’abord par son indignation bruyante. Ensuite par son silence.

Lire aussi : Procès Habré : l’ex-président tchadien condamné à la prison à vie pour crimes contre l’humanité

Peut-être a-t-il beaucoup visionné les prestations d’une icône du barreau, Jacques Vergès ? La stratégie, limpide, est d’user du tribunal comme d’un plateau de télévision. Surtout que le procès était retransmis. Agile.

Mais les coups de théâtre successifs, la rengaine anti-impérialiste, les accusations de trahison et la volonté prêtée au tribunal de « rouler » pour les intérêts de l’Occident sonnent faux.

En vérité, Habré paie aujourd’hui des décennies d’une vie normale, loin de la confrontation avec les visages des milliers de victimes de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), cette redoutable Gestapo des tropiques.

La peur a changé de camp ! Les mots du bâtonnier de l’ordre des avocats sénégalais à l’ouverture du procès sont saisissants de justesse : « Les princes accusés de crimes de sang ne se sentent plus à l’aise que dans leur propre pays. »

Habré a joué, surjoué la victime, le martyr africain brimé par le méchant impérialiste occidental. Mais son scénario est devenu inefficace à force d’être ressassé à l’infini par d’autres avant lui. L’histoire retiendra qu’un dictateur sanguinaire, dont le vœu a toujours été d’échapper à un face-à-face avec ses accusateurs, vient d’être jugé et condamné. Justice est faite. Hissène Habré, à la barre du tribunal, s’est voulu Lumumba ou Sankara. Il ne sera hélas qu’un affligeant patriarche de 73 ans qui a décoché ses dernières salves guerrières face à une opinion internationale au mieux indifférente, au pire méprisante.

La défense de rupture d’Habré, refusant jusqu’à la confrontation avec les victimes, a même été scénarisée à travers sa tenue vestimentaire – turban et lunettes de soleil – qui le maintenait hermétique. Habré a été d’un « mépris insultant », selon les termes du juge burkinabé Gberdao Gustave Kam, face à la douleur et aux larmes des victimes survivantes et face à la mémoire de celles qui ont perdu la vie suite aux sinistres méthodes de la DDS.

En énonçant le verdict condamnant à perpétuité Hissène Habré, le juge Kam a fait tomber le rideau sur le dernier tour de piste d’un vieil autocrate.


Hamidou Anne

La mauvaise idée de juger Hissène Habré

HabréLe Sénégal juge l'ancien président tchadien Hissène Habré. J’ai rarement été d’accord avec l’ancien Président Wade mais si je trouvais ses tergiversations ignobles, j’ai toujours trouvé que son refus de juger Habré était la seule décision non seulement honorable mais également réaliste pour le Sénégal et l’Afrique. J’aurais juste préféré qu’il ait exprimé un refus clair et net de juger Habré au lieu de louvoyer avec la soi-disant communauté internationale.

Je n’ai strictement aucune sympathie pour Habré. C’est un affreux personnage, un tortionnaire, un assassin et un dictateur de la pire espèce. Je lui souhaite de mourir dans d’atroces souffrances et de griller en enfer. Je trouve malgré tout qu’il aurait dû bénéficier de la protection de l’État du Sénégal contre vents et marées. Non pas, comme le disent certains, parce qu’il s’est intégré à la communauté sénégalaise, a épousé une sénégalaise et a corrompu nos chefs religieux – ça, c’est les raisons pour lesquelles nous aurions dû le juger – mais tout simplement à cause de la continuité de l’État.

À un moment en 1990, l’État du Sénégal s’est engagé à accueillir un ancien dictateur de sorte que ne se perpétue pas dans son pays une sanglante guerre civile [1]. Quoi qu’on pense du personnage, dès l’instant où l’État du Sénégal a décidé de l’accueillir et de lui accorder l’immunité, je crois que la seule attitude républicaine était de s’y tenir de manière trans-temporelle. Par ailleurs, au delà de cet aspect républicain dont j’estime qu’il devrait suffire à clore le débat si nos dirigeants n’étaient pas des carpettes décidées à plaire à tout prix aux desiderata des occidentaux, j’estime que ce procès est dangereux pour l’Afrique. On peut le déplorer mais il y a encore des dictateurs en Afrique.

Ce sont des vestiges de l’histoire mais leur pouvoir de nuisance est grand et il faudra au moins une vingtaine d’années pour que nous en soyons débarrassés. Une question qui se pose est de savoir comment nous allons nous en débarrasser. Sera-ce sanglant ou pacifique ? Ce qui pourrait inciter certains dictateurs à ne pas mourir au pouvoir, c’est la certitude qu’en cas de départ négocié, ils peuvent vivre une retraite paisible aux Almadies et que les cris de leurs victimes ne les y dérangeront jamais. S’ils savent qu’en cas de démission, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on ne les juge, ces psychopathes préféreront, à l’instar de Bachar El-Assad bombarder leur propre peuple et mourir au pouvoir que de s’exiler et être rattrapés par la justice 25 ans plus tard.

On parle ici de milliers voire de millions de morts potentielles. Je préfère un Mugabé ou un Sassou Nguessou qui se prélassent dans le luxe à Dakar à un Zimbabwe ou un Congo totalement ravagés par la guerre civile juste parce qu’ils ont peur de se faire juger quelques années après avoir volontairement cédé le pouvoir. Or, c’est exactement ce message que le procès Habré envoie à tous les dictateurs africains : accrochez-vous au pouvoir ou bien il n’y aura pas un endroit dans le vaste monde où vous pourrez tranquillement jouir de la fortune que vous avez volée.

Je crains de savoir ce que ces psychopathes choisiront confrontés à une telle alternative et je ne crois pas que ce soit bénéfique à leurs victimes actuelles et futures. Quid de la morale ? Habré, comme je l’ai dit plus haut est un horrible personnage et je suis de tout cœur avec ses victimes. Malgré tout, je crois que le plus immoral dans cette histoire, ce n’est pas que Habré ne soit pas jugé ; c’est que son jugement ne soit rien d’autre qu’une vengeance. Habré sera jugé. Gageons qu’à aucun moment ne seront évoqués ses liens avec la CIA et l’État français.

Habré n’est pas n’importe quel chef de guerre inculte ; c’est d’abord un intellectuel diplômé de Sciences Po Paris, qui ayant pris le pouvoir, a gouverné et torturé avec l’aide de puissances occidentales en guerre contre la Libye. Juger Habré en restant muet sur les bras qui l’armaient et l’aidaient à contrôler sa population, ce n’est pas de la justice, c’est du théâtre. Si Human Rights Watch veut aider les Africains, je lui suggère de s’intéresser aux forces économiques qui pillent méthodiquement le continent et empêchent que n’émergent de vraies démocraties.

Ce sont ces forces là qui nous empêchent de mettre en place des systèmes de santé et d’éducation viables et c’est cette oppression économique là qui permet la naissance de monstres comme Habré. Juger Habré 25 ans plus tard nuira peut-être au Zimbabwe et ne fera rien pour le Niger dont Areva continuera à voler l’uranium tout en polluant la région d’extraction.

[1] Je sais, ce n’est là que la raison officielle. La vraie raison est que le mec avait rendu des services à la CIA et aux français et qu’on lui renvoyait l’ascenseur. Sur les liens entre Habré et la CIA, cet article de Foreign Policy est instructif: http://foreignpolicy.com/2014/01/24/our-man-in-africa/

Hady Ba

 

Article initialement paru sur le blog de Hady Ba : https://hadyba.wordpress.com/2015/07/20/pour-habre-et-le-zimbabwe-accessoirement/

Affaire Hissène Habré : la justice panafricaine en construction

HISSENE-habreMercredi 16 janvier, la ministre de la Justice sénégalaise, Aminata Touré, annonçait qu’en février se tiendrait à Dakar, l’ouverture du procès de l’ex dictateur tchadien Hissène Habré. Le soulagement qu’a suscité cette annonce a de loin dépassé la sphère des victimes du régime. Cette annonce signe l’épilogue d’un long feuilleton juridico-politique dans lequel sont apparus de nombreux acteurs. On compte parmi les participants à ce feuilleton, les institutions politiques sénégalaises, tchadiennes et belges, d’importantes organisations internationales de droit international et de défense des droits de l’homme (CIJ, UNCAT, HRW). Dernière, mais pas des moindres, l’Union Africaine a aussi contribué à cette saga de deux décennies de désaccords. L’aboutissement vers un procès est d’autant plus applaudi qu’il marque un moment décisif pour la justice africaine. Le procès Habré déterminera sa capacité à poursuivre l’un de ses dirigeants de façon équitable. On nomme déjà le « précédent Habré », une source d’inspiration pour les futures poursuites des dirigeants du Continent.

L’ascension d’un ancien « chouchou » de l’occident

Considéré par ses partisans comme un fervent combattant contre l’impérialisme occidental, Hissène Habré s’empara du pouvoir le 7 juin 1982 à l’aide de ses Forces Armées du Nord. Son régime succéda ainsi à celui de Goukouni Oueddei. 
Dans son ascension, Habré a reçu le soutien non-négligeable des États-Unis et de la France. Les deux puissances occidentales sont à l’époque très intéressées par le personnage qui pourrait leur servir de contrepoids face au déroutant leader libyen, Kadhafi. Notons au passage qu’Hissène Habré est un ancien de la rue St G. à une lointaine époque où Sciences Po formait de futurs dictateurs…

Malheureusement pour ses soutiens américains et français, Habré ne tarda pas à devenir lui-même le modèle du dirigeant qu’il devait aider à combattre. Arrivé au pouvoir, Habré s’attèle à la construction d’un régime autoritaire. Il restreint l’indépendance des institutions politiques, se munit d’une police politique (DDS) et viole les libertés politiques. S’ensuit alors la systématique chasse aux opposants du régime orchestrée avec un usage régulier et massif de la torture et d’autres formes de violations graves des droits de l’homme.

Rendant son rapport en mai 1992, la Commission d’enquête nationale créé par décret d’Idriss Déby a publié une estimation du nombre de victimes de la terreur de Habré qui serait de 40 000 morts, 54 000 prisonniers politiques et 200 000 victimes de la torture. La commission précise que ces chiffres sous-estiment certainement la réalité des choses. 
Des tchadiens, épaulés par des organisations de défense des droits de l’homme, décident de poursuivre l’ancien dictateur pour obtenir des réparations et recouvrer leur dignité. En revanche, lorsque que l’association des victimes est créée, Hissène Habré a déjà été chassé du pouvoir par Idriss Déby et a trouvé refuge au Sénégal.

Comment l’ex-dictateur est-il resté impuni à travers quatre mandats présidentiels sénégalais ?

Vingt deux-ans, c’est le temps qu’ont attendu les présumées victimes du régime avant qu’Habré n’ait à répondre des accusations dont il fait l’objet.

Il aura déjà fallu dix ans à la justice sénégalaise pour se pencher sur le cas Habré, qui aurait trouvé refuge à Dakar avec, dit-on, la modique somme de 16 milliards de francs Cfa. Abdou Diouf se serait laissé convaincre par Mitterrand d’accepter la présence d’un hôte si encombrant. Abdoul Mbaye, actuel premier ministre, à l’époque directeur général de la CBAO, avait alors donné son feu vert pour qu’une partie de cette somme soit déposée dans les caisses de sa banque. Certes, les deux hommes ne sont pas les seuls grands noms qui sortent du chapeau des personnalités citées dans le séjour quasi touristique Hissène Habré. Le soutien de l’ex-dictateur est grand dans les institutions politiques sénégalaises et chez une bonne partie de la hiérarchie maraboutique. L’ex dictateur serait très généreux en effet avec les familles religieuses.

Dix ans après le feu vert d’Abdou Diouf, l’affaire prend une tournure nouvelle lorsque des présumées victimes, appuyées par la Belgique, adressent une plainte contre ce dernier à Dakar. Le volet politique de l’affaire Habré s’approfondit avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir. Le nouveau président ne cache pas son manque de volonté sur ce dossier. Bien que Wade ait tenté à plusieurs reprises de se débarrasser du « colis » Habré, son entourage – constitué par des anciens avocats du dictateur – l’en a longuement dissuadé. De nombreuses raisons ont servi à l’administration Wade pour laisser trainer le dossier. 

Les institutions judiciaires sénégalaises annoncent d’abord leur inaptitude à juger le dictateur pour des crimes commis hors du territoire. Cette annonce fait suite à une intervention douteuse du gouvernement sénégalais dans la nomination des magistrats habilités à enquêter. Cette intervention n’échappe pourtant pas aux rapporteurs des Nations Unies, qui rappellent au gouvernement l’importance de respecter l’indépendance de la justice dans cette affaire. 

L’intervention de la Belgique, interpellée par des présumées victimes de nationalité belge, secoue de nouveau l’affaire. Après plusieurs années d’enquête, en 2005, en vertu de la fameuse et critiquée loi de compétence universelle, la Belgique lance contre Habré mandat d’arrêt international, suivi d’une demande d’extradition. Le Sénégal renvoie alors la balle dans le camp de l’Union Africaine qui, à son tour, s’octroie six mois de réflexion sur le cas Habré, retardant ainsi sa mise en accusation. 

habre-manifestationLasses de cette attente, les associations de victimes dénoncent le Sénégal auprès du Comité des Nations Unies contre la Torture. L’instance reconnait qu’en refusant de poursuivre ou d’extrader Habré, le Sénégal ne respecte pas ses engagements relatifs à la Convention contre la torture dont elle est partie. Le Comité demande aux autorités sénégalaises de prendre rapidement une décision. En juillet 2006, l’Union Africaine donne mandat au Sénégal de poursuivre d’ex dictateur « au nom de l’Afrique ». Contraint, Wade accepte, non sans amertume, de juger Habré. Le gouvernement du premier ministre Macky Sall entreprend alors une série de réformes constitutionnelles et législatives pour permettre au a la justice sénégalaise de pouvoir juger l’ex président tchadien. 

Cette avancée sur le plan du droit est toutefois relativisée par une stagnation sur le plan du financement du procès. Alors que l’Assemblée nationale du Sénégal vote une loi permettant la création d’un tribunal apte à juger Habré, il est décidé qu’aucune démarche ne sera entreprise tant que l’aide financière requise ne sera pas reçue.

Le volontarisme des nouvelles autorités sénégalaises

La chronologie de ce « feuilleton juridico-politique » met l’accent sur quelques maux de la justice en Afrique. Elle a une difficulté à conserver son impartialité et son indépendance face à une politique plus qu’intrusive, qui n’hésite pas à aller en l’encontre de la Constitution et des engagements internationaux.

Et dans cette affaire, l’on s’aperçoit que les présumées victimes sont souvent oubliées. C’est à croire que dans ce méli-mélo, l’on a oublié qu’il s’agissait d’accusations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de torture dont les preuves et les témoins ne pouvaient pas se permettre autant de délais. Inutile de préciser que certains accusateurs ne verront jamais les réparations qui leur sont dues le cas échéant. Le procès, dont le caractère juste et impartial a été annoncé pourrait pourtant être influencé par sa dimension temporelle. Pendant les différentes phases de sa préparation interminable, l’on a peut-être laissé à Habré la meilleure chance de s’en sortir : la vieillesse. 

L’affaire Habré dépeint l’avancée à double vitesse de la justice en Afrique subsaharienne. D’un côté, il existe une volonté de respecter les engagements auprès des institutions internationales. L’Union Africaine n’a cessé d’insister sur l’importance de juger Habré en Afrique. De l’autre, il y a ces hommes politiques qui feignent d’avoir saisi l’importance pour l’Afrique d’écrire son propre chapitre dans le droit international, mais continue à protéger ses homologues à n’importe quel prix. Si Wade lui-même semblait s’accorder avec l’UA concernant le fait que le jugement ne pouvait se passer ailleurs que sur le continent, sa négligence sur le dossier a alimenté les soupçons de la confusion entre immunité et impunité.

L’arrivée de Macky Sall a changé la donne. En moins d’un an, le nouveau président sénégalais, appuyé par l’efficacité de sa ministre de la justice, a fait bien plus que son prédécesseur en deux mandats. Coïncidence ? Non. L’affaire Habré sous Macky Sall prend un tournant logique : celui au cours duquel plusieurs leçons semblent enfin avoir été tirées après vingt-deux années d’attentisme et de mauvaise volonté. Entre autres, on saisit enfin l’urgence de clore un dossier qui traine depuis deux décennies. Mieux, les partisans d’Habré encore présents aujourd’hui encore dans l’administration sénégalaise ont perdu leur influence sur les décisions et n’ont pas osé intervenir.

Rien ne sert cependant de crier victoire à l’approche du procès. Nous ne sommes, vingt-deux ans après, qu’au commencement des choses.

Ndeye Diarra