Dak’Art 2014 : un discours pour inventer de nouvelles utopies

La 11ème édition de la Biennale de l’art africain contemporain s’est déroulée du 9 mai au 8 juin 2014 à Dakar.

Cette année, des changements ont été apportés à l’événement, avec le choix d’un nouveau lieu pour accueillir le Village de la Biennale et la désignation de trois jeunes commissaires qui ont apporté une véritable fraicheur dans le projet curatorial.

Enfin, autre particularité : la composition de l’exposition internationale met à l’honneur des artistes qui participent tous à leur première Dak’Art.

Faten RouissiDakar a vécu au rythme de la création contemporaine avec cinq expositions « IN » : l’exposition internationale, celle sur la diversité culturelle, celle sur l’art vert, les expositions hommage à Mbaye Diop, à Mamadou Diakhaté et au sculpteur Moustapha Dimé et environ 270 expositions « OFF ».

Cette année, le thème de la Biennale « Produire le commun » met en exergue le caractère foisonnant de la production contemporaine africaine dans l’optique d’une communauté de destins et d’une volonté d’aller au-delà de la diversité des sensibilités pour charrier une universalité de l’art africain dans un monde sujet à tous les bouleversements.

Produire le commun, non pas dans une recherche – vaine – et inutile d’uniformité, mais dans un élan de substitution d’une dynamique collective censée poursuivre la trajectoire de Dak’Art vers son idéal de re-création d’un univers propice à l’affirmation d’un art africain dépouillé de tous ses complexes.

Produire le commun, dans un moment fédérateur d’énergies créatrices pour recréer dans la capitale sénégalaise, 30 jours durant, ce « Tout-Monde » cher à Glissant.

Cette diffusion dans l’espace public d’œuvres toutes porteuses de messages, fruit d’une créativité, est une volonté de graver dans le marbre le regard porté sur notre monde par une communauté d’artistes : celle qui a un lien avec le continent et ailleurs.

Dans un texte de haute facture, Abdelkader Damani explique : Faire exposition est donc la réunion de divers « points de situation » en un seul lieu. La Biennale de Dakar en 2014 est une multiplicité reliée : c’est le sens premier que je donne à « Produire le commun ».

L’art africain a forcé les portes de la créativité mondiale pour s’imposer comme « art » tout court, en vue de ramener un continent économiquement et politiquement décentré au centre du débat mondial.

Cette entrée de l’art africain par effraction dans un univers auquel il fut longtemps exclu a été magnifiquement mise en scène par les trois commissaires dans la section « Anonymous » de l’exposition, où chaque artiste a accepté de déposer un objet, de façon anonyme, sans cartels, ni aucun signe apparent de reconnaissance du travail de l’un ou l’autre.

Ce choix, selon Elise Atangana, est la « création d’une œuvre commune [qui] symbolise la notion de « produire le commun ». Il s’agit d’une « évocation de l’accaparement de l’art africain, son exclusion de l’histoire de l’art puis son inclusion en tant qu’art dit « primitif » ou « premier » ».

Ainsi, « Anonymous » dessine la trajectoire de l’art africain : son passé « colonial », son présent d’affirmation et son futur rempli de perspectives heureuses.

Selon Damani :

« l’Afrique reste à ce jour l’unique endroit en capacité d’écouter le monde. C’est la terre où tout peut arriver y compris, et surtout, la rencontre des ailleurs, le devenir commun… L’Afrique est l’espace de l’écoute. Gigantesque parloir, on y vient, on y revient, pour se confesser de ses rêves, de ses peurs, de ses fantasmes parfois. Dans ce vacarme de ceux qui parlent, l’Afrique attend qu’on l’écoute ».

A Dakar, dans un contexte international marqué par des crises multiples et protéiformes, l’art africain a tenté d’apporter une réponse au monde en le questionnant sur des sujets cruciaux actuels.

Aucun visiteur ne fera l’économie d’une introspection sur sa responsabilité dans un monde en crise où la chute d’un système bancaire, la faillite des économies, la remise en cause d’un ordre politique et social construit après la Seconde Guerre, la banalisation de la parole raciste et xénophobe, les violences ethniques, le péril djihadiste, la place scandaleuse accordée aux femmes et aux minorités. Tous ces éléments déstructurent notre tissu humain et menacent la cohésion sociale.

Les artistes de cette Biennale ont interrogé notre monde, l’ont poussé parfois dans ses derniers retranchements, l’ont mis devant ses propres contradictions, proposant ainsi des ruptures, à la recherche d’un sens à notre vie commune.

Si les Biennales sont des open spaces, des « laboratoires » de réflexion  sur le monde dans le but d’en « extraire un instant de rêve et de lucidité », Dak’Art n’est guère en reste et s’inscrit dans cette tradition artistique de bouleversement d’un ordre établi et de déclinaison des nouvelles utopies censées irriguer notre devenir « en » commun.

Nous sommes de plus en plus plongés dans une ère de repli sur soi, de reflux dans le processus d’ouverture du monde, de la peur de l’autre. Les réflexes populistes se multiplient, la xénophobie, l’intolérance gagnent du terrain. Tout ceci étant antinomique avec une mondialisation qui s’annonçait inéluctable et rédemptrice.

Dans ce contexte, comme le suggère Smooth Ugochukwu,

« Il est attendu des artistes qu’ils apportent des réponses, car ils agissent comme des voyants de la société. Toutefois, même en s’engageant sur les réels problèmes de notre époque, comme les inégalités ou les conditions sociales difficiles des gens, ils ne doivent pas perdre de vue la sublime qualité qui fait que l’art reste tout court de l’art ».

C’est aussi donc sur ce terrain politique que l’on attendait Dak’Art. Et elle s’y est investie avec subtilité et engagement.

A la galerie Le Manège, le travail d’Abdoulaye Konaté nous interpelle sur la question précisément du rapport de l’usage de la religion dans un but d’ assouvissement de sinistres projets politiques, notamment avec le drame du Mali.

Mehdi Georges LahlouLe jeune Mehdi-Georges Lahlou, avec ses « 72 (virgins) on the sun » tourne en dérision les croyances, les fantasmes pour un appel à la résistance aux « sirènes du fanatisme ».

Oui, dans le contexte de résurgence des nationalismes et de l’instrumentalisation de la religion à des fins totalitaires, il était important qu’un discours fort surgisse d’Afrique ; cette Afrique dont on accusait justement le peuple de n’être pas rentré dans l’Histoire.

Au Village de la Biennale, la visite transporte dans de multiples concepts. Les artistes tournent en dérision des croyances fortes, critiquent notre modèle de société de consommation, purgent nos passions destructrices, bousculent nos certitudes et font vaciller nos convictions qui reposaient sur nos habitudes quotidiennes.

Rien n’a échappé au « désir d’art » de 61 artistes déclamant un autre « discours » de Dak’Art appelé à résonner dans tous les oreilles d’un monde qui a besoin que l’on fouette son sens de l’indignation et que l’on attise son essence d’humanité, au sens premier du terme.

Pour une biennale africaine, un questionnement a aussi eu lieu sur l’Afrique : son rapport à la contemporanéité et la nécessaire refondation de son modèle politique à l’aune des bouleversements intervenus notamment au Maghreb.

Kader AttiaKader Attia, avec « Independance Tchao », installation représentative d’une forme d’architecture ridiculement imposante d’un lieu toutefois désaffecté qui met  en avant l’échec des régimes post indépendance. L’artiste a interrogé les élites africaines : qu’avons-nous fait de nos souverainetés recouvrées dans les années 60 ?

 « Le fantôme de la liberté »  Faten Roussi, tourne en dérision la gestion de l’après révolution tunisienne avec une constituante qui a légué le pouvoir aux islamistes d’Ennahda. L’urgence pressante d’une thérapie collective s’impose, selon l’artiste, en vue de purger les passions, de vider les rancœurs et de prendre en compte les attentes nombreuses d’un peuple qui a souffert plus de deux décennies durant d’une dictature hermétique.

Avec une exposition internationale de très grande qualité composée notamment de John Akmomfrah, Wangechi Mutu, Ato Malinda, Olu Amoda, Andrew Esiebo, Justine Gaga, Nomusa Makhubu entre autres, l’articulation remarquable des regards des trois commissaires a permis de réussir le pari de l’événement et de relever le défi artistique.

Dak’Art garde son statut de première biennale africaine et demeure une formidable tribune pour un art africain arrivé à maturité et au centre des convulsions et des enchantements dont fait l’objet notre monde.

Hamidou ANNE