Peut-être que le volontarisme pan-maghrébin de Moncef Marzouki restera lettre morte, peut-être que ses appels à l’unité font-ils déjà sourire ses partenaires. Mais que le président de la petite Tunisie prenne la tête d’une initiative de relance de l’intégration maghrébine est un indicateur politique sur lequel il faut s’arrêter. Un passage par l’exemple européen aidera à comprendre en quoi cette simple démarche est un retournement. La construction européenne post-Seconde Guerre mondiale procéda à une subversion complète des anciennes modalités de la politique européenne. Les hommes qui la firent, les pays et terroirs dont ils étaient originaires et où ils installèrent la plupart des sièges des institutions européennes, tout dans cette politique européenne prenait le contre-pied de la vision classique de l’unité européenne. Robert Schumann, Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, étaient des commis d’état et des entrepreneurs, des hommes de culture libérale et urbaine, à la différence de Bonaparte ou de Bismarck. Ils avaient le verbe précis et plutôt sec, le charisme rare, l’allure modeste, à la différence de Clémenceau ou de de Gaulle. Ils venaient du Benelux, du nord de l’Italie, de l’Alsace-Lorraine, de cette Europe lotharingienne sans cesse disputée par la France et l’Allemagne, ce chapelet de villes et de marchés polyglottes et comptant pour peu dans les décisions politiques de l’Europe historique.
Grandes dictatures ou petites démocraties ?
Avancer à petits pays et à petits hommes pour un grand résultat : l’Europe se fit, enfin, quand on décida d’extirper de ces fondements la grandeur héroïque et la nostalgie impériale ; quand, enfin, dans le dilemme sanglant entre Berlin et Paris, on opta pour Strasbourg, Bruxelles, Karlsruhe et Luxembourg. Ces changements ne sont pas seulement de circonstances – guerre froide, méfiance envers l’Allemagne, suspicion gaullienne. Ils s’enracinent dans une mentalité collective traumatisée par deux guerres mondiales et convertie, graduellement, au libéralisme politique. Ces changements permirent de dépasser cette alternative classique en politique : grandes unités impériales despotiques, ou petits pays démocratiques.
La situation dans le monde arabe est aujourd’hui encore imprégnée de ce schéma impérial-despotique. Tous les paramètres qui concourent à la construction des empires despotiques y sont présents et agissants : la mélancolie historique, qui voit dans le passé ce qu’elle espère revoir demain, la personnalisation de la politique qui ne jure que par les projets incarnés dans les grands hommes, le mépris des petits pays. Lors de l’annexion du Koweït par l’Irak, en août 1990, beaucoup d’Arabes, intellectuels célèbres et citoyens anonymes, murmurèrent tout bas ou exprimèrent tout haut cette vérité du nationalisme panarabe : à quoi sert le Koweït ? Et ils continuaient : et la Jordanie, et le Liban, et le Bahreïn… Tous étaient voués, un jour ou l’autre, à finir irakien ou syrien ou égyptien, avant d’être, d’une même étoffe, tous arabes, confondus dans le même autoritarisme glorieux et unificateur.
Vers une union libérale
Et dans ce contexte symbolique, il était inimaginable qu’un président libanais aille plaider la cause unitaire à Damas, qu’un émir koweïtien aille défendre l’unité arabe à Bagdad, qu’un président mauritanien aille prêcher l’union maghrébine à Rabat. Toute unité se pensait sous l’égide d’un sacrifice : celui des petits, des inutiles, des artificiels. Que le président de la « petite » Tunisie fasse le tour des capitales maghrébines pour défendre l’idée d’une reconstruction maghrébine est un signe des changements en cours : la notion d’unité, arabe ou régionale, est touchée par le Printemps démocratique.
La perspective d’une intégration maghrébine qui ne soit plus cadencée par le verbe et le pas martiaux de Boumediene ou Kadhafi, qui ne cherche plus sa capitale dans une hésitation toute impériale entre Rabat et Alger, laisse penser que même à très haut niveau, même là où se décident les guerres et les tracés de frontières, l’idée d’un espace public contractuel et libéral, placé sous le signe du droit plutôt que sous celui de la force, fait son chemin.
Omar Saghi, article initialement paru sur son blog