Les librairies à la criée, vous connaissez ?
Dans un texte publié chez l’éditeur togolais Awoudy, l’écrivain belge Charles Manian donne cette représentation de la ville de Lomé :
« Lomé, c’est la ville partout. Les bagnoles coulent, s’écoulent des grands axes dans les rues de sable noir, gras, huileux. Lomé c’est une foule sans cesse recommencée qui s’agglutine au Grand Marché, des milliers de boutiques, de tout : des tissus, du riz taïwanais, des éviers germaniques, des bidets sud-africains, des boutiques avec trois articles ou trois mille, l’odeur de viande frite, des odeurs épaisses dans la chaleur plus suffocante encore avec cette foule dense, bruyante. Fripes, sacs à main en skaï accrochés à un présentoir de bois maladroit, posé sur un trottoir inondé, invisible, submergé, bananes, ananas, frigos d’occase chez Petit-à-Petit, et parfois une grande façade balafrée par une écriture incertaine : à ne pas vendre. Lomé vend tout. » (Mélancodo, 2013, p. 16)
La capitale togolaise n’est pas seule à vendre tout partout. Cotonou, Ouagadougou, Lagos, Dakar, Accra…, beaucoup de capitales africaines connaissent la même réalité : la prolifération de marchands ambulants avec des techniques de vente parfois hilarantes, parfois agaçantes, dans tous les cas théâtrales. Parmi ces marchands ambulants, émerge de plus en plus un personnage qui mérite attention : le libraire ambulant.
A la librarie comme au théâtre
Novembre 2013 à Ouagadougou. L’hôtel de ville fut témoin d’un jeune homme qui me convainquit d’acheter L’aventure ambiguë qu’il arracha d’une pile de livres de poche. « C’est un bon livre, vous allez trop aimer », m’avait-il lancé avant d’ajouter qu’un « gars d’Afrique (y) joue à un philosophe d’Europe et comme personne ne le comprend, on a chargé un fou de le tuer. »
Février 2012, Cotonou au soleil couchant. L’homme qui m’arrêta au carrefour « Sacré Cœur », avait le bras gauche chargé de nourritures d’esprit. Je lui ai pris La secrétaire particulière pour éviter à Jean Pliya des maux de tête, dus aux gros commentaires de l’ami marchand.
Novembre 2015, Lomé. Dans un bar, au sens plein du terme, un jeune homme réussit à me vendre Œuvres poétiques de Senghor. Deal facile, il déclama Femme nue, femme noire… avec une étonnante théâtralité. Le jeune homme me fit penser à bien des choses…
J’ai pensé à la part du théâtral dans le commerce et les négoces. J’ai pensé à Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton. Seul compte l’objet de la transaction. La démarche du vendeur consiste à capter le désir de l’acheteur. L’identité de celui-ci passe en second. Il faut donc imaginer par exemple l’embarras de cet auteur togolais : « Une fois, se souvient-il, un libraire ambulant a tenté de me vendre mon propre livre ».
J’ai pensé aussi aux bouquinistes de l’université de Lomé et d’autres places de la ville, qui exposent à même le sol ocre couvert d’un plastique, des livres de tous genres. « Une librairie par terre », selon la formule populaire, où parfois la voix taquine du marchand laisse tomber ces mots : « trois livres pour un seul prix ».
La littérature faite par tous
À quelle échelle ces acteurs presque anonymes participent-ils à l’économie d’un pays? Comment obtiennent-ils les livres qu’ils vendent ? Quelle place occupent-ils réellement dans la chaine du livre ? Il faut rêver que ces questions susciteront intérêt auprès des personnes autorisées. Pour l’heure, on peut se satisfaire que le libraire ambulant est entré dans la fiction littéraire. Une lecture de L’ombre des choses à venir de Kossi Efoui peut nous en convaincre. Son personnage Axis Kémal « tenait une librairie, Le Quai des livres anciens, dont la spécialité n’était pas des livres anciens à proprement parler, du genre qu’affectionnent les amateurs d’imprimerie, de reliure, de parchemins et d’autographes, mais des volumes de deuxième, troisième, douzième main qui constituaient l’essentiel du stock et justifiaient l’enseigne ». (p. 59). Le bouquiniste Kémal sait rester sur place, mais il sait aussi être ambulant et marchand à la criée, une façon pour lui de ramener le livre dans l’alimentation quotidienne des humains. Écoutons le narrateur raconter leur saga :
«J’ai commencé à déserter les cours pour garder la boutique d’Axis Kémal, Le Quai des livres anciens, pendant qu’il partait avec un stock de livres sur une bicyclette aussi récalcitrante qu’un âne et qu’il engueulait à hue et dia. Parfois, je le rejoignais dans une cour d’école où il avait autorisation d’étaler ses livres et de haranguer les élèves comme un vendeur de fruits, pour leur « faire goûter », comme il disait, quand il faisait des lectures à haute voix au micro, debout sur un amplificateur qui servait de tréteaux, invitant les élèves à l’imiter en prenant sa place sur « la plus petite scène du monde ». Les élèves souriaient, applaudissaient, attendaient la fin pour se ruer sur les bandes dessinées. » (pp. 57 – 58).
Il parait que l’un des vœux de Ducasse fut de voir la littérature faite par tous. Le libraire ambulant serait en fait une articulation de ce vœu. L’écrire, la promouvoir, la transmettre fait partie du même « faire »…pourvu qu’on prenne garde à ne pas mêler les enfants au « vendre » !
Anas Atakora