L’Afrique connaît une période charnière de son histoire. Derrière les Unes prometteuses de magazines se cache la rude bataille des idéologies qui souhaitent avoir voix au chapitre du continent, désormais qualifié de « dernière frontière ». Loi des marchés, développement durable, entrepreneuriat sociale et solidaire, sont ainsi devenus les nouveaux chantres face à l’urgence de la survie. Nos capitales et leur architecture à deux vitesses l’illustrent bien.
Dans une ville comme Dakar par exemple, un bilan sanguin peut coûter jusqu’à 76 000 FCFA, soit une centaine d’euros, autrement dit à peu près l’équivalent de 2 fois le SMIC. Cherchez l’erreur …
Dans le même temps les signes des temps modernes : quartiers huppés, complexes de loisir, centres de beauté, ou équipements en tous genre font florès. Récemment une vidéo virale montrait ainsi un badaud s’amusant dans les rues inondées d’Abidjan … en jet sky. Quelle joie de n’avoir pas eu le système d’évacuation nécessaire ! Dans la même veine il n’est pas rare de voir déambuler à Ouagadougou quelques Girafes géantes à l’orée des maquis ; non pas un mirage, mais des peluches confectionnées mains que son créateur espère vendre à bon prix à quelques clients portés par l’ivresse de la nuit.
Face à ces tableaux un brin burlesques et tragi-comiques du quotidien urbain naissent de nombreuses questions : la valeur et le coût du travail, l’avènement de nouveaux systèmes de solidarité, l’accès à la formation, l’attrait de l’indispensable et l’évaluation du nécessaire. Mais aussi, le silence d’une élite intellectuelle garante d’un cadre moral, ou encore la notion de réussite sociale. La liste pourrait être longue tant le défi est majeur et la réalité frontale, dans un contexte nouveau où l’abondance côtoie de plus en plus la pauvreté.
Mais, au fond, la plus prégnante et la plus urgente ne serait-elle pas : mais comment tout cela tient-il ?
La révolution silencieuse d’un continent.
A cette question, l’une des réponses est indéniablement à trouver dans la solidarité familiale, au sens large du terme. Les « responsables » de famille et les parents partis vivre à l’étranger, ou tout simplement le bon cœur des citoyens avertis d’une situation difficile à travers une petite annonce aident à passer les périodes de vache maigre ou les coups durs. Les quotidiens nationaux sont familiers avec les appels au don pour financer une opération. Finalement le crowdfunding, en Afrique, on connaît bien.
Mais que peut-on apprendre de plus au monde qui nous entoure ? A y regarder de plus près, nombre de modèles qui connaissent actuellement une envolée théorique rencontrent déjà un berceau fertile sur le continent. Par exemple : l'auto-entrepreneuriat, le multi-emploi, le statut d’indépendant, le financement participatif, le recyclage ou le ré-usage, la vie en copropriété … Confrontés à un environnement hostile et face à des États souvent faibles, voire absents, les citoyens ont ainsi depuis longtemps développé des stratégies de survie et pensé un monde différent. Des apports notamment théorisés dans la notion d’innovation « jugaad ».
Qu'est ce que la philosophie jugaad ?
L’esprit jugaad est issu d’un mot Hindi qui signifie « débrouillardise » ou « Système D », selon Navi Radjou1, l’un des théoriciens phare du concept. Il désigne l’idée de faire plus avec peu, ou moins. La philosophie jugaad invite ainsi à ne pas renoncer face aux barrières rencontrées dans l’innovation : manque de financement, d’équipement, ou d’infrastructure. Mais, au contraire, à rebondir face à un environnement restreint pour trouver, à problèmes inédits, des solutions inédites, voire inattendues. Si le mot est d’origine indienne, l’approche est de plus en plus répandue en Chine, au Brésil et en Afrique.
On la désigne désormais plus globalement sous le terme d’innovation frugale.
En Afrique, les illustrations en sont nombreuses. Le nombre de FabLab explose, les entreprises innovantes se multiplient, l’an dernier l’initiative JugaadaAfrica a même consacré un tour des initiatives dans le domaine. Et les grandes entreprises s’en inspirent. Comme par exemple Coca-cola qui vend dans certains pays d’Amérique Latine sa célèbre boisson en sachet plastique, pour s’adapter aux usages locaux, mais aussi générer des économies de production. Enfin, l’esprit jugaad s’illustre aussi depuis de nombreuses années dans le domaine de l’art, omniprésent dans de nombreuses capitales africaines où les toiles se vendent à même la rue. On identifie ainsi le courant du vohou-vohou, initié par les étudiants de l’école des beaux arts d’Abidjan dans les années 80, à une période d’avarie du matériel importé nécessaire à leur travail. Basé sur la technique de la récupération et du recyclage de matériaux en tous genre, elle s’est depuis répandue et est à l’image du monde qui vient : hybride, protéiforme, multi-usage.
La part des anges.
Enfin, fait difficilement quantifiable, mais visible au quotidien, celles qui mettent particulièrement en œuvre cette philosophie, par nécessité, volonté ou devoir, sont souvent les femmes : qui entreprennent à hauteur de 25% en Afrique2, plus que partout ailleurs dans le monde. Et elles ont du bagout nos mamans et nos tanties. Les consommateurs sont devenus paresseux ? Elles ne se contentent plus de vendre les matières premières, elles les transforment en jus locaux, sirops ou poudres prêtes à l’emploi vendus dans des bouteilles de boisson recyclées. Pour rappel, les sacs plastiques tuent jusqu’à 30% des cheptels au Burkina Faso ! Elles inventent une technique pour tisser le plastique et le transformer en cabas, vestes, et paniers tendances exportés en Allemagne, en France ou ailleurs dans le monde. Transformation, revalorisation, ré-usage, recyclage sont ainsi des concepts qu’elles maîtrisent bien.
L’envolée que connaît actuellement le continent est une chance formidable. Ne nous y trompons pas ! Car nous ne l’aurons pas deux fois. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas par hasard si l’Afrique figure depuis quelques années au palmarès des régions les plus optimistes au monde3. Aussi, serait-il dans ces conditions dommage de se contenter d’importer des modèles déjà pensés. Au contraire, ayons de l’audace, n’ayons pas peur de l’échec et démultiplions la résonance du mot jugaad.
« Nommer c’est faire exister » disait Sartre. Alors usons de la force « performative du langage » pour inventer, créer, à notre façon, éclairer et faire advenir l’Afrique et le monde qui vient.
Christine Traoré
1 Navi Radjou, consultant et coauteur de l’innovation Jugaad : redevenons ingénieux ! (Diateino, 2013).
2 Global entrepreneurship monitor global report – 2014.
3 Baromètre mondial de l’optimise. Lire Les Africains, champions du monde de l’optimisme !