Les prix des biens et services vendus aux consommateurs africains sont-ils concurrentiels ? Autrement dit, reflètent-ils le coût de production ou bien sont-ils exagérés ? Aujourd’hui, la plupart des Etats Africains disposent d’une direction sous tutelle du ministère du commerce en charge du contrôle des prix sur les marchés. Cependant, leur moyen d’action est très limité par rapport à l’ampleur des potentielles pratiques anticoncurrentielles et la norme dans les pays développés. Dans un précédent article, nous expliquions pourquoi et comment il fallait mettre en place des autorités indépendante en charge de la concurrence. Dans cet article nous abordons les limites de la concurrence.
Pour reprendre l’adage populaire, « l’excès nuit en toute chose ». L’article précédent a décrit en quoi peu de concurrence pouvait être néfaste pour la société. De la même façon, trop de concurrence « peut » également nuire à la société. Il s’agit là d’un débat qui oppose d’une part les partisans d’une concurrence parfaite à ceux qui défendent l’utilité du monopole.[1] Au-delà des considérations académiques, la question fondamentale qui est posée est de savoir entre l’entrepreneur et le consommateur, celui qui est à même d’utiliser le plus efficacement possible le gain généré par les échanges au service de la société. Autrement dit, quelle est l’utilité des profits engrangés par l’entrepreneur pour la société ? Un monopoleur qui fait d’énorme profit ne va-t-il pas l’utiliser pour créer davantage de monopoles dans l’économie ? Et si le gain était entièrement capté par le consommateur, ne va-t-il pas l’utiliser pour faire de nouveaux achats et par la même occasion augmenter l’activité économique, inciter de nouveaux entrepreneurs à entreprendre, voire générer de nouveaux emplois ? Si l’un ou l’autre des scénarios n’est pas satisfaisant, alors où placer le curseur ?[2]
La réflexion sur cette question est bien semblable à la curiosité de savoir qui est le géniteur entre la poule et l’œuf. Par exemple, les implications d’une concurrence parfaite, donnant tout le surplus généré au consommateur paraissent séduisantes. Cependant, quand on y pense bien, elle soulève quelques contradictions. En l’absence de rente, qui apportera l’innovation nécessaire à chaque nouvel entrepreneur pour produire les biens et services que le consommateur désire acheter ? Imaginons une économie exclusivement faite de moyens de communications électroniques. Si le prix d’utilisation de la 2G était fixé à son coût de production, il n’y aurait aucune rente pour un inventeur qui s’engagerait dans une recherche incertaine d’une technologie supérieure. Dans ce cas, l’économie resterait de façon permanente dans son état initial : il n’y a pas d’innovation et tout le monde reste sur l’ancienne technologie (2G).
Dès lors, le financement des investissements dans les nouvelles technologies requiert que la rente issue de la production ne soit pas nulle. Cela exclut donc l’efficacité d’une concurrence parfaite entre les producteurs, sauf dans des secteurs où les opportunités d’innovation et d’investissement dans les nouvelles technologies sont faibles. Il s’en suit donc de façon générale, qu’il existe une solution intermédiaire de partage du surplus des échanges entre producteurs et consommateurs. Cette conclusion a d’ailleurs été confirmé par les travaux de l’économiste Phillipe Aghion et ses coauteurs. La détermination exacte de cette règle de partage est une question empirique en cours d’examen.
Aujourd’hui, cette limite de la concurrence parfaite n’est pas encore entièrement reconnue et appliquée dans les institutions en charge de la politique de la concurrence. Cette reconnaissance est pourtant nécessaire pour garantir l’innovation et la croissance économique. Puisque selon les travaux des mêmes économistes cités précédemment, c’est seulement l’innovation perpétuelle soutenue par l’investissement dans les nouvelles technologies qui garantit la croissance économique à long terme.
Toutefois, une question reste posée : la rente dédiée à l’innovation va-t-elle générer de la croissance inclusive ? Autrement dit, l’augmentation de la valeur ajoutée engendrée par la concurrence et l’innovation est-elle créatrice d’emplois à la fois pour les personnes qualifiées et moins qualifiées ? Cette question trouve sa légitimité dans l’observation factuelle des conséquences du progrès technique au sein de nos sociétés. Ce progrès est souvent associé à une baisse de la demande pour les emplois moins qualifiés laissant de côté une partie importante de la population active. Ces interrogations sont encore plus inquiétantes dans les régions en développement comme l’Afrique où plus de 80% de la population active ne dispose pas d’un diplôme de l’enseignement supérieur.[3]
A cette question, Dutz et ses coauteurs répondent par l’affirmative. En effet, à partir des données sur l’emploi et l’innovation dans les entreprises manufacturières, les auteurs montrent que la croissance de l’emploi est plus forte dans les entreprises les plus innovantes, en particulier celles qui ont la plus grande part de travailleurs moins qualifiés. L’ampleur de l’effet de l’innovation sur l’emploi est plus grande lorsque l’environnement des affaires (concurrence) favorise l’accès à l’information, au financement, les exportations et l’entrée des plus petites entreprises. Par conséquent, l’innovation engendrée par une politique de la concurrence « intelligente » est source d’emplois pour l’économie.
Au regard de ce qui précède, il en résulte que la promotion de la concurrence est source de bien-être pour l’ensemble de la société. Cependant, il est nécessaire de trouver le juste milieu entre concurrence parfaite et monopole afin de garantir l’innovation, source de croissance inclusive et durable. Cette série d’articles est un appel à la mise en place et au renforcement du droit de la concurrence et de la régulation sectorielle en Afrique. Dans un contexte de forte croissance, il est plus qu’urgent de s’assurer que tous les entrepreneurs y prennent part, que les consommateurs y trouvent leur compte et que l’Etat soit davantage le garant de cet aspect vertueux de la croissance en faisant de la promotion de la concurrence une priorité.
Georges Vivien Houngbonon
[1] Pour des références théoriques, Arrow, 1962 et Schumpeter, 1942 sont très indiqués.
[2] Voir l’article de A. Lerner, 1934 qui présente une excellente discussion sur le sujet.
[3] Estimation de l’auteur à partir des données du African Developement Indicators (World Bank)
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