La technique de titrisation qui a émergé aux Etats Unis puis en Europe vers les années 80, avait comme premier objectif de refinancer les portefeuilles hypothécaires. La titrisation peut jouer un rôle important dans l’allocation de l’épargne pour assurer le financement de l’économie. Aussi, permet-elle de développer et de diversifier l’offre sur le marché financier. Durant ces dernières années, le phénomène de titrisation a connu une propagation surtout en Europe. Parmi les facteurs qui peuvent contribuer à la progression des techniques de titrisation, les dérivés de crédit. Ces derniers permettent de transférer le risque de crédit d’un actif d’une contrepartie vers une autre pour un même propriétaire. En pratique, la titrisation est une opération qui consiste à transformer les créances en titres financiers liquides et négociables. Il s’agit en effet d’un outil de refinancement et de gestion du bilan pour les banques. Pour ces dernières, la titrisation est capable d’améliorer le ratio (fonds propres/endettement) et donc d’agir positivement sur le ratio de solvabilité des banques.
L’entité par le biais de laquelle s’effectuent les opérations de titrisation est le Fond Commun de Créances (FCC). Ce fond est un organisme de placement collectif qui a comme objectif l’acquisition des créances à une banque ou à une assurance et l’émission sur le marché des parts représentatives de ces créances souscrites par des investisseurs. Les titres émis dans le cadre des opérations de titrisation sont nommés ABS « Asset Backed Securities ».
La titrisation est une activité émergente dans les pays africains, dans la mesure où certains pays ont essayé récemment de mettre en place et de développer un cadre propice pour cette activité. On peut mentionner :
L’Afrique du Sud : pays pionnier dans l' adoption de la technique de titrisation en Afrique. La première opération de titrisation a été effectuée par l’United Bank of South Africa Limited en 1989. En Afrique du Sud, la cession des créances se fait avec tous ses droits et ses obligations. Les actifs titrisés doivent être homogènes et toute opération nécessite l’accord de la « South Africain Reserve Bank » (SARB).
Le Maroc : en 1999, c'est avec la promulgation de la loi 10-98 qui avait comme objectif l’amélioration et le dynamisme du secteur de l’habitat qu’on a assisté à l’émergence de la titrisation. La première opération a été en 2002 d’un montant de 1.5 Md MAD liée aux créances hypothécaires de premier rang détenues par les banques. En 2008, une nouvelle loi (la loi 33-06) a fixé le régime juridique applicable à la titrisation des créances à travers des fonds de placements collectifs en titrisation. Désormais, le champ de la titrisation s’est élargi à d’autres types de créances telles que les créances détenues par les établissements publics et les entreprises d’assurance.
La Tunisie : les textes législatifs régissant la titrisation sont les articles 35 à 48 du code des organismes de placement collectif, le décret 2001-2278 du 25 septembre 2001 et le règlement du Conseil du Marché Financier (CMF) relatif aux FCC et aux sociétés de gestion de ces fonds visé par l’arrêté du ministre des Finances du 31 janvier 2002. En Tunisie, le processus de titrisation est soumis au contrôle du CMF, du commissaire aux comptes et de l’organisme de notation afin d’assurer une protection pour les porteurs de parts. Le FCC qui a été crée en 2001, est soumis à un agreement délivré par le CMF. Le FCC est doté de la personnalité morale et a la forme d’une société anonyme au capital minimum de 100 000 dinars. Le rôle du FCC est l’acquisition des créances saines[1] issues des opérations de crédit ayant une durée supérieure à 3 ans. Il convient de noter aussi que les titres disposés à ce fond peuvent être des bons du Trésor, des actions ou parts d’OPCVM.
La zone UEMOA : la loi N° 02/2010/CM/UEMOA relatif aux Fonds Communs de Titrisation de Créance constitue le cadre juridique des opérations de titrisation dans l’UEMOA, qui autorise seulement la titrisation sur les prêts immobiliers. Les Fonds Communs de Titrisation de Créance sont constitués à l’initiative d’une Société de Gestion de Titrisation et d’un dépositaire responsable de la conservation des preuves des créances titrisés qui doit être une banque de l’UEMOA. Le premier Fonds Commun de Titrisation de Créances dans la zone UEMOA a été mis en place et est géré par BOAD TITRISATION.
La titrisation est de plus en plus utilisée dans les marchés financiers internationaux pour drainer des ressources à moyen et long termes malgré qu’elle ait été à plusieurs reprises associée à la propagation de la crise financière de 2008, qui était liée à la mauvaise qualité des crédits octroyés ; démontrant bien que la titrisation, comme les autres techniques financières, comporte des risques. Par conséquent cette technique doit nécessairement être accompagnée par des mesures de précaution et de gestion de risques adéquats.
En Afrique cet instrument peut jouer un rôle fondamental dans le financement des économies et surtout dans le financement des infrastructures dont l’Afrique a besoin. Toutefois et pour éviter toute mauvaise utilisation de cette technique, cette dernière doit toujours faire l'objet d'une supervision rigoureuse de la part des autorités monétaires, avec une définition adéquate des normes décrivant la nature des prêts destinés à être titrisés.
Aymen Ben Hassine
[1] D’après la règlementation bancaire, ces créances ne doivent être ni immobilisées, ni douteuses, ni litigeuses.
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Fantastique! La titrisation est effectivement l'outil qui a très précisement détruit l'économie mondiale en 2008… C'est un outil de masquage des risques de la bourse. Une stratégie qui soutient le virage de l'économie vers la financiarisation et détruit l'investissement dans la production au bénéfice des "rentes" boursières. Je copie en fin de ce message un article du Monde Diplomatique de février 2017 qui parle justement de cette dérive extrêmement dangeureuse pour l'économie mondiale qui expliquerait tout particulièremtn le retrait des USA sur eux-mêmes, America First n'est rien d'autre qu'un repli stratégique face à la catastrophe multiforme qui s'approche et dont l'axe principl est précisément, la nouvelle vague de titrisation… Alors oubliez ce que vous ont appris les chantres du néolibéralisme, ça ne marche pas, c'est pire que cela, c'est un abîme et nous y plongeons sans que personne ne dise mot! QUant à votre espoir de réguler ce marché afin qu'il soit "sain", voilà de doux rêves… Si aux USA l'ensemble du monde politique n'y parvient pas, comment voulez-vous qu'en Afrique cela marche quand on voit comment la vraie économie dépend d'arrangements avec les marchés mondiaux sur les matières premières et des accords que se passent les multinationales entre elles à leurs propres fins… Ne jouons pas avec le feu en prétendant être les pompiers du système. Nous sommes trop petits face aux géants too big to fail qui seront ravis d'ajouter une nouvelle corde aux économies fragiles du continent pour les pendre encore plus que ce qu'elles le sont déjà aujourd'hui! La titrisation est très clairement expliquée dans le film The Big Short: http://www.imdb.com/title/tt1596363 Cela vaut vraiment la peine de voir ce film, deux fois plutôt qu'une d'ailleurs. Il est disponible sur Pirate Bay car pas facile à trouver en salle aujourd'hui…
L'article du Monde Diplomatique dans un prochain post.
Voici l'article du Monde Diplomatique de février 2017: Partie 01
Noyer le moteur en éteignant l’incendie par Cédric Durand
Les remèdes toxiques à la crise financière « Si je vous avais dit, il y a huit ans, que nous sortirions d’une grande récession, vous m’auriez répondu que j’étais trop ambitieux », s’est vanté l’ancien président américain Barack Obama lors de son discours d’adieu. Mais la crise financière est-elle vraiment derrière nous ? La stratégie mise en œuvre pour sauver les banques n’a-t-elle pas, au contraire, créé les conditions de la prochaine conflagration ? Il y a presque dix ans, le 2 avril 2007, la New Century Financial Corporation sombrait. Cette faillite du deuxième plus important fournisseur de prêts hypothécaires subprimedes États-Unis allait déclencher une crise financière sans précédent depuis 1929. Aujourd’hui, le capitalisme ne s’en est toujours pas remis. Croissance atone, sous-emploi endémique, perspectives moroses… Les banques centrales ont brisé (presque) tous leurs tabous pour élargir la palette de leurs moyens d’intervention. Las ! leur action atteint ses limites. La tentative de réinsuffler un peu de vie au néolibéralisme échoue. Les pouvoirs publics n’ont pourtant pas ménagé leur peine. Au cours de l’hiver 2008-2009, les pays riches ont mobilisé l’équivalent de 50,3 % de leur produit intérieur brut (PIB) — leur production de richesse annuelle — pour tenter de ranimer un système financier au bord de l’apoplexie (1). Recapitalisations ou prêts exceptionnels aux banques en difficulté, émission de liquidités supplémentaires pour relancer le crédit, rachats d’actifs toxiques qui grevaient les bilans des établissements financiers : tous les canaux budgétaires et monétaires ont été ouverts à plein débit pour restaurer la vigueur du système financier. Rassemblés pour la première fois au niveau des chefs d’État et de gouvernement les 14 et 15 novembre 2008 à Washington, les pays du G20 (Russie, Chine, Brésil et Inde inclus) avaient décrété la mobilisation générale autour d’un mot d’ordre : garantir la stabilité financière et sauver la mondialisation. Réaffirmant leur foi « dans les principes de l’économie de marché, du libre-échange et de la liberté d’investissement (2) », ils s’étaient engagés à agir de concert pour qu’une crise globale de cette ampleur ne se reproduise pas. Mission accomplie ? Dans une certaine mesure. L’économie n’a pas connu l’effondrement des années 1930. Le PIB mondial a recommencé à croître et la contraction du commerce a été enrayée. Mais le néolibéralisme est-il pour autant tiré d’affaire ? Rien n’est moins sûr. Si le capitalisme n’est pas tombé comme un fruit trop mûr, le système s’est enlisé dans les sables de la stagnation. En 2009, le monde semblait basculer. Ceux qui, hier, avaient adulé Milton Friedman (1912-2006), l’un des pères fondateurs de l’école monétariste dont la crise venait de signer l’échec, redécouvraient soudain John Maynard Keynes (1883-1946), associé aux politiques de relance et d’investissement de l’État. Ainsi, Martin Wolf, éditorialiste en chef du Financial Times et auteur en 2004 de l’ouvrage Why Globalization Works (« Pourquoi la mondialisation fonctionne »), célébrait le réveillon de Noël 2008 en publiant une tribune intitulée « Désormais, nous sommes tous keynésiens ». Mais, dès 2010, les promesses de relance cèdent la place aux politiques d’austérité. De la Grèce au Royaume-Uni, les privatisations, l’« assouplissement » de la réglementation du travail et les coupes budgétaires n’engendrent toutefois pas le rebond escompté. Dans les pays riches, la croissance végète autour de 1,5 %, en fort déclin par rapport aux décennies précédentes, tandis que le chômage et le sous-emploi restent endémiques en Europe et aux États-Unis. Incapables de générer une dynamique suffisamment autonome, les économies en développement n’enregistrent pas de meilleurs résultats. En 2016, la Chine connaît son plus faible taux de croissance depuis 1990, tandis que le PIB se contracte en Russie et au Brésil, confirmant le positionnement périphérique de ces deux pays dans le capitalisme mondial. De 2007 à 2012, les projections de croissance de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se sont systématiquement avérées trop optimistes par une marge de 1,5 % en moyenne : un gouffre (3). C’est peu dire que cet échec a surpris. Cette anomalie éclaire la conjoncture dans laquelle l’économie mondiale semble avoir pénétré. Le capitalisme a perdu sa dynamique d’expansion perpétuelle, et la promesse de prospérité généralisée ne fait plus illusion. L’invalidation de ce principe de légitimation débouche sur une reconfiguration politico-idéologique qui, pour l’heure, profite avant tout aux conservateurs, à commencer par M. Donald Trump aux États-Unis. « Le moment est venu de se souvenir de ce que l’État peut faire de bon. » Prononcés non par l’un des héritiers d’Hugo Chávez en Amérique latine, mais par Mme Theresa May devant le congrès du Parti conservateur britannique, le 5 octobre 2016, ces mots sonnent le glas d’une époque. Sans tourner le dos aux milieux d’affaires, la première ministre formule un constat : l’austérité n’a pas apporté la reprise espérée ; la tentative de redonner la main aux marchés à travers l’arme monétaire a échoué. S’enrichir en s’endettant Depuis 2010, les pays du G7 ont amputé leurs dépenses publiques, réduisant leurs déficits d’une moyenne de 6,6 % en 2009 à 2,7 % en 2015. À l’époque, M. Olli Rehn, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, résumait la position dominante en ces termes : « Personne ne peut vivre éternellement au-dessus de ses moyens, pas même les États. Aussi bien la modélisation théorique que l’expérience pratique soutiennent qu’une politique budgétaire orientée vers la stabilité favorise bien davantage la croissance sur le moyen-long terme que des dépenses inconsidérées (4). » À l’objection selon laquelle l’austérité entrave la croissance et dope le chômage, il rétorquait qu’elle permet au contraire « de renforcer la confiance des consommateurs et des investisseurs et, ainsi, de transformer une reprise nette mais fragile en une période de croissance pérenne et de création d’emplois ». Comme l’a montré le chercheur Mark Blyth (5), les arguments invoqués par M. Rehn ne résistent cependant pas à l’examen. Suscitant l’embarras dans les milieux universitaires, M. Thomas Herndon, étudiant de master de l’université du Massachusetts à Amherst, a établi en 2013 que l’étude empirique de Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart, deux professeurs de Harvard fréquemment cités pour justifier les politiques de réduction de la dette, était truffée d’erreurs (6). Le drame grec aurait pu achever de convaincre les hésitants : depuis 2010, le pays a tranché dans ses dépenses sans que sa situation économique s’améliore. Mais rien n’y fait : l’austérité demeure la principale boussole des dirigeants politiques. Conséquence de ce choix, les États se privent des moyens d’intervenir sur le front macroéconomique, laissant les banques centrales agir seules. Chargées de faciliter le crédit afin de stimuler l’activité, celles-ci ont fait preuve d’un activisme extraordinaire, au sens propre. Elles ont d’abord réduit leurs taux d’intérêt (les taux directeurs). En parallèle, les banquiers centraux ont déployé de nouveaux instruments, dont l’« assouplissement quantitatif »(quantitative easing) : ils ont acheté des titres de dette publique et privée sur les marchés secondaires afin d’en réduire le rendement.
Article partie 02
Les grands argentiers ont donc créé des quantités massives de monnaie, triplant leur bilan cumulé. De 6 000 milliards de dollars en 2008, celui est passé à environ 17 500 milliards en 2016 (7). Ces politiques ont produit certains des effets attendus. Les taux d’intérêt à long terme des titres publics ont spectaculairement diminué. En d’autres termes, l’endettement public est devenu gratuit, quand il ne permet pas de gagner de l’argent. En décembre 2016, le taux d’intérêt exigé par les investisseurs pour acquérir de la dette française à cinq ans était négatif (autour de — 0,28 %) ; à dix ans, il s’établissait autour de 0,65 %. Dans le même temps, l’augmentation des prix à la consommation (l’inflation) s’élevait en France à 0,7 % par an (8). Dans une telle conjoncture, et sans même prendre en compte la légère croissance du PIB, qui vient gonfler les recettes fiscales, l’État s’enrichit lorsqu’il s’endette.« C’est le moment d’emprunter, et d’emprunter à long terme (9) »,concluait en août 2016 le futur président américain Donald Trump… L’action des banques centrales — et notamment celle, tardive, de la Banque centrale européenne (BCE) — a tari la source de la spéculation sur les dettes souveraines, à l’origine de la mutation de la crise des subprime en crise de l’euro. Mais ces mesures ne visaient ni à soutenir l’investissement public ni à financer l’emploi. Au contraire : pour les pays sous assistance de la « troïka » — Fonds monétaire international, BCE et Commission européenne —, l’éligibilité au programme de rachat de dettes publiques par la BCE demeure conditionnée à la réduction des déficits. L’aubaine de taux d’intérêt au plancher n’a pas échappé aux entreprises. Comme s’y attendaient les banquiers centraux, elles se sont endettées auprès des banques et, plus encore, auprès des marchés. Aux États-Unis, par exemple, le montant des obligations (titres de dette) a quadruplé depuis 2007. Qu’ont fait les entreprises de ces sommes ? Une note publiée en octobre 2016 par le groupe Edmond de Rothschild répond à la question (non sans une certaine candeur) : « Les entreprises ont fait deux choix : tout d’abord, augmenter les dividendes, et ensuite, effectuer des rachats d’actions. Les deux sont bénéfiques à l’actionnaire, le premier par la simple rémunération que procurent les dividendes, le deuxième par la hausse des cours boursiers qui résultent des rachats d’actions. Non seulement ces pratiques ont représenté un soutien aux cours boursiers, mais elles ont aussi amélioré les bénéfices par action, étant donné que chaque rachat de titre est suivi de l’annulation de l’action achetée (le nombre d’actions est alors réduit) (10). » Aux États-Unis, le constat est sans ambiguïté : depuis 2014, les rachats d’actions dépassent 500 milliards de dollars par an, et les dividendes, 600 milliards, renouant avec les niveaux record de versement aux marchés financiers des années 2000. En Europe, les premiers éléments portant sur les effets du programme de rachat d’actifs de la BCE pointent dans la même direction : l’abondance de crédit profite aux actionnaires, sans se traduire par le moindre frémissement de l’investissement. Celui-ci a diminué de deux à trois points de PIB dans les principales économies par rapport à la période d’avant 2007. Lorsqu’on s’intéresse à l’investissement net, c’est-à-dire lorsqu’on tient compte de l’usure et de l’obsolescence du capital existant, la dynamique prend un tour dramatique : pour chaque dollar de revenu, à peine 4 centimes sont réinvestis aux États-Unis, 2 dans la zone euro et pratiquement rien au Japon. Traduction : ces économies ne préparent pas l’avenir. Dans certains États, comme la Grèce où l’Italie, la situation s’avère plus grave encore : les capacités de production diminuent depuis plusieurs années, jusqu’à afficher un recul proprement terrifiant de 7 à 8 % par an dans la péninsule hellénique. La situation n’a pas dégénéré en dépression généralisée, c’est entendu. Mais la stagnation persiste, et déjà de nouvelles béances apparaissent. Une première série de fragilités résulte directement du succès de la politique monétaire. Effet collatéral de la diminution des taux d’intérêt, les rendements des actifs les plus sûrs (qui constituent une très grande part du portefeuille des fonds de pension, des assurances-vie et d’une partie du système bancaire) ont diminué. Cette dynamique a aggravé la crise, latente mais généralisée, des systèmes de retraite dans tous les pays où domine un système par capitalisation. Le 16 décembre 2016, le Trésor américain a pour la première fois validé le coup de rabot proposé par le fonds de pension des travailleurs de la métallurgie basé à Cleveland. Si le processus aboutit, il se traduira par une diminution moyenne de 20 % des retraites versées — avec, selon les situations individuelles, des pics allant jusqu’à 60 %. Les responsables d’une structure chargée des retraites de 34 000 chauffeurs routiers de l’État de New York ont également proposé d’« alléger » les pensions de 20 %. Aux Pays-Bas, plusieurs fonds vont trancher dans les versements dès cette année, tandis qu’au Royaume-Uni, où le déficit du système de retraite des grandes sociétés a triplé en 2016, ces dernières exigent du gouvernement de pouvoir réduire leurs obligations vis-à-vis des salariés. Concentration tous azimuts La voie de l’argent bon marché s’avère donc bouchée. Mais revenir à une politique monétaire plus restrictive — c’est-à-dire portée par des taux directeurs plus élevés — n’offre pas de perspectives plus radieuses. L’intégrité des longues chaînes de dettes qui traversent les économies dépend plus que jamais de taux d’intérêt bas. Une décennie après la crise, les agents demeurent lestés de créances, et, si la hausse des taux engagée aux États-Unis s’accélérait, elle provoquerait une tout aussi rapide augmentation des défauts sur les crédits, susceptible de contaminer le système financier, puis l’économie dans son ensemble. La faiblesse de la rémunération des créances d’État a également conduit certains investisseurs à acquérir des actifs de plus en plus risqués. De fil en aiguille, de nouvelles bulles se sont formées, qui éclateraient en cas de hausse soudaine des taux.
partie 03
Comme le résume l’American Enterprise Institute, l’un des principaux think tanks patronaux outre-Atlantique, la situation est alarmante : « La combinaison de hauts niveaux d’endettement, de prix ne reflétant pas les risques de crédit et de failles grandissantes dans l’économie mondiale [comme le « Brexit », le ralentissement chinois et la crise bancaire rampante dans la zone euro] rend très probable une crise financière généralisée dans les deux prochaines années (11). » L’OCDE en convient : la stratégie macroéconomique qui a prévalu jusqu’ici tourne à vide. « La politique monétaire a été trop sollicitée, il est temps d’activer les leviers de la politique budgétaire dans la bonne direction (12). » L’arrivée au pouvoir de Mme May et de M. Trump marquerait-elle un début d’évolution dans ce domaine ? Peut-être. Mais leur disposition à user du levier budgétaire pourrait se heurter à l’opposition de certaines fractions du secteur privé, que tout pousse à préférer l’austérité. Comme le notait dès les années 1940 l’économiste Micha? Kalecki, « la fonction sociale de la doctrine d’“assainissement des finances publiques” est de faire dépendre le niveau d’emploi de la “confiance” (13) ». Cette doctrine donne la main aux milieux d’affaires, toute politique venant contrarier leurs desseins se voyant sanctionnée par une baisse de l’investissement et de l’emploi. Un État pourrait choisir de prendre ce risque et tenter de stimuler la croissance. Les expériences de l’URSS, du New Deal du président américain Franklin Delano Roosevelt, de la planification à la française des années 1950 ou des économies de guerre en témoignent : un gouvernement peut intervenir pour obtenir le plein- emploi, à la seule condition qu’il assure la couverture des importations par des exportations. Les « experts » liés à la finance et à l’industrie écartent cette option, puisqu’ils rejettent toute extension du domaine de compétence de l’État, vue comme un empiétement intolérable sur la souveraineté regagnée de haute lutte par le capital au cours des dernières décennies. Mais ce choix de l’audace trouverait des alliés inattendus auprès des fractions des classes dominantes qui constatent l’incapacité de la politique monétaire à réactiver l’accumulation. Les difficultés découlent-elles toutefois uniquement des décisions politiques (désastreuses) prises depuis 2010 dans le domaine économique ? Sans doute pas. La crise de 2007 a accéléré le phénomène de concentration des acteurs économiques. Les très grandes sociétés ont profité des liquidités mises à leur disposition pour multiplier les opérations de fusion-acquisition. En 2015 et 2016, celles-ci ont dépassé leurs records historiques d’avant la crise. Ces opérations permettent de supprimer des postes de travail, d’augmenter les parts de marché et de drainer un flux de nouveaux profits, puisqu’elles élargissent la clientèle et améliorent le pouvoir des sociétés vis-à-vis de leurs fournisseurs. Les grandes entreprises se muent alors en forteresses économiques inexpugnables. Dans un rapport publié en avril 2016, les conseillers économiques du président américain Barack Obama (Council of Economic Advisers, CEA) s’inquiétaient des risques de cette concentration (14). Ils faisaient état d’une forte diminution du nombre de créations d’entreprises (alors même que leur mortalité reste constante) et d’une hausse des condamnations pour collusion dans le cadre des procédures antitrust. Pour illustrer la menace, ils avançaient un chiffre : le retour sur investissement des grandes sociétés appartenant au décile le plus performant est aujourd’hui cinq fois plus élevé que le retour sur investissement médian des grandes entreprises, contre seulement deux fois il y a vingt-cinq ans. Cette évolution indique une concentration aiguë des profits chez les « plus grandes des plus grandes » sociétés de l’économie américaine. Comme le rappelle l’hebdomadaire britannique The Economist, la concentration transforme également l’actionnariat (15). Des investisseurs institutionnels géants comme BlackRock, State Street et Capital Group contrôlent 10 à 20 % de la plupart des grandes entreprises américaines, y compris lorsqu’elles se trouvent en concurrence les unes avec les autres. Ces actionnaires imposent des stratégies uniformes visant à maximiser les retours à court terme tout en limitant les investissements. La concentration du pouvoir économique profite par ailleurs des entraves à l’innovation liées à la multiplication des brevets (16), des avantages associés à l’accumulation des données, qui ont engendré les géants de l’économie numérique, et du rôle accru de la réglementation dans la concurrence intercapitaliste. Ainsi, les dépenses de lobbying ne cessent de progresser, reflétant l’avantage compétitif cumulatif que procure aux sociétés les plus puissantes la capacité à peser pour l’adoption de règles favorables à leurs activités. Il y a sans doute là de quoi expliquer en partie l’étrange situation économique actuelle : des entreprises gorgées de liquidités (plus de 800 milliards de trésorerie aux États-Unis)… qui n’investissent pas. L’un des principaux économistes marxistes du XXe siècle, Paul Sweezy, suggère que la monopolisation nourrit la financiarisation et la stagnation (17) : en situation d’oligopole, les entreprises reçoivent un flux de profits garantis tel qu’il n’existe pas pour elles d’autres occasions d’investir aussi avantageuses. Elles détournent alors une part grandissante des bénéfices que dégage leur production vers la finance, nourrissant des bulles à répétition, la stagnation et un chômage endémique. La crise actuelle plongerait donc ses racines dans l’organisation même du capitalisme contemporain. Après les années 1930 et les années 1970, la décennie 2010 s’annonce comme une décennie charnière. Il s’agit d’une période de turbulences où les difficultés internes à la dynamique du capitalisme et les contradictions sociales ne peuvent être surmontées qu’au niveau politique, par des changements institutionnels fondamentaux. La mise en cause des arrangements préexistants génère de l’instabilité, de la fluidité, et pousse à une forme de radicalisation des acteurs sociaux qui récusent le statu quo. Nous nous trouvons précisément dans un tel moment historique. Les tentatives de restaurer le régime néolibéral et financiarisé des années 1980-2008 par le biais de politiques monétaires extraordinaires ont échoué, alors même que les risques d’une nouvelle conflagration financière s’accumulent. Le camp de l’émancipation affronte désormais deux adversaires : les tenants du fondamentalisme de marché et ceux d’un autoritarisme nationaliste, prêts à remettre en question l’austérité et le libre-échange. Les deux orientations coexistent désormais au gouvernement de la première puissance économique du monde. Cédric Durand Maître de conférences en économie à l’université Paris-XIII. Auteur de l’ouvrage Le Capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014.
(1) « Fiscal implications of the global economic and financial crisis » (PDF), Occasional Papers, n° 269, Fonds monétaire international, Washington, DC, 28 septembre 2009. (2) « Declaration of the summit on financial markets and the world economy », G20, Washington, DC, 15 novembre 2008. (3) « OECD forecasts during and after the financial crisis : A post mortem », OECD Economics Department Policy Notes, n° 23, OCDE, Paris, février 2014. (4) Olli Rehn, « Why Europe is cutting spending », The Wall Street Journal, New York, 25 juin 2010. (5) Mark Blyth, Austerity : The History of a Dangerous Idea, Oxford University Press, New York, 2012. (6) Robert Pollin et Michael Ash, « Austerity after Reinhart and Rogoff », Financial Times, Londres, 17 avril 2013. (7) Desmond Lachman, « Trouble ahead for the global economy », The American Enterprise Institute, Washington, DC, 10 novembre 2016. (8) Cf. « Le capital sans XXIe siècle », La Revue du crieur, Paris, octobre 2016. (9) « “King of debt” Donald Trump : “Now is the time to borrow” », CNBC.com, 11 août 2016. Il faut cependant noter que les déclarations de M. Trump sur ce thème, comme sur bien d’autres, ont fluctué à de nombreuses reprises. (10) « Dividendes et rachats d’actions : les entreprises de la zone euro vont-elles suivre leurs homologues américains ? », Regards et perspectives économiques, Banque Edmond de Rothschild, Paris, 5 octobre 2016. (11) Desmond Lachman, « Trouble ahead for the global economy », op. cit. (12) Catherine Mann, économiste en chef de l’OCDE, citée par le Financial Times,28 novembre 2016. (13) Micha? Kalecki, « Political aspects of full employment », The Political Quarterly,Oxford, octobre 1943. (14) « Benefits of competition and indicators of market power », Council of Economic Advisers Issue Brief, Washington, DC, avril 2016. (15) « Too much of a good thing », The Economist, Londres, 26 mars 2016. (16) Cf. Benjamin Coriat, « La crise de l’idéologie propriétaire et le retour des communs », Contretemps Web, 27 mai 2010. (17) Paul Baran et Paul Sweezy, Le Capitalisme monopoliste. Un essai sur la société industrielle américaine, Maspero, Paris, 1968.