Bien plus que la souveraineté monétaire du Professeur Agbohou, l’un des principaux défis auxquels devra faire l’Afrique est celui de la souveraineté alimentaire. Avec une population qui va doubler dans les 30 prochaines années pour atteindre les 2 milliards d’habitants en 2040-2050, les pays africains qui se trouvent déjà dans une situation alimentaire précaire, doivent absolument revoir l’organisation actuelle de leurs politiques alimentaires sous peine de s’exposer à de graves crises et de s’enfoncer davantage dans la mendicité internationale.
De l'importance de protéger le monde rural
Malgré l’urbanisation très rapide du continent (20 % d’urbains en 1970, 30 % en 1990 et 40 % en 2010), des millions de personnes vivent encore dans les campagnes africaines. Ces paysans, qui sont souvent exclus de l’éducation ou de l’accès à l’énergie, polluent peu, subviennent à leurs propres besoins, luttent contre l’avancée du désert ou contre la déforestation et sont les derniers garants de la vivacité des cultures africaines. Pour toutes ces raisons, nous pensons que la protection du monde rural et sa pérennisation doivent être une priorité pour les équipes dirigeantes africaines dans les années à venir.
Comme le dit le journaliste d’investigation Michel Collon, l’agro-business est un fléau pour les campagnes et le monde rural. En effet, avec sa mécanisation extrême et la concentration économique qui lui est inhérente, l’agriculture intensive peut bénéficier d’économies d’échelle et produit à des prix toujours plus bas, tuant les exploitations familiales ou coopératives qui sont le squelette du monde rural. Ne pouvant pas lutter sur le plan de la compétitivité économique, les petites exploitations jettent au chômage un grand nombre de paysans : en effet seule une infime partie d’entre eux sera réemployée dans les nouvelles structures agro-industrielles et la majorité des autres paysans n’a pas les outils nécessaires pour se former à de nouveaux métiers. Nous pensons donc qu’il faudrait sauvegarder les petites exploitations et subventionner l’agriculture rurale en garantissant un prix d’achat au producteur.
Les subventions : une nécessité
Cette pratique fera hurler les adeptes du marché et de la sacro-sainte concurrence. Seulement ceux-ci ne semblent ou ne veulent pas comprendre que les plus grandes puissances agricoles du monde (USA et Union Européenne en tête) ont longtemps protégé et continuent encore à protéger leurs producteurs à l’aide de subventions déguisées et de quotas de production qui faussent totalement la concurrence. Cette politique de subvention permettra aux paysans de vivre de leur métier en gagnant un peu d’argent et cela aura probablement pour effet de relancer la production vivrière africaine qui s’est petit à petit éteinte au profit des cultures d’exportation (ex. cacao) souvent plus lucratives. A l’heure actuelle, le Sénégal consomme annuellement 750.000 tonnes de riz et en produit moins de la moitié.
La perte de compétitivité de l’agriculture vivrière africaine est due à l’importation massive de céréales comme le maïs ou le riz sur les marchés mondiaux et à des prix défiant toute concurrence car subventionnés. Cet avantage apparent d’obtenir du riz ou du maïs sur les marchés internationaux à des prix bas, est en réalité un piège pour l’Afrique. Pour en être convaincu, faisons une analogie avec le premier choc pétrolier. Alors que leurs systèmes énergétiques (électricité et transport) reposaient en grande partie sur le pétrole à bas prix du Moyen-Orient, les économies occidentales se sont retrouvées prises au piège avec l’augmentation unilatérale du prix du Pétrole décidé par les pays de l’OPEP en 1973. Cette augmentation, discrètement soutenue par les multinationales pétrolières, a consisté en une multiplication brutale du prix du pétrole par 5. Elle a rappelé aux économies occidentales leur dépendance stratégique et leur fragilité face à des évènements qu’elles ne pouvaient pas toujours contrôler. Depuis ce premier choc, des politiques énergétiques volontaristes ont été menées un peu partout en Occident, avec notamment l’augmentation du parc nucléaire en France (85% de l’électricité française est aujourd’hui d’origine nucléaire) et la production de voitures plus économes en Europe puis aux Etats-Unis.
Des tensions alimentaires déjà palpables
De manière analogue au choc pétrolier, les pays africains qui se rendent dépendant du riz thaïlandais ou du maïs américain, s’exposent à des “chocs céréaliers” et fragilisent leur capacité à sécuriser l’alimentation de leurs populations jeunes et en forte croissance. Ces chocs céréaliers ou alimentaires ne sont pas des vues de l’esprit : ils existent déjà. En 2008 beaucoup de pays sahéliens d’Afrique et certains pays pauvres comme Haïti ont connu des tensions populaires appelées « émeutes de la faim ». Or comme le dit le Professeur Marcel Mazoyer, ces émeutes sont plutôt des émeutes de la pauvreté, face à des prix qui ont littéralement explosé sur les marchés mondiaux. Ainsi le prix du blé a été multiplié par 2 en seulement 3 ans passant de 150 à 310 dollars la tonne entre 2005 et 2008. La tonne de riz a également doublé entre 2004 et 2008 passant de 200 à 400 dollars. De telles hausses des prix alimentaires n’avaient pas été observées depuis le début des années 1970. Beaucoup de pays africains importateurs de la quasi-totalité de leur consommation alimentaire et qui ont pourtant les capacités hydrologiques et humaines pour subvenir à leurs besoins, s’exposent ainsi en permanence à la volatilité des prix sur les marchés céréaliers (ex. bourse de Chicago) et à la hausse des prix…du pétrole !
En effet, en plus de l’augmentation des prix mondiaux en raison d’une demande de plus en plus forte (Chine, Inde, Afrique), le riz venant du Vietnam ou du Thaïlande devient encore plus cher pour nos économies en raison de l’augmentation des cours du pétrole. L’importation des céréales depuis les lointaines contrées asiatiques nécessite de longs voyages et consomme beaucoup de carburant, un dérivé du Pétrole. Quand on sait que le prix du baril de Pétrole brut était d’un peu moins de 30 dollars en 2003 et qu’il était de 80 dollars en 2011, on comprend mieux pourquoi les prix du riz et des céréales ont explosé. Ainsi le prix final de ces produits, c’est à dire le prix du marché + le coût du transport, a en réalité quadruplé pour les économies africaines entre le début des années 2000 et 2008. Peut-on raisonnablement continuer à s’exposer à de telles hausses ?
Etant donné que la moralisation du capitalisme est une utopie et que les marchés continueront à spéculer sur une chose aussi vitale que les produits céréaliers, nous devons nous concentrer sur les facteurs sur lesquels nous pouvons influer afin de réformer notre situation alimentaire. D’où la question : comment pourrait-on faire pour sortir de cette dépendance alimentaire ?
Solution 1 : diversifier l'alimentation de nos pays (moins de céréales) : Bien que les céréales permettent de nourrir des populations importantes comme en Asie du Sud-Est avec le riz, l’Afrique se doit absolument de réduire sa dépendance céréalière. L’augmentation nécessaire de la production alimentaire pourra par exemple être supportée par les tubercules et les fruits et légumes. Cette solution intéressante est défendue par le professeur Moussa Seck du PANAAC.
Solution 2 : privilégier les filières vivrières : Les filières exportatrices comme le Cacao doivent bel et bien être abandonnées à moyen terme. Les produits agricoles nécessitent beaucoup de force de travail, d’importantes surfaces cultivables et de grandes quantités d’eau. Or les surfaces cultivables et l’eau vont devenir des “denrées” de plus en plus rares dans le monde et en Afrique, notamment en raison du réchauffement climatique, de l’avancée du désert et de l’achat massif de terres africaines par des pays asiatiques. De plus, les produits agricoles ne sont pas des produits à très haute valeur ajoutée : l’exportation de produits agricoles, hormis exceptions, n’a pas de réel impact dans l’économie d’un pays. Nous pensons donc que les pays africains doivent trouver d’autres sources de revenus et progressivement consacrer toutes leurs terres cultivables au besoin fondamental de l’alimentation. Enfin, et en raison du défi alimentaire qui nous attend, nous considérons la production de biocarburant comme une stratégie dangereuse.
Solution 3 : Subventionner la production avec un prix d’achat garanti au producteur : Comme nous l’avons expliqué plus haut, la subvention n’est pas un crime. Et il faudrait que nos pays osent se rebeller contre les organisations internationales comme l’OMC qui en réalité ne font que défendre les intérêts de quelques grands pays et de quelques multinationales comme Cargill.
Solution 4 : Utiliser les espaces économiques sous régionaux pour organiser la production : La zonation climatique de l’Afrique, en raison de son étalement en longueur, devrait nous permettre de disposer de tous types de produits alimentaires. En Afrique de l’Ouest, on pourrait ainsi utiliser les différences climatiques entre le Sahel et la zone humide (Guinée, Côte d’Ivoire etc) pour produire et exporter entre pays voisins. C’est ce qui se passe à l’échelle de l’Europe où la France produit des céréales et du lait, tandis que l’Espagne assure la production d’agrumes. Cependant cette solution nécessite une forte intégration sous régionale et elle pourrait servir à redonner un second souffle aux entités quasi-vides que constituent la CEDEAO ou la CEMAC.
Solution 5 : Utiliser une partie de l’argent des matières premières énergétiques pour le secteur agricole : L’exploitation pétrolière africaine, en hausse constante depuis des décennies, continuera à croitre dans la décennie à venir. Les bassins sédimentaires restent encore relativement peu explorés et la production pétrolière (et bientôt gazière) africaine contribuera de plus en plus à enrichir nos économies. Cette manne financière, au lieu d’être dépensée dans des projets immobiliers ayant peu d’impact sur la vie des populations, doit être en partie consacrée à la subvention et la formation de nos paysans. La fausse bonne idée est de se dire “Puisque nous avons de l’argent, allons acheter sur les marchés internationaux”. Il faut consacrer une partie de notre argent à la production et nous devons produire avant tout pour notre consommation. Toute autre logique serait suicidaire, dans ce siècle de réchauffement climatique et d’émergence de nouvelles puissances comme l’Inde ou la Chine.
Ces solutions ne sont que des esquisses de ce qu’on pourrait faire et devront nécessairement être discutées et mises en oeuvre avec le concours des principaux concernés c’est à dire les paysans. Nous avons le devoir de nous départir de nos habitudes coloniales de l’intellectuel en costard qui vient donner les orientations nées de son étude théorique. La sauvegarde de nos richesses culturelles et environnementales ainsi que les désastres entrainés par cette attitude dans le passé doivent nous pousser à intégrer le monde rural à toute décision qui a un impact sur son organisation et sur ses habitants.
Les défis qui nous attendent sont grands et celui de l’alimentation est peut-être, avec celui de l’eau, le plus important auquel l’Afrique devra faire face dans les décennies à venir mais ça nos hommes politiques n’en parlent pas…
Fary NDAO, article initialement paru chez notre partenaire Njaccar
Laisser uncommentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués par *
MERCI