Les mesures visant à lutter contre le tabagisme et l’alcoolisme rencontrent le plus souvent des difficultés, voire une opposition compte tenu du caractère tutellaire et intime de la santé. Conscients de ces logiques culturelles et sociales, les pouvoirs publics ont développé en marge des critiques, une pensée politique emprunt de paternalisme visant à « atteindre un bien qui n’est pas reconnu comme tel par les personnes dont on veut du bien »[1] car l’enjeu, est l’un des biens communs les plus fondamentaux : la santé. L’exercice de cette responsabilité paternaliste s’inscrit bien évidemment dans un cadre légal (I) propre aux interventions des autorités de police générale ou spéciale même s’il est vrai qu’en Afrique, le paternalisme sanitaire tarde à émerger complètement en raison de la persistance de facteurs frainant son développement(II).
I-LE CADRE LÉGAL DE L’INTERVENTION SANITAIRE PATERNALISTE
Plusieurs pays africains sont confrontés à une consommation excessive et prolongée de tabac et d’alcool. Aussi, à partir du constat que la consommation ou l’addiction à ces produits causent de nombreux dégâts aussi bien chez les personnes les plus exposées (adolescent, femme enceinte) que chez la collectivité tout entière, la protection contre tabagisme et la lutte contre l’alcoolisme ont fait l’objet d’une législation spécifique, contraignante, de sorte à endiguer leur progression.
- LA PROTECTION CONTRE LE TABAGISME
Si la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac a rencontré un aussi grand succès en attirant 180 États membres et couvre à peu près 90% de la population mondiale[2], c’est parce que l’épidémie du tabagisme est particulièrement meurtrière : elle tue plus de six millions de personne chaque année dont 600 000 sont des non-fumeurs involontairement exposés à la fumée[3]. De ce point de vue, l’argument selon lequel le tabac ne tue que ses consommateurs n'est pas valable puisqu’à l’évidence, le tabagisme passif est tout aussi nocif que le tabagisme actif avec les quelques 4000 substances chimiques contenues dans la fumée de la cigarette dont on sait aujourd’hui que 250 d’entres elles sont nocives et plus de cinquante sont cancérigènes[4]. Une étude japonaise avait d’ailleurs révélé dès 1981 que « les épouses de fumeurs, bien que ne fumant pas elles-mêmes, avaient été atteintes de cancer du poumon plus souvent que les épouses de non-fumeurs »[5]. Par conséquent, l’interdiction de fumer dans les bâtiments publics est par nature une mesure de protection de santé publique, composante de l’ordre public.
- LA LUTTE CONTRE L’ALCOOLISME
Considéré d’un point de vue général, la consommation excessive d’alcool dont les effets sont également visibles sur la voie publique nuit à l'intérêt général à la sécurité collective, notamment dans le domaine routier. Prétendre toutefois, que l’autorité de police peut à elle seule réguler la consommation d’alcool dans un cadre strictement privé ou dans l’espace public n’est pas chose aisée car cette régulation requiert également l’intervention du législateur. Mais si le danger est grave, imminent et réel, l’autorité de police peut toujours, en sa qualité de garant de l’ordre public, prononcer l’interdiction d’une boisson alcoolisée, comme ce fut le cas pour l’absinthe par le décret du 7 janvier 1915 du Président Raymond POINCARÉ.
Le motif de l’intervention publique étant bien entendu, la sauvegarde de la sécurité des personnes, composante de l’ordre public. En définitive, quelque soit la formule retenue pour lutter contre l’alcoolisme, intervention du législateur ou ou de la police administrative, il est important que soit mis en avant la légitimité des mesures avancées. L’objectif de sauvegarde de l’ordre public est donc susceptible de fonder des normes de sécurité à même de protéger les consommateurs de l’alcool frelaté ou impropre à la consommation. Par ailleurs, l’interdiction pure et simple de la consommation et la vente d’alcool aux mineurs et aux femmes enceintes, dont les motivations profondes, tiennent à la fois à des causes morales et de santé publique, rencontre un large assentiment populaire. Au chapitre des restrictions légitimes de santé publique, figure également l’interdiction faite aux femmes de consommer de l’alcool durant la grossesse tant les risques de malformations du fœtus sont élevés, sans oublier les dommages irréversibles sur le développement psychomoteur de l’enfant à naitre. Le législateur ivoirien est donc intervenu sur ces points pour donner une base légale à l’intervention de l’autorité de police dans la lutte contre l’alcoolisme chez les mineurs et chez la femme enceinte. Dans ce cadre juridique, on retrouve dans la loi du 1er août 1964 portant code des débits de boissons et des mesures contre l’alcoolisme[6], toute une rubrique (une vingtaine d’article au total) consacrée aux mesures de protection des mineurs contre l’alcoolisme.
II. RECOMMENDATIONS ET PRISE EN COMPTE DU COUT SOCIAL
- REDUIRE L'INFLUENCE DES LOBBYS ET CONTROLER LA QUALITE DU TABAC EN VENTE
L’industrie du tabac constitue en Afrique comme ailleurs un puissant lobby dont les intérêts financiers tendent à primer sur COÜTsocial et sanitaire. À ce propos, la vente de cigarette à l’unité est une pratique courante en Afrique et cela, en dépit de l’interdiction faite par l’art. 16 de la CCLAT. Cette pratique permet d’attirer les populations les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de s’acheter le paquet de cigarette. Encore, faut-il être conscient que la qualité du tabac diffère selon les continents et que la plupart des cigarettes fumées en Afrique « qu’elles soient issues de la production légale ou de contrebande, sont beaucoup plus nocives que celle qu’on trouve en Occident, du simple fait qu’elles ne sont pas contrôlées »[7]. Pis, selon M. DIETHELM, les cigarettes en Afrique sub-sahariennes sont souvent vendues par de jeunes revendeurs qui constituent « le dernier maillon d’un réseau organisé »[8]. Il est clair que, dans ces conditions, les données de l’OMS sur le tabagisme chez les adolescents dans la Région africaine soient alarmistes comme le prouve les 28 % des élèves (13-15 ans) qui achètent leurs cigarettes dans les magasins ou encore les 48% d’entre eux qui sont exposés à la fumée du tabac dans les lieux publics[9].
D’un autre cotés, les effets de l’alcool sur la santé des adolescents sont connus depuis longtemps comme en témoigne, l’étude menée au C.H.U de Libreville de 1984 à 1986 qui a permis de mettre en évidence des pathologies pancréatiques qui pour la quasi-totalité des cas, sont d’origine alcoolique[10]. Un phénomène pas si surprenant que cela au fond, lorsqu’on sillonne les villes d’Abidjan ou de Ouagadougou[11]. En réalité, la passivité des autorités publiques face aux fléaux du tabac et de l’alcool, tient en grande partie au fait qu’ils ne représentent pas un poids financier très lourd pour la collectivité.
- MESURER LES EXTERNALITES NEGATIVES GENEREES PAR LES INDUSTRIES DU TABAC ET DE L'ALCOOL
Il existe très peu d’études consacrées à l’évaluation des coûts engendrés par le tabagisme et l’alcoolisme en Afrique francophone en termes de coût des dommages aux biens et aux personnes, de coût public des programmes de prévention, de coût des soins sur les budgets des administrations, de coût total infligé à la collectivité, etc.[12] D’ailleurs, le manque de transparence dans la gestion des finances publiques en Afrique[13] ne permet pas, d'obtenir des données fiables liées au tabac ou à l’alcool[14]. Or, les effets à long terme de l’alcool et du tabagisme sur l’organisme sont bien connus : cirrhose du foie, cancer, infarctus du myocarde, et les risques d’accidents cardio-vasculaires. En Afrique, comme un peu partout sur ce continent, les malades sont bien souvent livrés à eux-mêmes et quand surgissent les conséquences d’une vie parsemée d’excès de tout genre, il faut être en mesure de débourser de l’argent pour se soigner. En vérité, le suspens n’est pas de mise ici, faute d’argent, les malades ne se rendent même pas à l’hôpital[15]. Or, il semble bien que les preuves ne manquent pas, en particulier au niveau individuel, pour établir un lien très étroit entre la pauvreté et une santé déficiente[16].
Précarité et santé se retrouvent ainsi liées[17] de sorte qu’une infirme partie seulement de la population, disposant de ressources financières subséquentes, dispose d’un accès quasi illimité aux meilleurs centres de soin[18]. D’ailleurs, il ressort que parmi les « 4,6 milliards de personnes vivant dans ces pays, plus de la moitié (52%) ne bénéficie pas des installations sanitaire de base et presque un milliard (968 millions en 1998) n’a pas accès à l’eau potable »[19]. Ainsi, la thèse selon laquelle « l’état de santé a un rapport avec le statut social »[20] semble se confirmer et laisse présager une forme d’inégalité face à la maladie. En définitive, il y a fort à penser qu’au delà de sa justification légale, l’ordre public sanitaire en Afrique francophone soit un ordre fragile, précaire, relativement aux moyens mis en œuvre pour le sauvegarder.
Landry AMOUSSOU
[1] DWORKIN (G.), « Paternalism », in BEAUCHAMP (D.E.), STEINBOCK (B.), (dir.), New Ethics for the Public’s Health, Oxford University Press, 1999, p. 115.
[2] FERRAUD-CIANDET (N.), Protection de la santé et sécurité alimentaire en droit international, 1ère édition, Larcier, 2009, p. 79.
[3] OMS, Tabagisme, Aide-mémoire, n° 339. Mis en ligne en janvier 2015, consulté le 04-06-2016. URL : http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs339/fr/
[5] NORDMANN (R.), « Tabac, alcool, cannabis : que faire ? », in ISRAËL (L.), santé, médecine, société, Presses Universitaire de France, 2010, p. 92.
[7] OTAF, L’Afrique s’enfume, Suisse, Centre d’information pour la prévention du tabagisme dans le canton de Vaud (CIPRED-Vaud), 2008, pp. 17-18.
[9] OMS, Données sur le tabagisme dans la Région africaine, Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique, 2012, pp. 4-6.
[10] KLOTZ (F.), GUISSET (M.), LAROCHE (R.), « Alcool et pathologie en Afrique noire », Médecine d’Afrique Noire,° 39, 1992, pp. 201-203.
[11] Sur ce point, se référer à SAKO (D.), Ligne de base sur la situation des enfants travaillant dans les débits de boissons de la ville de Ouagadougou (Burkina Faso), Rapport final, Unicef, Croix-Rouge Burkinabé, août 2015, pp. 1-40
[12] KOPP (P.), FENOGLIO (P.), Le coût social des drogues licites (alcool et tabac) et illicites en France, Paris, OFDT, 2000, pp. 41-205.
[13] MEISEL (N.), OULD (A.J.), « L’insaisissable relation entre "bonne gouvernance" et développement », Revue économique, vol. 59, pp. 1159-1191.
[14] D’après le Dr ZOTOUA, Directeur coordonnateur du programme national de lutte contre le tabagisme, l’Etat ivoirien débourserait près de vingt-six (26) milliards de FCFA supplémentaires chaque année pour traiter les personnes atteintes d`infections liées à la consommation du tabac, sans donner plus de détails sur l’affection de ces ressources et le nombre de malade traité. Mis en ligne le 6 juin 2016, consulté le 15-06-2016. URL : http://news.abidjan.net/h/592136.html
[15] OMS, La face cachée des villes : mettre au jour et vaincre les inégalités en santé en milieu urbain, Éditions de l’OMS, 2010, p. 21.
[16] ICIS, Pauvreté et santé : Liens vers des mesures concrètes, Procès-verbal de la table ronde national de l’ISPC (L’Initiative sur la santé de la population canadienne), Ottawa (Ontario), 26 mars 2002, p. 1.
[17] ELGHOZI (L.), « Etat des connaissances et dispositifs de prise en charge : place de l’innovation médico-sociale », Santé publique et grande précarité : état des lieux et questions éthique, Actes du colloque de Médecin du Monde dans le cadre du congrès de la Société Française de Santé Publique, novembre 2011, p.7.
[18] SANNI YAYA (H.), BONNET (P.), « Le concept d’accessibilité en santé et son articulation dans la réalité en Afrique : une perspective critique », in SANNI YAYA (H.), Le défi de l’équité et de l’accessibilité en santé dans le tiers-monde. Entre droit fondamental, justice sociale et logique marchande, L’Harmattan, 2009, p. 79.
[19] ALLENSON (D. S.), op. cit., p. 41 ; v. dans le même sens WETTA (C.), KONÉ (M.), Pauvreté chronique au Burkina Faso, Programme de recherche sur la pauvreté chronique en Afrique de l’Ouest, document de travail n° 1, Ouagadougou, 2004, 16 p.