Leur « problème juif » et le nôtre

Oremus et pro perfidis Judaeis.
« Prions aussi pour les Juifs perfides»
 
Ancienne prière du vendredi Saint – bannie du catéchisme de l’Eglise Catholique

J’éprouve, dans le désordre, à l’égard du judaïsme et des Israélites une curiosité enfantine, une profonde perplexité, de l'indulgence, une certaine solidarité. Ça transparaît dans la plupart de mes chroniques. L’origine m’en est assez obscure. Je me souviens qu’au Sénégal, certains de mes camarades musulmans éprouvaient un semblable effarement, peut-être une sorte de consternation respectueuse devant – pour reprendre la formule d’un ami – « l'indécent mystère du catholicisme ».
 
Tous les rites de toutes les croyances du monde paraissent à l’impie comme sortis des délires d’un opiomane. Le Mormonisme pour un Taoïste, le Vaudou pour un Luthérien, l’Hindouisme pour un Musulman sont des rituels barbares et imbéciles, au mieux des terres inconnues.
 
Pourtant l’agnostique en moi a conservé un intérêt assez fort pour ce judaïsme protéiforme et ses langues, son étrangeté (croyance religieuse ? appartenance ethnique ? tradition familiale ?) ses codes, ses jours fériés, ses gastronomies, ses tribulations, « L'an prochain à Jérusalem ! », sa diversité, sa longévité, son folklore religieux, « Sh'ma Yisroel » (« Écoute, Ô Israël »), ses 613 mitzvot (commandements), les Tefillins, la cuisine. Jusqu’aux critères mêmes d’appartenance – du judaïsme libéral anglais aux hermétiques communautés juives syriennes d’Amérique latine forcloses aux convertis et aux mariages « mixtes ». Jusqu’à entamer l’étude de l’hébreu. Jusqu’à caresser l’hypothèse d’une conversion : il se trouve que je déteste vraiment les clergés. Alors…
 
Un ami (le même du « mystère indécent ») attribue cette «curiosité » à mon enfance catholique. Le Peuple du Livre avait reçu l’Ancienne Alliance et le Fils de l’Homme en était issu. Va donc pour la curiosité. Mais aussi, la nostalgie d’une croyance ancienne, condamnée, oubliée, dissimulée que tout agnostique espère secrètement découvrir avant de mourir. Peut-être. Mais cet intérêt à d’autres raisons, plus « politiques ».
 
Quiconque s’est intéressé un peu aux représentations que l’Occident s’est fait (se fait ?) de l’Afrique subsaharienne et des noirs ne peut manquer de relever l’étrange effet-miroir qu’elles présentent de la place du Juif dans le folklore puis l’imaginaire européen aujourd’hui. De Judas Iscariote à Shylock, des Rothschild à Alain Minc. Naïf/fourbe, sauvage/raffiné, pauvre /riche, élu /damné, fils de Cham/Fils de Sem, viril/frêle – Henri Guaino, le très subtil auteur du discours de Dakar sur « l’homme Africain insuffisamment entré dans l’histoire » se fendit d’un « L'intelligence juive, c'est impressionnant » à Yad Vashem. Que dire de plus ?
 
J’ai déjà dit, ici et là, à quel point les solidarités forcées m’agaçaient. Mais, certains soirs…
 
Je remontais la rue Saint-Guillaume, à Paris, vendredi dernier lorsque j’aperçus un vieillard à verres fumés et pas rapides distribuant des prospectus. Le texte est infamant : à l’époque du génocide, la situation des Juifs était différente de celle d’aujourd’hui, il faut la réévaluer. Suivaient quelques indications sibyllines sur la démarche à suivre pour obtenir d’autres informations et participer à l’effort de réévaluation. J’avais freiné le pas. Le revenant s’approcha et me tendit un exemplaire. J’ai ressenti un irrésistible haut-le-cœur. J’ai traversé le boulevard Saint-Germain avant de vomir.
 
Beaucoup de gens s’interrogent sur ce qu’est « l’antisémitisme ». L’obsession impénitente, la suspicion permanente, être prêt à toutes les bassesses – y compris rallier un « noir » à La Cause – un incompréhensible et éternel ressentiment (et j’insiste sur ‘incompréhensible’) vis-à-vis des juifs, c’est ça l’antisémitisme.
 
Je ne crois pas qu’on ait beaucoup haï les « Noirs ». Ils ont été le plus souvent méprisés, dédaignés, animalisés, honnis, peut-être ont-ils fait peur, mais haï, profondément haï ? Je n’en suis pas sûr. Mais quiconque espère y trouver une sorte de réconfort, une protection, se trompe. Cela n’empêcha ni l’esclavage, ni les crimes racistes, ni la ségrégation, ni la colonisation, ni le travail forcé, ni les discriminations..
 
Certes, la place qu’occupent les « noirs » dans Mein Kampf est dérisoire – on en serait presque vexé – mais ils figuraient bien au bas de la « pyramide des races » établie par Hitler. Sans la défaite de 44 le Nazisme aurait fini par trouver une solution aussi à la « question noire ». Me reste en tête l’avertissement que reçut Franz Fanon de son professeur de philosophie : "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous."
 
Soixante six ans, jour pour jour, après le début du procès de Nuremberg, que des énergumènes comme celui de vendredi dernier vivent libres et prospères me fait froid dans le dos. Leur « problème »  juif est le nôtre.
Joël Té-Léssia