Les langues de nos mères

yakamoz_98151En octobre 2007, l’Institut für Auslandsbeziehungenun (Institut Allemand des relations culturelles internationales) réunit à Berlin un comité international d’experts chargés de désigner le plus « beau mot du monde » parmi 2500 propositions émanant d’une soixantaine de pays. Arrivèrent aux trois premières places et dans cet ordre : « Yakamoz », « Hu Lu » et « Volongoto ». Le premier terme, d’origine turque, signifie « reflet de la lune dans l’eau ». La traduction du mandarin« Hu-Lu » serait « ronflement harmonieux ». Le troisième mot, originaire de l’Ouganda désigne un « état chaotique, désorganisé ».

Il va sans dire que l’idée de ce concours est absurde. Harmonieux ou non, difficile d’imaginer qu’un mot renvoyant au ronflement soit parmi les plus beaux du monde : trente millénaires de civilisation pour en arriver là…

Il y a néanmoins quelque chose de fascinant dans le soin que différents groupes humains mettent à nommer certains aspects de la réalité. La tentation est forte d’en déduire de furtives leçons de psychologie sociale, comme si l’attention accordée à désigner une chose était un bégaiement de l’inconscient collectif, un lapsus freudien à l’échelle d’une « nation »

L’un des exemples les plus connus est l’allemand « schadenfreude ». Il est difficile de le traduire. Les termes français « mauvaise joie » et « joie perverse » échouent à rendre correctement l’idée de plaisir (plus que la simple satisfaction) éprouvé au malheur d’autrui. Pour autant ce contentement est trop passif et détaché pour être rendu par « sadisme ». Quelles leçons retenir du fait qu’il existe un terme en allemand pour synthétiser cette émotion universelle, alors que les myriades d’autres dialectes existant sur cette planète ont pour l’essentiel préféré s’abstenir ? Probablement pas plus que de l’existence de « saudade » en portugais qui désigne nostalgie et mélancolie, teintées d’une vague prémonition, comme si l’objet de ces sentiments était définitivement perdu, à soi et au monde ; ou encore celle du « han » coréen qui renvoie à un état d'esprit, une tristesse née d'un sentiment d’injustice personnelle et toute puissante, qui laisserait quand même la place à l’espérance.  

Aussi, lorsque la notion reste inchangée, de subtils glissements peuvent s’opérer dans le choix du locuteur qui sont remarquables et assez « parlants » : par exemple, en anglais et en espagnol, la notion de manque se traduit à la première personne (« I miss you », « Te extraño »), alors qu’en français et en italien, l’être manquant est le sujet plutôt que l’objet (« tu me manques », « tu mi manchi »).

A teacher embraces children  at a pre-school in Cape Town's Khayelitsha townshipA la base de ces vagabondages linguistiques se trouve un puzzle : les formes singulières que prend « l’empathie », dans plusieurs langues africaines. Il est malheureux qu’un terme aussi peu mélodieux que « Volongoto » ait été le représentant « africain » désigné par le Jury de Berlin (devant « Madala » en Haoussa qui signifierait « Dieu merci »).

Par exemple, la simplicité de l’interjection « ndeyssaan » (wolof) et sa mélodie neutralisent la complexité des sentiments qu’elle traduit : selon sa position dans la phrase et l’intonation, elle peut exprimer la pitié (passive) ou faire appel à la miséricorde (active), convoyer de l’enthousiasme ou un ébahissement devant le beau et l'exceptionnel. Mais plus encore, cette expression traduit une forme particulière de tendresse, de souffrance par procuration. Il est rare qu’un tel écheveau de sentiments et de sensations soit rendu par un seul terme. Qui plus est, même pas un nom ou un adjectif, une expression qui tient plus du cri que de l’interpellation.

Le terme « yako » est familier à tous les Ivoiriens et au-delà (bienheureux celui qui en trouve l’origine exacte). « Demander yako » signifie un peu plus que « demander pardon » ou faire « amende honorable ». D’abord on ne peut raisonnablement exiger de quelqu’un qu’il demande pardon, on peut forcer quelqu’un à « demander yako ». On peut refuser de pardonner, difficile d’imaginer qu’on puisse garder rancune ou conserver grief contre quiconque aurait « demandé yako ». C’est presque une forme primaire du « benedic mihi ». Mais aussi, le terme renvoie à l’idée d’effacer les malheurs, d’attirer à soi et de décharger autrui d’une partie de ses souffrances : la mère qui répète « yako » au gosse qui vint de chuter, l’ami qui le dit et le redit au tout récent orphelin, la ménagère inconnue qui le murmure au quidam abandonné en loques par des brigands. Le terme français "désolé" est trop faible, impersonnel et inadéquat pour porter pareille identification.

Il existe, je crois, dans la langue de ma mère (ma langue maternelle ? – en tout cas, celle qu’elle utilise pour me gronder), un terme pour désigner le géniteur qui a perdu son enfant – l’exact opposé de l’orphelin – terme qui à ma connaissance n'existe dans aucune langue indo-européenne. Je n’arrive pas à m’en souvenir. Je sais aussi qu’une expression (« yiehi »), assez difficile à prononcer (les «i » ont des longueurs et des accentuations différentes), similaire au « ndeyssaan » wolof, existe et peut renvoyer à l'idée de « proches », de « famille » ou de « clan » – comme si les notions de douleur et d’empathie étaient inséparables de celle de communauté de vie et de souffrance.

J’en retire une fierté un peu puérile. Je vois dans cette langue, un miracle égal peut-être à celui de la gastronomie italienne : richesse des sens, extrême simplicité des moyens. Je trouve quelque chose de reconfortant dans la complexité de cette langue toute en  périlleuses nuances et en inflexions, en pauses et en accélérations. Je retrouve parfois certaines inflexions et intonations définitivement « maternelles » dans ma pratique quotidienne du parler des missionnaires. A titre d’exemple : je n’ai jamais su où placer les accents aigus en français.

Pour le meilleur et pour le pire, je suis francophone. Mais, beaucoup d’entre nous en ont fait l’expérience : il y a les langues qu’on parle et celles dans lesquelles on pleure. Ce sont rarement les mêmes. Pour cela, je plains sincèrement les futures générations d’Africains qui n’auront pas à leur disposition ce répertoire immémorial, carte intérieure d’une géographie de la souffrance et du malheur, transmise jusqu’alors de mères en fils. C’est peut-être le prix du progrès et de la mondialisation.

Pour l’abolition des armées nationales africaines

La crémonie du 14 juillet, fête nationale française s’est déroulée cette année en présence du président malien par intérim, Dioncounda Traoré[1] et des ministres de la défense de 13 pays africains qui ont participé aux opérations militaires au Mali. Le défilé militaire a été ouvert par un détachement de soldats maliens (victorieux contre le terrorisme, comme chacun sait, ou ne sait pas…) et des forces de la Minusma. C’est à rendre le plus solide des intellectuels africains schizophrène.

Hormis les formidables troupes tchadiennes, il est impossible de repêcher un des voisins du Mali, dans la catastrophe que ce pays a connu au cours des dernières années. Tous ont plus ou moins traîné les pieds, du Sénégal au Nigéria, tout le monde avait son excuse bien en main : pas d’argent, pas d’avions, pas de légitimité, pas de stabilité, pas de troupes, on peut bien détacher 50 soldats à gauche, 120 ici ! Qui dit mieux ! Je me couche. Tu t’allonges ? Etc. Pendant des mois et des mois. Aujourd’hui, le club des 13 a délégué ses ministres à Paris. La couardise, ça se célèbre!

A quoi servent les armées africaines?

Il faudrait bien que quelqu’un pose la question suivante : de façon générale, à quoi servent les armées africaines ? A quoi exactement ?

restitution bases françaises

De mutineries en rébellions, de coups d’état en menaces de sécession, la plupart des troubles connus par les pays Africains au cours de cinquante dernières années sont venus de leurs hommes en armes. Les principales menaces armées auxquels les pays africains sont confrontés aujourd’hui ne peuvent être résolues par les armées classiques. Lorsqu’elle intervient, la toute puissante armée Nigériane est plus efficace à tuer des civils qu’à combattre Boko Haram. L’extrêmement disciplinée armée Sénégalaise a consacré les deux dernières décennies – et gageons les deux prochaines – à jouer à cache-cache en Casamance avec la rébellion. Face à la LRA, l’essentiel de l’armée ougandaise ne sert strictement à rien, ce sont des unités spécialisées, formées pour et à ce type de menaces qui sont le plus utile. Pour lutter contre la piraterie en haute mer, les attaques de champs pétroliers et la pêche illégale, les bâtiments de guerre accumulés par les pays du Maghreb ne sont strictement d’aucune utilité.

Le fait est que les pays africains constituent leurs armées et continuent de les entretenir, de leur consacrer des parts aberrantes et indécentes des ressources nationales, sous le prétexte qu’elles sont nécessaires en cas de conflits avec leurs voisins. Conflits qui la plupart du temps ne se réalisent pas. Et lorsque de tels guerres interétatiques ont lieu, c’est le plus souvent soit par procuration (Tchad contre Soudan, Rwanda et Congo), soit parce que l’armée a de fait pris le contrôle de l’Etat (l’Erythrée est l’incarnation africaine du vieil adage de von Schrötter « non pas un pays avec une armée, mais une armée avec un pays).

J’ai tourné autour de ce point à plusieurs reprises au cours des deux dernières années, c’est peut-être le moment de le formaliser : il est temps d’abolir les armées nationales en Afrique subsaharienne – les pays du Maghreb ont assez de raisons de les maintenir, entre les vieilles rancunes nationales et Israël, il n’y a qu’à choisir…

En abolissant ces armées, comme le fit le Costa Rica il y a plus de cinquante ans, cela dégagerait une partie des ressources financières gaspillées actuellement à entretenir une classe exceptionnellement dangereuse et meurtrière de ballerines pour jours de parade, mais cela aussi ôterait des systèmes démocratiques africains l’épée de Damoclès représentée par ces capricieux et virevoltants chiens de garde.

Imaginez le camp Gallieni… Fermé!

Des armées régionales seraient constituées, sous l’égide des exécutifs régionaux, déployables sous mandat conjoint du conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine et d’un organisme de coopération régionale dédié. Elles pourraient être organisées de façon à réagir contre les menaces nouvelles auxquelles l’Afrique est confrontée : trafic de drogue et de personnes, insurrections terroristes, piraterie. Ces soldats seraient le bras armé de la démocratie en Afrique, constitué par l’Afrique, pour l’Afrique. Plus besoin de recourir aux forces des anciens empires coloniaux. Les forces de police et de gendarmerie seraient certainement maintenues, mais sans plus. Plus de maréchaux, ni de généralissimes. Plus de chars autour des hotels des opposants. Il faudra se présenter tout propre devant une cour à Addis Abeba et expliquer en anglais pourquoi on veut bien faire un coup d’état.

S’il n’y a pas de soldats pour menacer le parlement ou les électeurs, qui pourra se maintenir au pouvoir par la force ? S’il n’y a pas d’armée nationale, qui pourra se mutiner contre un gouvernement démocratique ? Et s’il n’y a plus de garde républicaine hyper-loyale à l’hyper-président, qui décidera de tirer sur les opposants.

Je sais que rien de cela ne se réalisera bientôt. Pour mille raisons, le crépitement des tambours majors, le bruit des bottes sur le pavé, les têtes rasées, tempes et nuques dégagées, « présentez armes ! », tout cela a ses partisans.

Mais pour combien de temps encore ?

Imaginez le camp Gallieni. Fermé.

C’est si facile quand on essaie…

 


[1] Il faudra qu’un jour je me renseigne sur sa manie de l’écharpe blanche, à Dioncounda Traoré : en a-t-il une collection ? Des équipes de blanchisseurs sont-elles chargées de nettoyer nuitamment l’artefact  vestimentaire préféré de son excellence ? Qui la lui a offerte ? Et pourquoi blanche au fait, avec la poussière de Bamako ?

 

 

 

 

 

Dramé de la vie quotidienne

Bousso DraméComme tout le monde, j’ai souvent rêvé d’enlever et torturer des agents consulaires français. Des considérations somme toute mondaines m’ont jusqu’ici empêché de passer à l’acte : l’expiration de mon permis de conduire, l’horreur du sang, le code pénal…  Pour cette raison et pour d’autres[1], je ne peux que compatir avec Bousso Dramé, la jeune femme sénégalaise qui révulsée cette semaine par le traitement indigne qu’elle juge avoir reçu au consulat de France à Dakar, annonça dans une attendrissante lettre publique son refus pur et simple du visa qui venait de lui être accordé. Depuis sa dénonciation publique des conditions d’accueil et du traitement réservé aux demandeurs de visas dans les locaux du consulat de France, Bousso Dramé et sa lettre sont devenues le point de ralliement et le catalyseur de décennies de frustration et d’indignation, symboles miraculeux de la proprement désastreuse et "humiliante" politique d’immigration française.

Là s’arrête hélas ma sympathie. Que les médias aient trouvé en elle le porte-flambeau idéal, me surprend à peine (qu’attendre d’autre de leur part?) : belle, jeune, polyglotte, bardée de diplômes et en pleine réussite, cette martyre est plus présentable que le manutentionnaire analphabète qui a dû renoncer au troisième tour devant les grillages de fer de la rue Assane Ndoye. Que le public s’y laisse prendre est malheureux.

Ce qui n’était et n’aurait dû rester qu’un geste d’humeur, compréhensible et probablement honorable prend de plus en plus des allures d’opération politique et de communication, insensible à tout sens de la mesure et à toute ironie : avec une page Facebook et ses milliers de « fans », avec interview pour Jeune Afrique, professions de foi et de soutien, chants et poèmes à la « Rosa Parks » de Dakar, réitération de la volonté churchillienne de l’opprimée à tenir, appel à la mobilisation et à la résistance : « je sais que ce combat s'inscrit dans le vrai. Je sais aussi que la vérité triomphera ». C’est écrit sans ironie, ni recul.

Déjà, pour venir étudier en France, la résistante d'aujourd'hui a bien dû demander un visa au consulat, les conditions d'accueil, à l'époque étaient pires, je ne me souviens pas qu'elle l'ait refusé. Son indignation est une réaction d’orgueil et le haut-le-cœur d’une privilégiée qui s'attendait sans doute à un traitement préférentiel de la part des autorités consulaires. Je refuse de rejoindre le choeur consentant et naïf qui a découvert avec elle que les administrations publiques peuvent être éreintantes.

Dans « Accueillir ou reconduire – Enquête sur les guichets de l'immigration » (2009, Editions Raisons d'Agir, paris), le sociologue français Alexis Spire dresse un réquisitoire passionné et glaçant contre cette politique. Qu’il s’agisse des consulats ou des bureaux d’accueils en France, le constat est le même : flou juridique laissant un énorme pouvoir discrétionnaire aux agents de guichets et intermédiaires, conditions d’accueil indignes, traitement aléatoire et arbitraire des dossiers, caprices administratifs et corruption.

Taux de refus

Mais l’affaire « Dramé » tombe d’autant plus mal que de tous les pays de l’espace Schengen, les services consulaires français sont parmi les moins sévères envers les demandeurs de visa Sénégalais. Cela peut paraître contre-intuitif, mais les chiffres le prouvent. En 2011 et 2012, plus de 65% des demandes de visa "court séjour" déposées auprès des services consulaires français au Sénégal ont reçu une réponse positive. Au plus, il ne s’agit là que de données relatives, en termes absolus, les autorités françaises s’en sortent encore mieux : plus de 16.000 visas de courts séjours sont accordés chaque année par les consulats de France au Sénégal, sur la même période la Hollande n’en accordait qu’une cinquantaine. Et cela, après avoir refusé la moitié des demandes. La France commet assez d'ignominies  pour qu'on lui reconnaisse au moins les actes positifs qu'il lui arrive de poser.

Ceci évidemment ne traduit que l’extrême auto-sélection qui s’opère au sein des candidats à l’émigration (de court ou long séjour). De façon générale, les demandeurs de visa se recrutent parmi ceux qui pensent pouvoir l’obtenir. Les autres ont le plus souvent recours à l’émigration clandestine ou au renoncement. Ce sont eux les victimes, eux qui méritent notre indignation, notre compassion et notre engagement. Pour cela, l'effervecence autour du "cas Dramé" est indécente.

Visas accordés

Si elle n’avait pas été diplômée de Sciences Po et de la LSE (comme elle s'est empressée de le rappeler dans son "je refuse"), il est probable que Bousso Dramé n'aurait pas pris la peine de demander un visa au consulat de France. Et personne n’aurait prêté la moindre attention à son refus. Plus encore, si son statut socio-économique au Sénégal n’avait pas été ce qu’il était, il est certain qu’elle n’aurait pas daigné refuser le sésame en question. Si sa demande de visa n’était pas liée à l’obtention d’un second prix au concours d’orthographe (faut croire que ça existe encore) organisé par l’Institut Français de Dakar, elle ne l’aurait pas obtenu en quatre jours. Dans d’autres circonstances que celles-là et pour le Sénégalais lambda, le consul général de France à Dakar n’aurait pas eu à « s’expliquer ».

L’insensibilité des petites-mains chargées d’appliquer la loi d’airain du gouvernement français en matière d’immigration est de notoriété publique, et ce depuis belle lurette. Tout cela est connu et dénoncé depuis des années par des myriades d’associations et de bénévoles, sans gloire ni récompenses, sans pétulance ni autopromotion, en s’exposant à des risques bien plus grands et terribles que les 10 jours de vacances auxquels Mademoiselle Dramé a dû renoncer. 

Pour d’étranges raisons, ces « détails » semblent avoir échappé à tout le monde. C’est précisément pour cela que les allures de martyre et d’oracle assumées par l’intéressée depuis vendredi dernier me sont insupportables. Les relents d'«Indignez-vous » qui recouvrent cette initiative et l’accueil qu’elle a reçu sont ridicules. 

Que l’on se comprenne bien, je ne nourris aucune animosité particulière – bien au contraire – envers cette jeune femme. C’est le phénomène médiatique ici qui m’intéresse, dans ce qu’il révèle – et omet de rappeler : toutes les victimes ne sont pas dignes du statut de martyre.  Travailler pro-bono selon qu'on est sans le sou ou millionnaire n’a pas le même sens, ni la même force. Les indignations de privilégiés ont quelque chose d’intolérable. De bonnes causes peuvent avoir de mauvais porte-paroles et « martyrs ».


[1] Il se trouve que j’ai rencontré Bousso Dramé et sans ses encouragements, son entregent et sa gentillesse durant les épreuves d’admission à Sciences Po Paris, aujourd’hui, je serais probablement un des soldats de fortune exilés au Ghana par la victoire de Soro Guillaume et de ses alliés.

 

 

 

 

Les caïlcédrats qu’on inonde

JP-MANDELA-articleLargeDurant mes études au Sénégal, un ami nous avait conté les derniers moments de son grand-père, une histoire absolument effroyable. Ils étaient venus, ils étaient tous là : le patriarche mourant accompagné de sa famille entière, fils, petits-fils, beaux-fils, pièces rapportées, concubines et bâtards. Tout un capharnaüm autour du vieil homme agonisant. Et plus grave encore, toute la famille pleurait sa mort, devant lui qui respirait à peine mais était définitivement vivant… ça a duré des semaines. Une version africaine de « La Mamma » d’Aznavour, en fait, mais sans la guitare andalouse, sans les chansons, sans l’Ave Maria.

J’y ai repensé en relisant cet article sur les « familles » de Nelson Mandela : la vraie et la politique (l’ANC) qui se disputent déjà l’héritage et le prestige du saint nom, alors même que Mandela est encore – plus ou moins – en vie. Sur la photo qui illustre l’article, on aperçoit un vieillard émacié, le visage de marbre, le regard vitreux, ailleurs, harassé et confus, entouré d’une demi-douzaine d’imbéciles heureux, rondouillards, souriants et aux anges : le bureau de l’ANC. Le photographe, selon le journaliste du NYT, ne cessait de répéter à la relique de « sourire ». Et si Nelson n’a pas souri, ses compagnons de route souriaient assez pour une éternité.

Les enfants et petits-enfants de Mandela ont été choqués par cette opération de communication, paraît-il. Comment a-t-on osé répliquer (piquer) leur méthode ? L’une ses filles a eu la hardiesse de comparer l’héritage de Mandela à celui des Rothschild : ceux-là ont mis à profit le nom dont ils ont hérité, pourquoi les héritiers de Mandela n’auraient pas le droit d’en faire de même ? Je ne sais pour qui la comparaison est plus insultante : les descendants de la dynastie Rothschild qui ont su faire fructifier, étendre et protéger l’héritage reçu, qui sont ainsi rabaissés au rang de prête-noms ; ou le père mourant dont le labeur et les sacrifices ne valent guère mieux qu’un compte en banque ou une assurance-vie. L’animateur de télévision français Jacques Martin avait l’habitude de dire : « l’argent ne fait pas le bonheur. Il permet seulement dans ses vieux jours de revoir ses enfants plus souvent »…

Vincent ROUGET a exploré dans les pages même de Terangaweb-l’Afrique des Idées les incertitudes sur l’avenir d’une Afrique du Sud « post-Mandela ». Mais une question plus mystérieuse demeure, celle de l’attitude de Mandela après son retrait de la vie politique. Depuis une dizaine d’années maintenant, le prestige de sa lutte contre l’apartheid, son manteau d’homme de paix, son sourire et ses cheveux grisonnant ont tous été mis à contribution. Pour le meilleur et pour le pire. De la lutte contre le Sida aux intrigues politicardes. De la production de vin aux posters et aux pins’. Du recueil de citations aux films. Des Doctorats honoris causa aux livres de Ségolène Royal. J’avais proposé qu’on étende la gamme aux préservatifs « Mandela » (le goût de la liberté, etc.)

La fin de vie de Nelson Mandela telle qu’on l’observe aujourd’hui est triste et affligeante – comme toutes les fins de vie. Banal et incérémonieux clap final pour une histoire riche et exceptionnelle. Le labeur achevé, les sacrifices consentis, la place dans l’histoire établie et confirmée, il ne reste plus qu’à expirer. Mortel, forcément mortel. S’en aller, si possible sans trop gêner, sans faire trop de bruit. Céder la place aux nouveaux venus qui tendus et ridicules dans leur impatience attendent leur tour de manège. Et puis rien.

Certes, mais tendre vers cette sure extinction en étant entouré de hâbleurs et de marchands de colifichets ? Remus et Romulus tétant la louve mourante. En voyant cette image du “grand” Mandela réduit à pas grand-chose, au crépuscule de sa vie, le regard perdu dans un monde lointain – et effroyable – je ne peux qu’accepter cette idée impie : même si l’on m’offrait son destin, la certitude de demeurer dans la mémoire des hommes, le salut de mon âme assuré et l’éternité dans la joie des saints, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Et je repense aux derniers mots d’un autre géant, le chancelier Adenauer : « Da jitt et nix kriesche » (Cela ne vaut pas la peine de pleurer).

L’un de mes poèmes préférés de Philip Larkin est sa – justement célèbre – « Aubade ». C’est une réflexion désabusée et froide sur la mort. Ni mélancolique, ni stoïque, elle rejette les fausses consolations du courage et de l’indifférence :

« Courage is no good: /it means not scaring others.

Being brave/ Lets no one off the grave.

Death is no different whined at than withstood »

Joel Assoko

La terre de nos pères

APTOPIX SENEGAL MONUMENT CONTROVERSY

 

"Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit ;
"

Jean de la Fontaine, Le Laboureur et ses enfants
 
 
 
Vincent Rouget dans son admirable article sur la (non)-succession de Mandela et l’avenir incertain de l’Afrique du Sud effleure un sujet plus vaste et beaucoup plus effrayant, celui de cette génération de l’après-guerre et de l’état lamentable dans lequel elle laisse l’Afrique. Nous sommes la première génération à ne pas devoir « tuer ses pères ». Ils ont déjà fait tout le travail : nos pères se sont fait hara-kiri.
 
Ces élèves modèles qui peuplent Terangaweb sont fanas de listes : les cinq femmes les plus puissantes, les pasteurs les plus riches, les chefs d’Etat à qui il faut dire « dégage », ceux à qui on a déjà dit dégage, ceux à qui on a oublié de dire dégage la fois passée mais no-prob, on s’est souvenu d’eux cette année, etc. Mais ils sont bien incapables d’établir une liste d’Africains nés entre 1940 et 1960 dont on puisse vraiment être fier. Personne. Absolument personne. Essayez. Prenez votre temps. Qui ? Voilà, personne. En forçant un peu on pourrait sortir Toumani Touré et Tsvangirai du lot, mais vraiment, pour faire chavirer les cœurs et inspirer les foules… Tsvangirai, Toumani Touré et une poignée de bonnes femmes. Une vraie dream-team !
 
Et je n’exagère même pas. Cette génération n’a pas participé à la lutte pour l’indépendance – trop jeune -, elle ne peut pas participer à la révolution technologique – trop vielle. Entre les deux, elle aura tout raté. Les stratégies de non-développement, c’est eux. La guerre civile au Libéria et le Génocide au Rwanda, c’est eux. Les partis uniques, c’est eux. Les mouvements ultra-religieux qui pullulent sur le continent, c’est eux. Le Sida et le Paludisme, c’est eux. Le discours de Dakar, c’est aussi à cause d’eux.
 
Il faut juste voir le pauvre Mo Ibrahim suer chaque année pour trouver un « chef d’état ayant eu un leadership d’excellence ». En fouillant bien sous les décombres, il a ressorti un cap-verdien neuf et bien mis à qui il a remis l’enveloppe très vite, avant que le pauvre hère n’ait pu s’échapper. La jeunesse africaine s’ennuie et veut se barrer. Les trentenaires et quarantenaires attendent la retraite, sans jamais avoir eu de vrais boulots. Et les vieux, les « anciens » restent là, à se demander ce qu’ils ont fait de leur jeunesse, de notre Afrique.
 
Les vrais « combats » de l’ancienne génération, paraissent tellement désuets. On trouve encore des volontaires pour lutter « contre l’impérialisme ». Mais aucune personne sensée n’oserait exiger que l’armée française s’en aille du Mali.  Qui veut mourir aujourd’hui pour le panafricanisme ?
 
Gorée, l’Île aux esclaves, le souvenir de la traite négrière ont perdu de leur force émotionnelle. L’idéalisme et les grandes croisades ont disparu. On en viendrait presque à regretter l’apartheid. Ça au moins, c’était une vraie cause. Le « black empowerment » à côté…
 
L'Afrique prosaïque succède à l'Afrique des président-poètes. Il ne reste plus que le lourd et ennuyeux travail de « reconstruction ». Leur prendre l’Afrique, aux vieux, et essayer d’en faire quelque chose « qui marche ». Juste ça. Plus de grands projets ni de grands travaux. Plus de basiliques dans la savane. Plus de longues tirades contre les colons. Plus d’Afrique millénaire. Plus de « fiers guerriers dans la savane ancestrale ». Juste le Sida à contenir. La veuve de guerre à réconforter. L’orphelin à nourrir. Le malade à soigner. Le chômeur à employer. Rien de très glorieux, ni de très excitant. Mais il faut bien que quelqu'un le fasse.
 
Tout le monde ne partage pas ce diagnostic, à Terangaweb, comme ailleurs. Piété filiale et progressisme ont fait leur travail. Quand on leur demande  ce qu’on peut vraiment sauver de ce que nous ont laissé nos parents, ils hésitent. Sous la torture, ils laissent échapper un rauque gémissement de repentir et de honte, dans lequel on distingue difficilement  « révolution sexuelle… ONG ». C’est bien ça. Voici notre héritage : les godemichés et Bernard Kouchner.

Afrique du Nord, Adieu!

Le déclenchement de l’Opération « Serval » des forces armées françaises au Mali, marque une étrange, mais tellement prévisible, défaite de l’Afrique (du Nord).
 
Lancée le 11 janvier 2013, cette opération a trois objectifs, selon les informations communiquées par le ministre de la défense français Jean-Yves Le Drian,  :
 
  1. « arrêter l’offensive en cours des groupes terroristes et djihadistes ;
  2. empêcher leur avancée vers Bamako qui aurait pu menacer la sécurité du Mali ;
  3. assurer la sécurité des ressortissants français ainsi que des Européens. »

 

Soldats Français en partance pour Bamako - Opération Serval
 
 
On l’aura compris, il ne s’agit pas rétablir « la paix » ou « l’intégrité territoriale » du Mali. Ce boulot, ils le laissent « aux Africains ». Mais lesquels, exactement ?
 
Ce sont, au bas mot, un demi-millier de soldats français, une vingtaine d’avions, environ le double de blindés, un nombre non-spécifié de véhicules de transport militaires et quelques dizaines d’agents-instructeurs et de renseignement que la France entend déployer au Mali, pour une durée encore indéterminée. La Grande Bretagne mobilise des avions de transports militaires C17 et des drones américains seraient déjà sur le théâtre des opérations. Deux jours à peine après le lancement de l’opération, on dénombre un soldat français mort (le lieutenant Damien Boiteux), un blessé et un hélicoptère hors service.
 
Quelques questions méritent d'être posées :
 
Pendant que des soldats de l’ancien empire colonial risquent leur vie pour empêcher la transformation du Mali en sous-préfecture du califat djihadiste, que font l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie ?
 
A quoi sont employés les  130 hélicoptères de combat des forces aériennes algériennes ?
 
Hormis les sporadiques raides au Sahara occidental que fait le Maroc de ses 50 Mirage ?
 
A quoi servent les 200 chars Abrams de son armée de terre[1] ? La vingtaine d’avions de combat F16 ? Les 24 avions d’entraînement et les trois hélicoptères ? Les bombes à guidage laser? Et les 2 milliards de dollars dépensés pour l’acquisition de 16 nouveaux F16 ?[2]
 
Et les 5 milliards de dollars que dépense l’Algérie, chaque année, pour son armée[3] ?
 
Où sont les F-5 de la Tunisie ?
 
[ Voir ici le Panorama des forces aériennes au Sahel Tiré du World Air Forces 2011/2012 | Flightglobal Insight]
 
Tout cet armement, tout cet argent dépensé, pour quoi, exactement ? Pour la parade[4] ?
 
Oh l’armée malienne est indéfendable, pour sûr. Il faudra la reconstituer, c’est certain. Le système politique malien est brisé. Et ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on voit les soldats de la CEDEAO s’apprêter à mourir pour le Mali. Mais s’il est bien une région directement concernée par le succès ou l’échec de la poussée djihadiste au Mali, c’est bien le Sahel. Et les puissances économiques et militaires de cette région prouvent encore une fois leur incapacité à prendre l’Afrique subsaharienne au sérieux. On en est réduit à dépêcher des soldats Nigériens, en attendant que soient mobilisés ceux du reste de la CEDEAO… C’est dire l’état de la région.
 
A quoi s'attendent exactement les gouvernements des pays du Maghreb?
 
Qu'après le Mali les Djihadistes s'orienteront vers le Bénin? Il est évident qu'un Mali transformé en nouvelle Somalie laisse le Niger, son Uranium, son armée débilitée et sa tradition de coups d'état, à portée de canon. Et au delà, les reliquats du "khadafisme", les mouvements intégristes difficilement maîtrisés dans la région auront, de fait, une base arrière solide – probablement reconnue par l'UA. Se contenter d'ouvrir son espace aérien ( comme le fait l'Algérie) est à ce point en deçà de l'urgence de la situation qu'on ne sait s'il s'agit d'ignorance ou de sabotage. 
 
Et ce n’est pas faute d’avoir sollicité les pays du Maghreb. L’argument pré-mâché de « l’arrogance » occidentale ici fait long feu. Tout au long de l’année 2012 les Etats-Unis et la France n’ont cessé de démarcher l’Algérie, de convaincre ses autorités de participer à la préservation d’un semblant d’intégrité territoriale chez ses voisins[5], en vain. La diplomatie « souterraine » défendue par Alger (contre le « forcing militaire[6] » de Paris) a bien des raisons de se rester cachée – elle est honteuse : avec la pompe qui caractérise les grands moments de lâcheté, la Tunisie, la Libye et l’Algérie viennent d’annoncer un plan de coopération afin de renforcer la surveillance de leurs frontières[7]. Frontières mises en danger, par la « crise » au Mali – et encore plus, on le devine aisément, par « l’intervention française ».
 
Après le fiasco de l’intervention de l’Otan en Libye – fiasco pour l’UA[8] qui jusqu’au dernier moment n’a pas pu se résoudre à condamner l’usage de la force contre des civils -, l’apathie de l’ONUCI et de l’ECOMOG au plus fort de la crise ivoirienne de 2011, les Africains, dans leur ensemble, devraient se sentir morveux de devoir recourir encore une fois aux forces de l’ancienne puissance coloniale pour se sortir du pétrin. L’Afrique du nord, encore plus que le reste. Qui oserait, aujourd’hui, reprendre le cri de cœur d’Alpha Blondy : « armées françaises, allez-vous en de chez nous? »
 
Une cinquantaine d’abrutis manifestent devant l’ambassade de France à Londres contre l’intervention des forces françaises. Non pas par anti-impérialisme, mais en défense d’un autre impérialisme : l’imposition de la sharia à l’échelle planétaire[9].
 
Les affiches confiées parfois à des fillettes portant le voile lisent « Les musulmans arrivent ». On aimerait y croire…
 

Joël Té-Léssia


 

Selon les informations disponibles à l’heure actuelle, le gros des forces françaises mobilisées et mobilisables se résume ainsi[1] :

Matériel

Troupes

·         Des hélicoptères Gazelle du 4e régiment d'hélicoptères des forces spéciales (nombre non-spécifié)

·         2 Mirage F1 CR de l’Escadron de reconnaissance 1/33 Belfort

·         6 Mirage 2000D de l’Opération “Épervier”  basée au Tchad

·         3 Boeing KC-135 Stratotanker – avions de ravitaillement en vol

·         1 Hercule C-130

·         1 avion de transport Transall

·         Des Rafale du régiment Normandie-Niemen (nombre non-spécifié)

·         1 compagnie du 21e Régiment d’Infanterie Marine

·         1 peloton du 1er 1er Régiment Étranger de Cavalerie de la Légion étrangère

·         1 compagnie du 2e Régiment d'Infanterie de Marine

·         2 compagnies du  2e Régiment étranger de parachutistes.

·         200 militaires du groupement « terre » de la force Epervier (basée au Tchad) préparés à rejoindre Bamako

 

Une saison en transe

C'est contre le bon sens que j'ai accepté la proposition d'Emmanuel Leroueil et Nicolas Simel Ndiaye de tenir rubrique sur Terangaweb. Mais c'est toujours en ayant à coeur la défense absolue du bon sens que j'ai mené cette tâche. J'aurai en vérité conduit, presque en solitaire, une assez éprouvante bataille contre moi-même et ma fainéantise naturelle pour produire semaine après semaine, une chronique plus ou moins lisible, sur ce que je "voyais".

Seul le temps dira si j'ai eu raison de préférer une Libye sans otage à une Libye sans OTAN; de considérer que des statues et fétiches Dogon valaient moins que les vies de soldats et la démocratie malienne; de trouver obscène et puérile l'obsession que l'homosexualité soulevait dans tant de pays africains; de m'indigner du silence des médias africains sur la nouvelle vague de famine en Afrique de l'Est ou l'élection de Mogoeng Mogoeng à la tête de la Cour Suprême sudafricaine; de penser l'adulation dont bénéficie Soro Guillaume sotte et criminelle; de rappeler qu'Abdoulaye Wade était avant tout une créature des Sénégalais, un produit de leur indolence; de perdre patience devant la Mandelâtrie qu'on nous impose depuis bientôt quinze ans. Seul le lecteur dira si chemin faisant j'aurai bousculé quelques conformismes sur la Couleur Noire, l'obsession de la généalogie et des racines, l'inanité des religions et des superstitions. Enfin, seule la postérité, donc la mort, dira si cette entreprise était oeuvre d'art ou sordide perte de temps.

"Ce que je vois" sera interrompu durant l'été. La saison 2 devrait être plus politique.

Maintenant que j'y pense, je ne suis pas sûr que je paierais pour lire mes chroniques… Autant les rendre disponibles gratuitement, elles ont été écrites pour être lues… Voici le résultat d'une saison passée en transe.

Une Saison en Transe

La Légende de Césaire

 

Un essayiste talentueux et inspiré devrait un jour, réaliser une biographie croisée d'Aimé Césaire et d'Octavio Paz. Des écrivains que ce malheureux vingtième siècle nous a donné, ces deux hommes représentaient une anomalie : à la fois poètes de talent et essayistes de génie; marginaux couverts de gloire, radiologues exaltés et impitoyables de deux "civilisations" – la "nègre" et la "mexicaine", maîtres de leurs langues, étoiles errantes du surréalisme et hommes de gauche en rupture de communisme. Avec Le Labyrinthe de la Solitude, recueil d'essais publié en 1950, Paz établissait une véritable psychanalyse de la société mexicaine (mythologie, psyché, conscience politique, aspirations artistiques). Cette même année, Césaire redigait le célèbre Discours sur le colonialisme, réquisitoire précis, sec et implacable non seulement contre le fait colonial, mais aussi contre le discours colonial, la mentalité du colon, la prose et la pensée des civilisations "colonisatrices". L'un des poèmes les plus célèbres de Paz s'intitule "Piedra de Sol". C'est un long texte cyclique, qui évoque le calendrier Aztèque [Pierre du Soleil], l'éternel retour en courts vers pleins, finis, autosuffisants. Le Cahier d'un retour au pays natal est aussi une brillante divagation sur cette même obsession. Tous deux sont décédés à dix ans d'intervalle, presque jour pour jour (19 avril 1998 pour Paz et 17 Avril 2008 pour Césaire) La plupart des gens que j'admire ont la bizarre habitude de mourir en avril (Desproges, Revel, Césaire, Paz, Emerson — qui a dit Mussolini? )

Le souvenir de Césaire est d'autant plus brûlant aujourd'hui, jour d'élection présidentielle en France. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'aurait dit Césaire? Qu'aurait-il fait? Qu'aurait-il pensé de tout ça. Celui qui avait rompu avec pertes et fracas du Parti Communiste Français en 1956, aurait-il compris le renouveau de l'extrême gauche ? Le farouche anti-colonialiste aurait-il toléré les hérauts du Discours de Dakar? Qu'aurait-il dit de l'accueil que la presse de droite réserva au médiocre "sanglot de l'homme noir" d'Alain Mabanckou? Qu'aurait-il pensé de Patrick Lozès et de ses velléités étouffées de candidature à la présidentielle? Qu'aurait-il pensé de la "norvégienne ménopausée"? La façon dont on s'empressait de transporter sa dépouille au panthéon… Qu'aurait-il pensé de tout ça?

J'ai eu beaucoup de mal avec le Césaire des derniers jours. Le côté icône, vieux gri-gri, "nègre fondamental", Mandela des Caraïbes me les gonflait prodigieusement. Et puis j'ai compris. Son dernier cri : "nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde" n'est pas moins fort, moins poétique que les "armes miraculeuses", juste plus impatient. Il était devenu impatient sur la fin, parce que la bêtise revenait plus forte encore que jamais. Paz aussi sur la fin, perdit définitivement patience avec les démissions des intellectuels de son temps, incapables de construire une défense morale de la démocratie en Amérique Latine. Les esprits vraiment supérieurs deviennent assez intolérants sur le tard. C'est à cela qu'on les reconnaît.

 

Joël Té-Léssia

Sans hésitations, ni murmures

 

 

 

« Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un

               Assemblage de bâtons et de haillons

(…)

Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil.

Dis-moi donc l’orgueil de mes pères »

Ndessé, Léopold Sédar Senghor

 

Si les « mémoires de guerre » et les chroniques martiales de qualité abondent, il existe, à ma connaissance, très peu de bons ouvrages sur la vie militaire : quelques chapitres de La Promesse de l’Aube de Romain Gary, Hommage à la Catalogne d'Orwell, Les désarrois de l’élève Torlëss de Musil et la Ville et les Chiens de Vargas-LLosa. Au-delà, il n’y a rien de très lisible[i]. Rien qui dise suffisamment l’enfermement, la saleté, l’injustice, la peur, la violence, la faim et la misère sexuelle, rien non plus qui rende convenablement justice à l’innocence, à l’apprentissage du métier de tuer, à l’esprit de sacrifice inculqué à coup de Pataugas dans les reins et à la solidité des liens qui se tissent dans la vie d’un soldat. C'est l'une des raisons pour lesquels, les "civils" ne comprennent presque jamais les réactions et les motivations des "corps habillés".

 

Je garde, pour ma part, un souvenir assez pénible des années passées au Prytanée Militaire Charles N’tchoréré de Saint-Louis (Sénégal), du décrassage matinal au champ de tir, de la Préparation Militaire Elémentaire au Brevet de parachutisme, de la « Nuit Noire » à la cérémonie de remise des insignes, des violences subies à celles infligées aux autres. Malgré cela, je n’ai jamais cédé à la tentation du mépris.

 

C’est un privilège de « civils » que de mépriser ou d'aduler les militaires. La mutinerie des soldats maliens en Mars 2012 qui mena au renversement d'Amadou Toumani Touré est condamnable parce que irréfléchie, impétueuse et incroyablement dangereuse. Les membres du CNRDR sont une petite bande assez grotesque de sous-Sankara. Soit. Mais cela n'enlève rien au traumatisme qu'a représenté l'avancée des troupes du MNLA au début du mois de mars, ni à la colère que la lenteur du pouvoir politique à prendre la mesure de cette rébellion a provoqué dans les rangs, ni à la peur que le sous-équipement de ces troufions maliens exilés dans le Nord du pays et les images des exécutions commises par Ansar El Dine ont suscité. Voilà de très jeunes hommes mal payés, mal armés, mal dirigés, mal nourris, mal logés, mal aimés, mal du pays, loin de leurs familles. Et on attend d'eux les plus grands sacrifices. Et on hausse les sourcils parce qu'ils regimbent devant la tâche ingrate?

 

Je ne sais pas si les militaires maliens ont eu raison de s'indigner de leur sort. Je sais néanmoins que la consigne : "un ordre est à exécuter sans hésitation, ni murmures. Et celui qui donne l'ordre en est le seul responsable" est d'une logique moyenâgeuse. On peut condamner la désertion de poste des officiers de Kidal. Je ne crois pas qu'on doive mépriser ces soldats. Aussi forte qu'en soit la tentation.


Joël Té-Léssia


[i] Il existe en revanche d’assez braves œuvres cinématographiques sur la vie de soldat : Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène, We were Soldiers de Randall Wallace ou la série Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks.

 

 

 

 

 

 

Sur le chemin de Damas

 

Léon Gontran Damas aurait eu 100 ans, cette semaine. C'est l'occasion inévitable pour les journalistes de nous sortir le fameux, le "3ème mousquetaire" de la négritude, le "3ème homme", le "moins connu" des fondateurs de la négritude etc. sans jamais prendre la peine d'expliquer la place unique, exceptionnelle qu'il a occupé dans la naissance de ce mouvement littéraire.

Précoce et précurseur

On oublie que Pigments a été publié en 1937 et interdit en 1939, quand le Cahier… de Césaire n'apparaissait qu'en 1939 et Les Chants d'ombre de Senghor ne voyaient le jour qu'en 1945. Mieux, la plupart des poèmes de Pigments avant été déjà publié dans différentes revues de l'époque et quelques uns, rédigés durant l'adolescence de Damas. Avant l'éloge de Breton à Césaire, il y eut celui de Desnos au jeune Damas.  Certainement le plus précoce des trois, et peut-être le plus fin connaisseur du mouvement de la renaissance afro-américaine.

On oublie les profondes tragédies qui ont marqué son enfance : la mort de sa soeur jumelle et de sa mère alors qu'il n'avait pas encore un an, la mort de sa grand-mère dont la vue du cercueil le rendit muet pendant… cinq ans et retarda son entrée à l'école primaire. Quand on parle de la violence de l'écriture de Damas, on oublie cette part d'enfance troublée, violente. Et il était Guyanais, métis. L'arrivée à Paris et les "Ah vous êtes guyanais, votre père était-il un bagnard?" Sans ça, il est difficile de comprendre :

"d'avoir été trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j'aurais donné
une pleine vie d'homme
pour te sentir 
te sentir près
près de moi
de moi seul
seul "

ou

"Se peut-il donc qu'ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique
qu'ils ont cambriolée"

et l'affreuse incidente dans hoquet

"Non monsieur
        vous saurez qu'on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres[je souligne]"

Et ce statut de métis Guyanais n'a pas rendu simple la relation du "troisième homme" à l'Afrique, il n'a jamais cédé entièrement à l'idéalisation du continent, restant le plus vigilant, le moins prompte à l'envolée lyrique de tous les "fondateurs de la Négritude". Peut-être que seul David Diop par la suite creusera le même sillon. Bien avant le désenchantement des années 70. Précurseur.

Précurseur aussi dans l'appel à la révolte :

Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens

(…)

Moi je Moi 
je leur dis merde
et d'autres choses encore

(…)
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
Moi je leur demande
                            de foutre aux "Boches" la paix "

 

Ou encore

"Passe pour chaque coin recoin de France
d'être
un Monument aux Morts
Passe pour l'enfance blanche
de grandir dans leur ombre mémorable
vivant bourrage de crâne
d'une revanche à prendre

(…)

Passe pour tout élan patriotique
à la bière brune
au Pernod fils
mais quelle bonne dynamite
fera sauter la nuit
les monuments comme champignons
qui poussent aussi
chez moi "

Et tout ça est écrit pas un jeune homme de 25 ans, en 1937!

Si Césaire était le tam-tam (notez la cadence : "Va-t-en/, lui disais-je/, gueule de flic/, gueule de vache/, va-t-en/ je déteste/ les larbins/ de l’ordre et/ les hannetons/ de l’espérance/. Va-t-en/" 2/3/3/3/3/2/ etc.), Senghor le… Enfin, tout ce qui lui venait en tête au moment d'écrire (orchestre philharmonique, tambour égyptien etc.) Damas était l'enfant du Jazz. Et quel enfant :

"ils sont venus ce soir où le 
tam
    tam
        roulait de
                    rythme
                             en
                                rythme
                                         la frénésie "

ou

"Et puis et puis
et puis au nom du Père
                       du Fils
                       du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
        Et puis et puis
        et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en"

Et il faut lire "hoquet", le relire, le relire encore et l'on verra derrière le rejet l'humour, derrière la colère la peine, et on verra surtout, penché sur son corps immobile, l'enfant qui essaie de réveiller sa mère.


Joël Té-Léssia

Biens mal acquis : l’étau se resserre autour des dirigeants corrompus

Terangaweb a rencontré Rachel Leenhardt, chargée de communication de l'association SHERPA, qui mène l'enquête sur les biens mal acquis par des chefs d'Etat africains. Nous faisons le point sur l'avancée de l'enquête (perquisition de l'immeuble Obiang Nguema), sur la possibilité de poursuite judiciaire pour de nouveaux chefs d'Etat, notamment le président Wade, sur les circuits de blanchiment d'argent détourné et sur la perception dans l'opinion publique africaine de l'action de Sherpa.

Terangaweb : Bonjour, depuis le dernier entretien accordé par Sherpa à Terangaweb, l’enquête sur les biens mal acquis du clan Obiang a connu de nouveaux rebondissements. De la saisie d’une collection de voitures de luxe en septembre 2011 aux nouvelles perquisitions, qu’est-ce qui a changé ?

Sherpa : On constate une véritable avancée de l’enquête, c’est particulièrement intéressant parce l’immeuble de l’avenue Foch et tout ce qui a été perquisitionné ont été achetés en 2009 c’est-à-dire après le dépôt de la première plainte. Cela signifie donc que les Obiang (ainsi que Denis Sassou Nguesso et les Bongo) ont continué à acquérir des biens en France – vraisemblablement avec de l’argent illicite- alors même qu’ils étaient sous le coup d’une plainte. Ce qui montre que les mécanismes de préventions ne fonctionnent pas. Par ailleurs, on a obtenu une extension du mandats des juges à ces nouvelles acquisitions grâce à une demande de réquisitoire supplétif faite avec TI France. Une première demande a été rejetée par le parquet d’où le dépôt d’une seconde plainte avec constitution de partie civile pour saisir directement les juges d’instruction. On a fini par obtenir le réquisitoire supplétif qui a permis aux juges de faire cette nouvelle perquisition qui change l’allure de l’évolution du dossier. Par ailleurs l’immeuble qui a été perquisitionné n’avait pas été identifié par la Police lors de la première enquête en 2007 et c’est Sherpa qui dans une note en a démontré l’existence. Ceci a été déterminant dans l’évolution du dossier et a permis une accumulation croissante d’éléments pouvant conduire éventuellement à une mise en examen.

Terangaweb : Cela marque-t-il une reconnaissance plus forte du travail effectué par Sherpa ?

Je pense que depuis un moment le travail de Sherpa est pris au sérieux : le fait qu’on ait réussi à obtenir la nomination d’un juge d’instruction témoigne déjà de la reconnaissance de la légitimité de Sherpa et de l’importance de ses travaux. Cela veut également dire que Sherpa a su fournir les éléments nécessaires pour que ses allégations soient prises au sérieux par les autorités judiciaires. Par ailleurs, il faut aussi comprendre que Sherpa n’aurait pas réussi à faire ouvrir une enquête judiciaire sur des chefs d’États en exercice sans éléments convaincants.

Terangaweb : La Tunisie a lancé une procédure en Suisse et en France, notamment, contre près de 300 anciens dignitaires du régime, toujours dans le cadre des biens mal acquis ? N’est-ce pas un bon signe ?

Concernant des pays comme la Tunisie, il faut souligner qu’on a, là, deux cas de figure complètement différents. D’une part on a une révolution qui a conduit au départ des dirigeants qui de toute évidence étaient corrompus et qui se sont servi de leurs pouvoirs pour accumuler de l’argent et s’acheter des biens en France ; on a donc de nouvelles autorités qui, a priori, ont immédiatement besoin de ces fonds accumulés par leurs prédécesseurs pour reconstruire leur pays et partir sur de nouvelles bases. D’autre part on a trois dirigeants qui sont toujours en place qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait des enquêtes les concernant. Aussi, la coopération qui se fait avec la Tunisie est impossible avec des pays comme la Guinée Équatoriale, le Gabon ou le Congo-Brazzaville  ; de plus, les biens confisqués à ces dirigeants ne peuvent être rendus aux autorités du pays tant que ces responsables sont au pouvoir.

Terangaweb : En cas de restitution de biens à un pays, Sherpa assure-t-elle le suivi de leur bonne gestion ?

Le suivi de la gestion des biens restitués est extrêmement important mais cela n’est pas directement du ressort de Sherpa. On pourra suivre leur gestion de façon informelle mais c’est très important qu’il ait une société civile sur place ou des institutions qui assurent ce suivi. Il y a une initiative de ce type au Nigéria liée au recouvrement des avoirs après le départ de Sani Abasha. C’est une association appelée SERAP qui demande des comptes à son gouvernement sur l’utilisation de cet argent afin de vérifier qu’il bénéficie bien à la nation.

Terangaweb : SHERPA enquête-elle sur de potentiels avoirs illicites des WADE (Père et fils) en France ?

Concernant la famille Wade et leurs potentiels avoirs en France, on s’y est intéressé aussi comme on l’a fait avec d’autres dirigeants d’Afrique et d’ailleurs. Vous savez, plus l’affaire des biens mal acquis est connue, plus on reçoit d’informations, soit de la part d’une association locale, soit des personnes qui de par leurs métiers ou leur position géographique ont accès à des données qui peuvent nous être utiles. On n’a pas l’intention, dans l’immédiat de porter plainte contre Wade bien qu’il y a eu des informations en ce sens, dans la presse, ces derniers jours. Cette question n’est pas à l’ordre du jour d’autant plus que les présidentielles sénégalaises sont toujours en cours.

Terangaweb : Transparency International (TI) France demandait récemment l’ouverture d’une enquête sur le financement du Prix Obiang de l’UNESCO. Sherpa est-elle associé à cette démarche ?

En fait la répartition des rôles entre Sherpa et TI France est difficile à comprendre. Officiellement c’est TI France qui est partie civile c’est-à- dire que eux peuvent être en communication directe avec les juges d’instruction. TI France a rejoint la plainte en 2008 pour apporter plus de poids, de légitimité étant donné que c’est une organisation internationale, reconnue et légitime sur les questions de corruption. Maintenant, l’expertise juridique nécessaire au traitement du dossier et la stratégie sont apportées par Sherpa. C’est comme si Sherpa agissait en tant qu’avocat-conseil de Transparency International. Du coup sur le financement du prix Obiang, nos informations montrent que les fonds ont été tirés des comptes du trésor public équato-guinéen, et si ces données sont confirmées par l’enquête, elles entreront de toute évidence dans l’ « affaire des biens mal acquis ».

Terangaweb : Que pensez-vous de la position de l’UNESCO dans cette affaire ?

Je pense qu’elle est extrêmement ambigüe d’autant plus que le prix avait été approuvé dans un premier temps. Ils sont particulièrement embarrassés par la situation parce que depuis sa création le prix n’a jamais été remis à cause de la mobilisation de la société civile, des intellectuels et des prix Nobel comme Desmond TUTU qui l’ont dénoncé. Cependant la décision de renommer ce prix montre qu’il y a un élan de solidarité de la part des délégations africaines qui auraient pu y voir une stigmatisation des pays africains alors même que l’Afrique décidait de proposer quelque chose d’innovant au sein d’une institution internationale.

Terangaweb : Parlons maintenant des paradis fiscaux. Pourriez-vous revenir un moment sur le fonctionnement des circuits de blanchiment d’argent ? Les chefs d’Etats africains ont-ils des circuits dédiés ?

Les circuits de blanchiment d’argent sont difficiles à appréhender du fait de leur complexité et parce que l’avantage des paradis fiscaux c’est qu’ils sont des endroits où règne le secret bancaire–. Par ailleurs, ces circuits sont très flexibles : on peut à tout moment, changer de circuit et adapter en permanence ses transactions via d’autres canaux de transferts d’argent. Cela nous empêche de savoir s’il y a des circuits dédiés pour les chefs d’Etas africains  ; vraisemblablement, il y a des transferts via des paradis fiscaux pour qu’on ne puisse pas identifier la source première de l’argent (qui peut être par exemple les caisses de l’Etat ou un pot de vin versé par une entreprise). Mais il y a aussi des intermédiaires (banques, agences immobilière, notaires, avocats…) qui jouent un rôle sur le sol français.. Ces éléments sont particulièrement intéressants à comprendre dans la mesure où il ne suffit pas seulement de démontrer et dénoncer l’existence des biens, a priori mal acquis, il faut aussi pouvoir retracer leurs origines et prouver leur caractère illicite.

Terangaweb :  Votre association a-t-elle des relais dans ces paradis fiscaux ?

Sherpa n’a pas de relais dans ces paradis fiscaux mais nous avons de nombreux échanges avec des associations partenaires, notamment basées en Espagne et aux Etats-Unis ou des procédures similaires sont en cours.

Terangaweb : Comment Sherpa accueille-t-elle les réactions de la classe politique africaine visée par l’enquête sur les biens mal acquis ? En Guinée-équatoriale, on parle d’une violation du droit international public (Maître Olivier Pardo, avocat de la Guinée équatoriale, interrogé par FRANCE 24).

La réaction de la Guinée Équatoriale est, pour nous, en décalage avec les faits. Il ne s’agit pas que d’une action associative : en ce moment le dossier est aux mains de la justice française. Et accuser la justice française, au vu de cette nouvelle perquisition, de violation du droit internationale, est pour le moins curieux. Depuis le départ, on assiste à toute une campagne de dénigrement des associations à l’origine de la plainte, de la part du gouvernement Equato-Guinéen par exemple, qui met aussi la pression sur le gouvernement français afin qu’il intervienne dans la procédure. Par ailleurs, c’est vrai que SHERPA a une image très ambiguë auprès de la diaspora et des populations locales, qui s’informent par le biais d’une presse contrôlée, et qui ont l’impression que notre travail n’est rien de plus qu’une stigmatisation de leurs leaders et, au-delà, des pays africains. Il faut aussi souligner la confonusion entre la personne du chef de l’Etat et l’institution lorsqu’on parle d’atteinte à la souveraineté de l’Etat Equato-guinéen, dans la mesure où ces biens n’appartiennent pas à l’Etat mais à la personne privée du chef de l’Etat ou de son fils.

Terangaweb : Ne faudrait-il pas vous faire connaître davantage dans l’opinion publique africaine ?

Ce serait très utile. D’ailleurs il y a pas mal de journaux en ligne qui relaient l’ « affaire des biens mal acquis » et qui ont une audience importante en Afrique, notamment Jeune Afrique. Mais concernant les pays dont les dirigeants sont visés par la plainte, il est quasi-impossible d’y faire une campagne médiatique, dans la mesure où la presse est fréquemment contrôlée par ce même pouvoir.

Terangaweb : Depuis le lancement des activités de l’association pensez-vous qu’il y a des progrès de la bonne gouvernance en Afrique ?

C’est difficile d’apprécier l’évolution de la bonne gouvernance en Afrique, parce que nous n’avons pas les données nécessaires pour créer un indice d’évaluation de la bonne gouvernance à l’aune de nos activités. Ce n’est d’ailleurs pas notre objet. Cependant Transparency International a mis en place un indice lui permettant de suivre l’état de la corruption dans ces pays, contrairement à Sherpa qui travaille sur volet juridique des financements illicites.

Entretien réalisé par Papa Modou Diouf et Joel Té Lessia pour Terangaweb

Stop Kony 2012 : Ce qui rend cette campagne impardonnable

L'ONG américaine Invisible Children a secoué la planète, la semaine dernière avec la  publication de la vidéo Kony 2012 (http://www.youtube.com/watch?v=Y4MnpzG5Sqc ) appelant à l'arrestation du leader la LRA (Armée de Résistance du Seigneur), l'ougandais Joseph Kony, dont les troupes sont accusées d'avoir enlevé et formé 66.000 enfants-soldats en Ouganda et dans les pays voisins, occasionné le déplacement de près de 2000.000 de personnes et commis d’innombrables autres atrocités au cours des vingt-cinq dernières années.

Cette vidéo d’une trentaine de minutes a été visionnée – et c'est le record absolu dans cette catégorie – plus de 75 millions de fois en moins d’une semaine. Elle constitue moins un plaidoyer, qu’une requête claire et incessamment répétée : il faut mettre un terme à la cavale meurtrière de Kony. Aux témoignages des victimes de Kony – dont celui poignant de Jacob, jeune Ougandais rescapé des hordes de la LRA et devenu (malgré lui ?) le symbole de cette souffrance – s’ajoutent des interviews de personnalités importantes (CPI, classe politique ougandaise, hauts responsables occidentaux, etc.), des extraits de conférences, meetings et manifestations organisés par Invisible Children. Mais une grande portion de cette vidéo est dédiée à l’aventure personnelle du réalisateur : son combat.

Le temps consacré au retour sur le choc personnel qu’a été, pour lui, la découverte des souffrances infligées aux victimes de la LRA et qui mena à son engagement associatif, ou aux témoignages des rescapés et des militants est relativement bref, sinon objectivement, du moins pour le spectateur, comparé aux longues minutes où l’on voit l’enfant du documentariste exposer qu’il faut, oui, définitivement, mettre un terme aux agissements de Kony. Comme si le témoignage des victimes n’était pas suffisant. Il fallait une figure innocente et attachante. On repense bizarrement à une publicité en vogue pour Google.

La bouche après le cœur et avant la tête : il s’agit de rendre Joseph Kony « célèbre », tristement ou non, mais célèbre. De la même façon que Saddam Hussein ou Ben Laden l’ont été. Mettre un visage et un nom sur les crimes commis dans une région obscure d’un continent virtuellement absent des radars de la politique américaine. La vidéo contient d’assez ennuyeux extraits de rencontres entre représentants de l’association et responsables du gouvernement américain qui benoitement expliquent que l’Ouganda et Kony ne menacent pas directement la sécurité nationale et les intérêts stratégiques de l’Amérique. Que cette annonce, somme toute banale – nul besoin d’une licence en géopolitique pour savoir que Kampala n’est pas Téhéran – choque les représentants de Invisible Children est compréhensible. Qu’elle les mène à agir est louable. Qu’elle les surprenne est inquiétant. La frontière est mince entre idéalisme et ingénuité, entre engagement et naïveté. Le raisonnement est circulaire et bancal : Joseph Kony commet des crimes abominables depuis des décennies ; Joseph Kony n’est toujours pas arrêté pour des actions qui ailleurs auraient provoqué un tonnerre de réactions musclées et décisives (l’allusion, l’amère allusion en début de vidéo : «un camp pareil ? Aux USA ? ça aurait fait le Une de Newsweek ») ; si Joseph Kony n’est pas arrêté, c’est parce que personne (parmi ceux qui comptent) n’est au courant ; il faut parler de Joseph Kony, en faire parler, le faire connaître ; Joseph Kony connu sera identifié comme ennemi public ; l’ennemi public est arrêté ; son arrestation restaure le calme à Gotham City. Parlez ! Faites parler de Joseph Kony ! Faites arrêter Joseph Kony ! C'est naïf et brouillon.

Mais, et c'est l'essentiel, si naïveté il y a, cette naïveté n’est pas exclusive à Invisible Children. La réaction de Luis Moreno Ocampo, procureur de la CPI telle qu’elle apparaît dans la vidéo est atterante : « arrêtez-le et ça… réglera tous les problèmes » Vraiment ? Cette approche d’amateur et de pieds nickelés à la résolution des conflits armés et des crises est stupide. Mais, à la réflexion, on la retrouve dans le mandat d’arrêt lancé contre Omar ElBéchir (arrêtez-le, ça règlera tous les problèmes), l’assassinat de Khadafi ou l’exécution de Saddam Hussein. On la retrouve de l’autre côté dans l’emprisonnement de Mandela ou, si l’on veut la crucifixion d’un hérétique juif sur le mont Golgotha. L’idée qu’il suffit de mettre un terme aux agissements d’une seule personne pour résoudre toutes les difficultés peut avoir son importance dans les phases de naissance ou au crépuscule de certains mouvements. La question qui reste en suspens et à laquelle les contempteurs de Kony2012 n'osent pas répondre, parce que leur réponse serait impudique est pour tant simple : faut-il oui ou non arrêter Joseph Kony?

 L'hypothèse généreuse est qu'arrêter Joseph Kony en 2012, ne mettra pas un terme aux exactions commises par la LRA. Tsahal et les Forces Armées Colombiennes ont montré qu’on pouvait affaiblir momentanément des guérillas en atteignant leurs leaders, sans pour autant les détruire. Joseph Kony aujourd’hui n’est plus le « chef mystique »  des années 80. C’est un homme qui dirige, comme il peut, un conglomérat de forces disparates, sauvagement meurtrières certes mais opérant avec une assez grande autonomie; une autre possibilité est que son arrestation rende ces bandes encore moins contrôlables et plus violentes. Elles ont déjà commencé à errer jusqu'au Sud Soudan. Pourtant ce n'est pas l'angle sous lequel cette campagne a été le plus souvent attaquée.

Il y eut d'abord les insinuations sur les finances et le fonctionnement de l'association. Puis les allusions à l'ignorance de ses responsables : diable, ils ne se sont pas rendus compte que Kony n'est plus en Ouganda mais se déplace dans les pays voisins. Et l'argument massue : voici la résurrection du fardeau de l'homme blanc. Vraiment? Faut-il arrêter Joseph Kony? Si non, que fait-il en tête de la liste de la CPI? A demi-mots, il se murmure maintenant  que, même si l’on considère que pour le symbole et parce que son arrestation pourrait sérieusement déstabiliser la LRA, il est nécessaire d'arrêter Joseph Kony, penser qu’il est possible d’y arriver par une mobilisation des consciences et des cœurs, à travers Twitter, Youtube et Facebook est abscons. Le Buzz avant les bombes, les tags avant la mitraille : rêveries d'adolescents. Vraiment?

Là où la campagne d'Invisible Children met la société américaine – et au-delà de celle-ci, la communauté dite internationale – en face de ces contradictions c'est dans cette naïveté là, cette innocence. Le buzz provoqué par Kony2012 est la version condensée du long pilonnage médiatique qui a précédé l'intervention américaine en Irak. Celui-ci a été accepté, celle-là indigne soudainement. Parce qu'elle ne laisse pas d'échappatoire : elle est efficace parce qu'elle est impitoyable. Lorsqu'on est agacé par l'indifférence générale face à la famine en Afrique de l'Est, comment se plaindre que de jeunes gens se mobilisent contre un seigneur de guerre? Si personne n'est près à s'engager POUR les victimes, autant essayer de les faire s'engager CONTRE les bourreaux.

Lorsque le président américain Barack Obama décida d'envoyer une centaine d'instructeurs militaires en Ouganda pour aider à la traque de la LRA, John McCain s'opposa à l'initiative : il ne faut pas s'embourber dans une guerre africaine. Rush Limbaugh pensa même, dans un premier temps, que le "musulman" Obama envoyait l'Amérique aux trousses d'un défenseur des chrétiens. Quand ces mêmes gens vous disent qu'il faut bombarder l'Iran et intervenir en Syrie, la question à se poser n'est pas tant de savoir si la campagne d'Invisible Children est de l'auto-promotion, vient trop tard ou pêche par innocence. La question importante est la suivante : les victimes de Kony ont-elles moins d'importance que celles d'Al-Assad ou de Saddam Hussein? C'est parce qu'elle nous oblige à nous poser cette question que la Campagne Kony2012, malgré toutes ses imperfections, est impardonnable.

 

 Joël Té-Léssia

Pour que le Mali demeure une mauvaise idée

Le Mali a toujours été une mauvaise idée. De géographie. De Fédération. De politique de développement. De démographie. De protection des femmes . De trajectoire historique. De placement en demi-finale de la CAN. Et probablement une mauvaise idée de chronique dominicale. L’affaire, c’est que les Maliens ne font jamais rien comme il faut, même si, l'un dans l'autre, ça leur réussit plutôt bien.

Le Mali avait bien commencé. Entre l’idolâtrie francophile de Senghor ou l’obsession de stabilité et de contrôle d’Houphouët-Boigny d’un côté et l’irréductible et dangereuse radicalité de Sékou Touré, le Mali accéda à l’indépendance sous la houlette d’un panafricaniste non-doctrinaire, résolument non-aligné mais pragmatique : Modibo Keïta, une sorte de Kwame Nkrumah sans la folie des grandeurs. Et si Keïta se goura, en matière de politique économique (l’endettement colossal du Mali, c’est d’abord une mauvaise idée de Modibo Keïta), il reste définitivement l’un des « socialistes » africains les moins sanguinaires et son éviction du pouvoir fut des plus pacifiques. Mieux, il demeura jusqu’à sa mort (probablement par empoisonnement) un partisan résolu de la démocratie (sinon du multipartisme).

Puis, il y eut les deux décennies de la dictature de Moussa Traoré (1968-1991). Et là encore, à l’aune des calamités que connut l’Afrique des années 70 et 80, cette brave Afrique de l’Apartheid, de Mobutu, Amin Dada et Bokassa, de la Gukurahundi, des guerres civiles angolaise, éthiopienne, mozambicaine ou tchadienne, et même dans cette sereine Afrique de l’Ouest qui vit l’éclosion du conflit casamançais, le coût humain et financier de la dictature de Traoré reste assez mineur. Le Mali réussit même, au tournant de la décennie 90 (oui, celle-là même du génocide rwandais et des guerres civiles en Sierra Léone et au Libéria) à mettre Moussa Traoré aux arrêts, à le faire juger et condamner. Et derechef, le Mali se résolut à décevoir : non seulement, Traoré ne fut pas exécuté, il vit d’abord ses deux peines capitales commuées en détention à perpétuité, avant d’être gracié en 2002 et de bénéficier d’une villa officielle et de 1200 euros de rente publique par mois ; pour aggraver leur cas, les autorités militaires maliennes non seulement présentèrent leurs excuses à la population mais organisèrent une étonnamment rapide dévolution du pouvoir politique aux civils.

Et depuis vingt ans, cahin-caha, le Mali est une démocratie relativement paisible et passablement ennuyeuse. Pauvre, désespérément pauvre mais pas trop misérable, ni sous complète perfusion. Une mauvaise idée quand on a pour voisins la Côte d’Ivoire, l’Algérie ou la Mauritanie.

Voilà que le Mali s’apprête soudain à en prendre une « bonne » : suivre l’exemple de ses voisins et transformer un conflit politico-économique (les griefs des populations Touareg du Nord du Mali) en véritable crise militaro-ethnique.

Depuis la mi-janvier 2012, le Mali doit faire face à la quatrième rébellion Touareg de son histoire. Ce chiffre est assez significatif : de 1961 à maintenant, cet immense Nord malien n’a cessé de gronder, sans que Bamako ne sache exactement quelle solution apporter aux griefs de ses habitants. La pauvreté du pays, sa trajectoire politique depuis l’indépendance et les hérésies du découpage géographique n’expliquent qu’en partie cet échec. Une autre mauvaise idée malienne.

En 1961, une première rébellion éclate. Les chefs Touaregs de la région de l’Adrar des Ifoghas se révoltent contre l’autorité du pouvoir central et la politique de Modibo Keïta. Ce dernier, soutenu par le Maroc et l’Algérie écrase brutalement ces soulèvements, tout en en niant la réalité jusqu’en 1964. La dissidence Touareg n’en est qu’à ses débuts. Le terrible bagne-mouroir de Taoudéni bientôt fonctionnera à plein régime.

La grande sécheresse de 1972-74 fait 100.000 morts dans les régions de Gao et Tombouctou (Nord/Nord-est). L’indifférence coupable du régime de Moussa Traoré est interprétée à raison comme une mesquine revanche contre cette indocile partie du territoire. Pire : l’aide humanitaire reçue pour cette sécheresse et la suivante en 1982-85 est détournée par le gouvernement. Le Mouvement national pour la libération de l'Azawad (MNLA) est créé en 1988. Dès 1990, un second soulèvement éclate, qui voit l’attaque de la ville de Ménaka et des postes militaires avancés. Les accords de Tamanrasset signés en janvier 1991 sont censés régler définitivement la question : la région de Kidal est créée, Taoudéni est fermée, 240 prisonniers politiques sont libérés. Un calme précaire s’établit.

En 2006, les troubles reprennent : l'Alliance démocratique du 23 mai pour le changement dénonce le non-respect des accords de 1991. Le développement économique n’est pas venu, l’administration publique est inefficiente et jugée éloignée des populations. Les Touaregs s’aperçoivent peu à peu que cette administration est essentiellement originaire du Sud. La Côte d’Ivoire a ouvert la voie. Le GSPC et Kadhafi y ont certainement ajouté leur grain de sel. Les Accords d’Alger sont signés en juillet 2006 : un fonds d'investissement, de développement et de réinsertion socio-économique des régions du Nord-Mali sera mis en place et doté de 700 milliards de francs CFA, une nouvelle région administrative (Ménaka) doit être crée. La mécompréhension s’accentue : la majorité du pays est pauvre, elle aussi et ne comprend pas la facilité avec laquelle le gouvernement cède aux desiderata des minorités berbères du Nord du pays. Qu’importe l’état réel (profondément désastreux, même pour le Mali) des infrastructures publiques et sanitaires dans le Nord… Désengagement de l’Etat qui ne semble pas s’améliorer puis qu’une quatrième révolte touareg éclate, cinq ans seulement après ces Accords.

Depuis la mi-janvier 2012 le MNLA mène une violente offensive contre les forces armées maliennes. Les rebelles occupent désormais la ville de Tinzaouatène. L’armée républicaine essaie de contenir leur avancée. La classe politique appelle à l’unité et soutient le Président Amadou Toumani Touré. La crise humanitaire est grande : 30.000 déplacés internes, près de 20.000 réfugiés au Niger, en Algérie, au Burkina et en Mauritanie; les villes de Gao, Kidal, Ménaka, Adaramboukare, Tessalit et Tombouctou sont quasiment désertes, en état de siège.

La rébellion est mieux armée, en partie grâce à l’afflux d’armes sorties de Libye à la suite du « printemps » libyen, en partie grâce au soutien non-assumé d’AQMI. Et pour la première fois, malgré les dénégations du MNLA, le caractère ethnico-culturel de ses revendications est au cœur du problème : des affrontements ont opposé à Bamako, d’un côté, les parents des militaires maliens et les forces de l’ordre ; de l’autre, populations malinkés et Touaregs. Le gouvernement est désormais accusé de trahison et d’abandon par une part non-négligeable de la population. Sa réaction immédiate aux attaques du MNLA est jugée faible et brouillonne. De plus, les populations des principales villes du Sud vivent assez mal ce qu’elles considèrent comme une agression injustifiée de la part du Nord. Les appels au calme fusent de partout. Les incitations à éviter les amalgames entre les rebelles et le reste de la population Touareg, arabe, mauritanienne ou « nordiste » du pays, se multiplient. Pas sûr qu’elles soient suivies. Et ceci d’autant moins que le conflit semble s’accentuer. Ce que n’arrangeront pas les désertions au sein de l’armée malienne

Le libéral en moi, voit ici une autre conséquence de l’interventionnisme étatique (in fine, tout le monde l’accuse de tous les maux puisque tout le monde l’imagine omnipotent), l’Ivoirien ressent, en revanche, une terrible impression de déjà-vu. Il vaudrait mieux que le Mali reprenne sa tradition de mauvaises idées – modérées et progressives.
 

 

Joël Té-Léssia

Je vous reconnais…

 

Les mots auront été, quelle que soit sa fin, l'affaire de ma vie. Jamais je ne les ai considérés comme de simples instruments de joutes oratoires. Dans ma famille d'instituteurs désargentés, ils représentaient une revanche claire : la victoire de l'Esprit sur le Temps. Mieux : leur découverte, l'évolution du sens que je leur donne, leur maîtrise et leur utilisation correcte sont les marqueurs immédiats de ma vie, du milieu dans lequel je me trouve, de mes projets et de mes craintes. L'un d'entre eux me revient constamment en tête, ces derniers mois. Je l'ai évité de mille façons, ai louvoyé autant que possible, opposant arrogance et mépris à son acceptation, à son admission, à sa… « reconnaissance ». Il s'agit de ce mot.

Après sept ans au Prytanée, le sens immédiat du mot « reconnaissance » m'était militaire :  « exploration à l'avance d'un lieu ». Devant rédiger un mini-essai (De Césaire à Sarmiento), l'an dernier, à l'occasion des dix ans du cycle Amérique latine de Sciences Po, je ne pus échapper à cette reminiscence martiale: « je dois, de ce fait, à Olivier Dabène et à la direction du 1er cycle ALEP de m’avoir ouvert à cet étrange sentiment qui est estime, gratitude et humilité. Notre langue ne le sait traduire que par une allusion – presque une boutade – rigidement militaire : la reconnaissance ».

Il devint « juridique » lorsque j'envisageai assez sottement de faire « du droit » et me ruinait la vue dans la lecture de poussiéreux manuels de droit international public : « reconnaissance d'un État » Puis, il y eut cette autre « reconnaissance » la plus commune, la moins commode, celle qu'on ressent devant « la gentillesse d'inconnus ».

Pourtant, la définition de ce terme, la plus solidement ancrée en moi reste la première, étymologique, du mot : « poser comme déjà connu » ; parce que deux portraits magnifiques de cette acception me restent gravés dans la tête, avec une précision légèrement douloureuse.

Le premier est dressé par Dante dans la Divine Comédie (L'enfer, Chant XV), le second par un autre auteur italien, Primo Levi dans Si c'est un homme.

Explorant cette partie de l'enfer réservée aux Sodomites, le jeune poète est interpellé par son ancien maître, condamné à une longue marche infinie, en enfer, au cours de laquelle la moindre hâte est châtiée par un siècle d'immobile consomption. Malgré le visage buriné par tant de tribulations, la fatigue, la distance, Dante reconnaît (au sens propre) l'ancien chancelier de Florence, Brunetto Latini :

« Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,
j'examinai de près ce visage trop cuit,
et ses traits calcinés ne purent m'empêcher

de le trouver enfin parmi mes souvenirs,
et, baissant doucement ma main vers sa figure,
je dis : « Sire Brunet, vous étiez donc ici ? »

Cette image du souvenir est aussi une image de l'amitié et du pardon. Que l'essayiste et l'homme d'Etat qu'était Latini se soit fourvoyé, dans sa vie personnelle, au point de se retrouver, dans cette partie infamante du lieu de destitution, s'efface devant la vigueur, la profondeur de l'amitié et de l'identification, la reconnaissance, proprement dite. Reconnaître est aussi se reconnaître. C'est Proust avant l'heure. Dans ce « passé retrouvé », il y a l'image de ce qui a été, de ce qui fut vu de même que la trace de celui qui vit, de ce qu'il ressentit.

Il y a aussi la « reconnaissance » comme admission : "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la victoire". Elle peut être non-voulue, accidentelle, c'est celle de Levi à Auschwitz, « reconnu », c'est à dire « démasqué » par un compatriote. C'est aussi le long et terrible lamento qui suit : la foule des condamnés, inconnus de lui, mais qui le reconnaît comme un des siens et hurle à s'en damner des appels à l'aide dans un italien spaghetti que le futur auteur de « maintenant ou jamais » « reconnaît » malgré tout comme appel à l'action. Impossible appel à agir, maintenant, là, tout de suite. Il est intéressant de noter que cet événement, est l'amorce, l'annonce de la fin. Si c'est un homme prend, paradoxalement, dès cet instant des allures de conte initiatique. Comme si l'horreur des camps de la mort avait aussi pour but (inavoué, si l'on veut) de faire accepter l'impossibilité de tout sauver. Comme s'il fallait « reconnaître » cette réalité. La reconnaissance comme admission du possible et de l'impossible. La reconnaissance comme humilité.

C'est cette « reconnaissance » comme découverte, admission, acceptation de soi à soi-même, qui est, de fait, la plus douloureuse. Dans l'instant où Dante « reconnaît » Latini et l'accepte comme oracle, prend en compte ses mises en garde, il se « reconnaît », se revoit « élève » à l'écoute du maître. Il s'accepte dans ce rapport probablement immuable et qu'il avait oublié, négligé. Primo Levi aussi finit par accepter et reconnaître son impuissance et est renvoyé à sa réalité : prisonnier, revenant, déjà mort.

Admettre, reconnaître ses ambiguïtés, ses doutes et ses lâchetés. Se reconnaître comme pécheur, comme mortel. Accepter les formes particulières de sa vie, de ses amitiés, et de ses amours, même dans leurs expressions les plus idiosyncratiques. C'est aussi une façon d'apprendre à vivre, une sorte de politesse, d'hygiène morale. Un exercice de liberté.

 

Illustration : Triple autoportrait par Norman Rockwell (1960)

Centenaire de l’ANC : l’Afrique du Sud éduquée dans la violence

L’Afrique du Sud a célébré en grandes pompes, le 08 Janvier dernier, le centenaire de l’African National Congress (ANC). Si le budget consacré à l’évènement(10 millions d’euros) a surpris plus d’un, les principales critiques adressées au mouvement de Nelson Mandela, parti solidement majoritaire (65% aux élections législatives de 2009), concernent les accusations de corruptionet d’enrichissement personnel et la lenteur, sinon l’échec, de sa politique de lutte contre la pauvreté (40% de chômeurs).

Identifiant les principaux challenges que son pays devait affronter, Jacob Zuma, Président de l’Afrique du Sud indiquait « le chômage, la pauvreté et les inégalités »… : la violence endémique et les errements des politiques sanitaires mises en œuvre dans ce pays, par une ANC au pouvoir maintenant depuis dix-sept ans, ont été passées sous silence – comme s‘il s‘agissait d‘un « fait accompli » dont la responsabilité directe ne pouvait être imputée à un mouvement politique particulier.

Or la situation sécuritaire en Afrique du Sud est grave. Pire : elle s’est aggravée depuis l’arrivée au pouvoir de l’ANC#! Et plus qu’ailleurs, ce sont les plus vulnérables qui en paient les frais : les pauvres, les femmes et les enfants. En ce qui concerne ces derniers, les chiffres sont accablants.

Une enquête nationale sur la violence scolaire en Afrique du Sud (National Schools Violence Study) menée en 2008 par le Centre for Justice and Crime Prevention (CJCP) portant sur les élèves du primaire et du secondaire indique que près de 2.000.000 d’entre eux (15,3%) ont subi des actes de violence à l’école ou dans le voisinage immédiate de l’école. Cette violence est tantôt physique, tantôt verbale, qu’il s’agisse d’agressions, d’intimidations, de rackets, de harcèlements, de vols ou de viols.

Ce climat de violence n’est pas le seul fait d’élèves agressant d’autres élèves. La réalité est plus dure encore.

Ainsi, sur les 20.000 établissements primaires et secondaires étudiés par le CJCP en 2008, dans trois sur cinq des agressions verbales de professeurs par des élèves avaient été signalées au cours de l’année précédente, des agressions physiques sur les éducateurs avaient été reportées dans un quart d’entre elles. Le Centre recensait même, dans 2,8% d’écoles, des agressions sexuelles commises par les élèves sur les professeurs.

La réciproque est vraie. Dans un quart de ces écoles les élèves avaient été victimes d’agressions physiques de la part de leurs professeurs, dans 2/5 d’entre elles, les directeurs avaient reçu au moins une plainte pour agression verbale. Plus inquiétant encore, une étude menée par la revue Lancet en 2002 établissait qu’un tiers des viols subis par les filles de moins de 15 ans en Afrique du Sud étaient perpétrés par les éducateurs. Une commission des droits de l’homme établissait quelques années plus tard qu’un enfant avait plus de risque d’être violés à l’école que nulle part ailleurs.

Pourtant, les instruments juridiques existent et sont légion, censés assurer la protection des élèves : d’abord la « Constitution » sud-africaine en son chapitre 2 liste les droits fondamentaux des élèves et des éducateurs, parmi lesquels le droit d’être protégé de toute forme de violence et de tout traitement dégradant ou inhumain; le South African Schools Act de 1996 interdit les châtiments corporels, un amendement introduit en 2007 autorise même les fouilles corporels et les tests aléatoires de consommation de stupéfiants dans les écoles; le Children’s Act de 2005 étendait le droit des enfants à leur intégrité physique à la protection contre toute forme de châtiment physique (qu’il soit sanctionné ou non par des normes coutumières ou traditionnelles); enfin le Domestic Violence Act de 1998 introduit l’obligation légale de dénoncer tout acte de violence, de négligence, d’abus ou de mauvais traitement commis contre un enfant aux autorités. En vain.
 

Des solutions? une approche globale et soutenue dans le temps

Dans deux études publiées en 2008 puis en 2011, des chercheurs sud-africains identifient les causes de l’échec des pouvoirs publics à lutter contre ce phénomène qui perpétue le cycle de violence dans la société, freine toute politique d’éducation et in fine, entretient le cercle de pauvreté. Patrick Burton du CJCP, dans Dealing with School Violence in South Africa met en cause le manque de continuité dans les politiques mises en place par l’Etat, malgré la permanence au pouvoir de la même majorité politique depuis près de deux décennies. Les professeurs Leroux et Mokhele dans « the persistence of School Violence in South Africa’s schools : in search of solutions » questionnent l’approche parcellaire qui a été jusqu’ici privilégiée. Les acteurs publiques ont préféré s’attaquer à différents symptômes de la violence scolaire, pris un à un : la consommation d’alcool ou de stupéfiants, la probité professionnel des éducateurs, la présence de gangs au sein des écoles etc. Ils recommandent une approche plus holiste et intégrée, qui s’intéresseraient autant à l’environnement scolaire que familial, qui permettrait d’identifier les signes premiers de violence scolaire et empêcherait la perpétuation des cycles de violence, qui impliquerait également professeurs et élèves.

Un programme a été mis en place depuis 2008 dans la région du Cap, par le CJCP et le ministère de l‘éducation : l’initiative « Hlayiseka » qui signifie en Tsonga « sois prudent ». Il s’agit d’ateliers de travail étalés sur quatre jours, regroupant élèves, directeurs et éducateurs, au cours desquels tous les acteurs de la vie scolaire identifient les problèmes spécifiques de l’école et réfléchissent ensemble aux solutions à mettre en place. Pour la première fois, il ne s’agit plus simplement d’instaurer des détecteurs de métaux aux porte des écoles ou de recruter des agents de sécurité. Des services d’écoute et d’alerte sont mis en place qui garantissent l’anonymat des élèves et qui sont intégrés aux autres organismes juridiques ou policiers de protection de l’enfance. C’est un premier pas dans la bonne direction.
 

 

Joël Té-Léssia