La balkanisation de l’Afrique a t’elle eu lieu ?

Beaucoup a été dit sur la « balkanisation » de l’Afrique, à savoir le morcellement territorial du continent à partir de la conférence de Berlin (1884-1885), dont les Etats indépendants ont hérité les frontières. Nombre d’analystes y voient l’une des causes principales des maux de l’Afrique postindépendance. La détermination arbitraire des frontières intra-africaines par des acteurs étrangers a incontestablement abouti à diviser et à déstructurer des formes d’organisation et de sociabilité préexistantes. En Afrique de l’Ouest, les Haoussa se sont ainsi vu séparer et conférer une nouvelle identité de Nigériens et de Nigérians ; les Agnis se sont retrouvés divisés entre Ivoiriens et Ghanéens, et ainsi de suite. Mais c’est oublier également que la colonisation a eu un puissant effet unificateur sur le continent. Certaines populations qui s’ignoraient plus ou moins se sont trouvé plus de points communs que de différences.

« C’est le cas précisément des Krou, explique le professeur Simon-Pierre Ekanza : Magwé, Wè et autres Krou méridionaux qui vivaient, avant la colonisation, de façon plutôt isolée, dans des forêts infranchissables. Leur soumission commune par la France, suivie de leur rassemblement dans les quatre grands cercles du Bas et du Haut-Sassandra et du Bas et Haut-Cavlly, a été nécessaire pour qu’ils prennent conscience de leur identité commune, coutumière, linguistique, et finalement de leurs intérêts communs face à la fois au colonisateur et aux autres groupes ethniques de Côte-Ivoire. »

De plus, au-delà des sous-divisions administratives, les peuples africains se sont retrouvés à l’intérieur d’immenses ensembles politiques (Afrique Occidentale Française, Afrique Equatoriale Française, Colonie du Cap, Congo, Tanganyika, Rhodésies), plus vastes que les anciens empires. Ces ensembles politiques ont joué le rôle d’espace d’intégration dans un cadre légal et administratif unifié transcendant les nombreux particularismes. La colonisation a également harmonisé le tissu social africain à travers deux vecteurs importants : la religion et la langue.

Si le christianisme avait accosté les terres africaines dès l’an 340 avec la conversion du Negus Ezana, la religion chrétienne s’était jusque lors peu développée en Afrique au-delà de l’Ethiopie. L’Afrique monothéiste était avant tout musulmane, mais la propagation de l’islam ne s’était pas étendue au-delà de la frontière de la forêt équatoriale. L’action des missionnaires occidentaux, débutée dès le XVI° siècle, fera tomber cette dernière barrière protectrice de l’animisme en Afrique, et contribuera à unifier l’espace spirituel. La conversion au christianisme va puissamment contribuer à rapprocher les populations africaines, notamment en Afrique centrale et australe, en leur faisant partager des rites et une projection spirituelle commune. Enfin, les langues coloniales que sont l’anglais, le français et le portugais, bien qu’elles n’aient été longtemps parlées que par une infime minorité des populations autochtones, ont été les germes d’unification d’immenses zones linguistiques qui sont progressivement devenus des espaces propices aux échanges d’idées et au syncrétisme culturel intra-africain. La colonisation a donc été à la fois un processus de désintégration et un processus d’intégration des sociétés africaines.

Emmanuel Leroueil