Initiation au cynisme du monde

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Credit : Caruso Paolo / Fondation Cartooning for Peace / Paris bibliotheques

Il y a presqu’une indécence à mourir sous les bombes, en espérant émouvoir, quand bien même on est innocents, nombreux et impuissants, depuis la dévaluation de la mort en Syrie.  L’on s’est fait à l’idée, à force d’habitude, de lassitude, de difficulté à identifier les bourreaux des victimes, que le carnage était la seconde langue du Proche- et Moyen-Orient. C’est une lâcheté du monde, rien d’autre, qui, dans la plus grande cruauté, s’installe comme le parti le plus simple. Que les morts franchissent alors les paliers de 100, 1.000, 10.000, l’indignation, la brève émotion, les larmes, sont les seuls soins que l’on apporte aux morts. Bien maigres. On a fait le deuil d’une intervention militaire dont le potentiel meurtrier peut s’avérer plus grand. Les gendarmes du monde n’ont pas d’urgence. Nous n’avons donc plus que l’indignation comme seule ressource. J’ai tari mes larmes en Syrie et je sens que le reflux qui perle pour Gaza s’assèchera aussi, parce qu’en fin de compte, on ne peut rien faire dans ces guerres inégales, où tueurs et tués s’échangent les rôles.

Mais les conflits ont ceci de têtu qu’ils se délocalisent, s’invitent à nos tables, et colorent nos problèmes, même quand on ne pense pas être concernés. Ils s’exportent et transmettent ce virus du clivage. Hospitalière de coutume, l’Afrique les reçoit, et sa jeunesse, majoritairement, se rince de compassion pour la Palestine. Il faut dire qu’entre co-victimes de l’Histoire, l’union était évidente. Les affinités religieuses la cimentent. La soif d’indépendance commune aux deux entités aboutit le mariage. Il y a plusieurs problèmes à ce propos à régler : Israël et la Palestine se foutent, à dose égale, de l’Afrique. L’Afrique n’a d’actualité chez eux que quand il s’agit respectivement de mener la vie dure aux immigrés est-africains, et quand le passif raciste semble toujours si invincible. L’Afrique n’y a pas bonne presse. Au mieux, elle est cette bête que l’on rechigne à adopter et que l’on feint d’aimer.

L’Afrique n’a jamais eu de véritables amis. Il ne faut pas qu’elle s’en crée sur des autels trompeurs. Elle doit s’aguerrir au cynisme froid du monde. Ne s’emprisonner dans aucune fièvre compassionnelle mais se positionner pour son intérêt et son intérêt seul. C’est un égoïsme salvateur dont il ne faudra pas faire l’économie. Et encore plus important, le continent noir a des problèmes plus graves, des morts internes plus nombreuses, des conflits frais. Il ne peut s’autoriser à s'affecter de l’émotion et de l’attention à d’autres causes. Je sais ce qu’il y a de tentant à se rêver en héros, vivifiés en dessin où Arafat, Sankara, Chavez, se côtoient, mais ce confusionnisme pathologique est une voie sans issue. Un cul-de-sac où s’avance à vive allure une jeunesse qui, incapable de guérir les plaies africano-africaines, rêvasse aux mythes et légendes.

J’ai eu une relation hostile à l’afro-optimisme, également à l’afro-pessimisme, jusqu’à ce que je trouve en l’afro-responsabilité un équilibre correct. A mon sens, elle doit être la lucidité, pas le parti pris, pas l’appartenance, pas de la solidarité de fait, pas l’amour systématique de l’Afrique, mais la liberté de conscience : celle qui s’émancipe des slogans, celle qui donne quitus pour critiquer le continent, celle qui banalise l’Afrique, celle qui braque les yeux sur les problèmes internes du continent, les seuls sur lesquels on a une prise. C’est à cette initiation au cynisme, afro-responsabilité en d’autres termes, que j’invite. Gaza devait en être la première étape. 

Souleymane Gassama