« Une si longue lettre » à l’Afrique

letter_africaL’Union Africaine (précédemment OUA) vient de célébrer le premier cinquantenaire de sa création. A la lecture du discours de la Présidente de la Commission, force est de constater que l’intégration africaine vivement souhaité par les fondateurs n’est pas encore une réalité. Cependant, elle est encore la principale aspiration exprimée par tous les dirigeants africains lors de cette célébration. Pourquoi donc un objectif si cher à chacun ne l’est pas pour tous ? D’aucuns diront que c’est de l’égoïsme. Pourtant ils l’affirment, et le manifestent à travers les ministères en charge de l’intégration africaine qui existent dans la plupart des pays africains. Dans cet article, nous considérons que l’échec de la coordination entre les dirigeants Africains pour aller vers davantage d’intégration africaine résulte de l’absence d’un objectif fédérateur. Ainsi, nous défendons l’idée que le développement humain devrait être l’un des vecteurs de l’intégration africaine. Sa prise en compte devrait conduire à relever le défi d’une gestion commune des ressources naturelles (matières premières et énergétiques) du continent, et par-delà contribuer à l’intégration totale du continent.

L’urgence du développement humain en Afrique…

pib_habD’abord, commençons par examiner la situation de l’Afrique dans une démarche prospective. Selon une récente projection économique à l’horizon 2050 effectuée par des chercheurs de PSE-Ecole d’Economie de Paris, la productivité de la main d’œuvre sera le principal handicap de l’économie africaine au cours de prochaines décennies. En effet,  malgré un taux de croissance annuel de 5,2%, l’Afrique sub-saharienne continuerait d’être le continent « le plus pauvre » au monde avec un PIB par habitant encore huit fois inférieur à celui des Etats-Unis et sept fois inférieur à celui de la Chine en 2050.[1]

TFP_africaAlors qu’il est difficile d’inverser le cours des projections démographiques (2 milliards d’Africains en 2050), il est par contre possible de changer la tendance de ces projections économiques si la principale cause est bien identifiée. Lorsqu’on regarde de plus près ces projections, on s’aperçoit que le gap de productivité entre l’Afrique et les autres régions du monde sera la principale source de la faiblesse du niveau de vie en Afrique. Comme le montre le graphique suivant, la productivité totale des facteurs sera encore six fois inférieure à celle des Etats-Unis et trois fois inférieure à celle de la Chine en 2050.[2]

educ-africaEn réalité, cette faiblesse de la productivité totale des facteurs résulte essentiellement du faible niveau d’éducation.[3] Comme l’indique le graphique suivant, la part de la population en âge de travailler ayant un niveau d’éducation supérieur (université) sera toujours dérisoire à l’horizon 2050. Elle sera en 2050 égale au niveau enregistré par la Chine en 2010.

L’objectif n’est pas de dire que l’éducation est la panacée. Mais ce qu’il ressort de ces constats statistiques est qu’elle jouera un rôle déterminant dans le niveau de vie des africains et dans la capacité des Etats Africains à participer effectivement au futur ordre mondial qui sera dominé par la Chine, les Etats-Unis et l’Union Européenne. Ainsi, le développement humain à travers l’éducation et la santé devient une urgence pour toute l’Afrique. La mise en œuvre de ces politiques mérite des réflexions plus approfondies qui devront faire l’objet d’articles à venir. Si l’on s’intéresse pour le moment aux conditions financières requises pour relever ce défi, il en ressort que l’utilisation des ressources naturelles de l’Afrique sera la principale source de financement.

Transformer les ressources naturelles en capital humain…

De façon générale, si le capital humain a été très peu développé en Afrique, ce n’est pas nécessairement par manque de volonté politique, mais plutôt par manque de moyens financiers. Pour preuve, la construction d’un centre de santé ou d’une école requiert l’élaboration d’un projet qui doit être soumis aux bailleurs de fonds internationaux pour l’obtention du financement. Ces procédures ne permettent pas forcément de se focaliser sur les priorités nationales et ne prennent pas non plus en compte l’urgence de la situation dans laquelle se trouve l’Afrique. Ainsi, seule l’utilisation des revenus issus de l’exploitation des richesses naturelles constitue une alternative crédible pour le financement du développement humain en Afrique.[4]

Cependant, plusieurs faits attestent que très peu de pays ont pu jusqu’à présent gérer leurs ressources naturelles sans susciter des conflits. Comme le montre une étude récente de Arthur Silve sur la gestion des rentes issues des ressources naturelles, seuls le Botswana et l’île Maurice ont pu tirer profit de leurs immenses ressources naturelles (évaluées à US $ 1200 milliards). Ainsi, la plupart des pays Africains pris individuellement sont en conflits ou sous la menace d’un conflit à cause de la gestion des ressources naturelles. En général, il s’agit soit d’un président qui s’accroche au pouvoir afin de pérenniser sa mainmise sur les ressources naturelles, d’un coup d’état ou du développement de groupe rebelles pour contrôler les rentes issues de l’exploitation des ressources naturelles. Quel que soit le motif évoqué pour faire les coups d’états ou pour une insurrection rebelle, le principal motif peut toujours être retracé dans la capture de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles, comme le montre un récent article de Félix Duterte sur le Kivu.

richesse_gouvCette instabilité politique liée à la gestion des ressources naturelles est-elle dans l’intérêt des leaders politiques ? C’est une question à examiner. Ce qui est sûr, c’est que la mauvaise gouvernance, caractérisée par l’absence d’obligation de résultat, la dégradation des libertés civiles, l’absence de l’état de droit et la persistance de la corruption, est négativement corrélée à la valeur nette des ressources naturelles. Autrement dit, plus un pays est riche en ressources naturelles, plus il a de chance d’être mal gouverné et par conséquent politiquement instable. Comme le montre le graphique ci-dessous, la valeur de l’indicateur de bonne gouvernance est faible dans les pays riches en ressources naturelles.[5]

Par ailleurs, la croissance économique dans les pays émergents est susceptible d’augmenter davantage les risques d’instabilité politique liée à la gestion des ressources naturelles. Ainsi, avec l’augmentation des cours des matières premières à cause de la forte demande en provenance des pays émergents, la rentabilité économique d’un coup d’état ou de la mise en place d’un mouvement rebelle va sans cesse être très importante. De plus la détermination du prix des matières premières (agricoles notamment) n’est pas que le fruit des mécanismes de marché, mais dépend également du pouvoir de négociation des parties à l’échange. Or, chaque pays isolé n’étant pas en mesure d’assurer actuellement ni son intégrité territoriale, ni son pouvoir de négociations dans les transactions économiques internationales, il s’en suit que seule la mise en commun des ressources naturelles pour une gestion à l’échelle continentale serait à même de garantir la sécurité et la valeur des ressources naturelles de chaque pays pris individuellement.

La nécessité d’un système institutionnel fédéral…

USAfricaEn effet, avec une richesse nette estimée à environ 40.000 milliards de dollars US, une institution fédérale africaine dont les moyens financiers proviendraient de l’exploitation des ressources naturelles pourrait, sans avoir recours à une aide extérieure, assurer la prospérité et la sécurité de chacun des Etats Africains. Cela est d’autant plus vrai que le continent détient environ 30% des minéraux de la terre, parmi lesquels 40% de l’or, 60% du cobalt et 90% du platine.[6] Les modalités pratiques d’investissement de ces ressources pourront faire l’objet de négociations entre les différents Etats.

D’ailleurs, de plus en plus de constats confirment cette nécessité de passer à une institution fédérale. D’abord, sur le plan politique, les différentes interventions armées internationales à l’image des casques bleus actuellement présents dans huit pays africains, l’implication active de la Cour Pénale Internationale dans les affaires judiciaires du continent, sont autant de preuves qu’il existe un vide sécuritaire et juridique en Afrique. Ensuite, l’influence significative des recommandations des experts des institutions économiques internationales dans l’identification et la mise en œuvre des politiques économiques et sociales sur le continent illustre le besoin d’une expertise économique ayant les moyens de ses objectifs. Enfin, la dégradation des termes de l’échange et l’imposition d’une ouverture économique totale à des pays dépourvus d’un tissu industriel montre l’urgence d’avoir une seule voix à la table des négociations commerciales sur l’Afrique.

Si actuellement les activités de l’Union Africaine (UA) et de la Banque Africaine de Développement coïncident en partie avec ces besoins, elles ne peuvent produire aucun effet significatif tant que les moyens financiers mis à la disposition de ces institutions seront limités. En guise d’exemple, le budget de l’UA est financé à hauteur de 77% par des ressources extérieures ! Or, au vu de la valeur totale des ressources naturelles de l’Afrique et des risques encourus dans une gestion à l’échelle nationale, il apparaît que la mise en place d’un système institutionnel à l’échelle continentale est possible et sera bénéfique pour l’ensemble des Etats. Nous ne discutons pas ici de la forme de ce système ; mais plutôt de sa nécessité. Il est possible qu’une réforme des institutions panafricaines existantes puisse être suffisante pour combler ce vide. La solution proposée ici n’est pas nouvelle en soit dans la mesure où elle a déjà été répétée à maintes reprises et particulièrement exprimée au sein de notre Think Tank.

Une condition nécessaire à sa réalisation est l’existence d’Etats leaders capables de porter ce projet de mutualisation des ressources naturelles et de la délégation de leur gestion à une instance continentale. Conscient de la difficulté de voir émerger de tels leaders, nous esquissons ici quelques pas pour commencer.

Quelques pas pour commencer…

Pour aller plus loin dans l’idée développée par Joël Té-Léssia dans l’une de ses chroniques dominicales, ces quelques pas devront être faits pour garantir la réalisation future de « l’intégration africaine par le bas ». Cela passe par la levée de tous les obstacles à la libre circulation des personnes, des biens et des services. Elle a déjà commencée (dans la CEDEAO par exemple), ou se trouve à des degrés divers dans les différentes communautés économiques africaines, mais son extension à l’ensemble du continent n’est pas encore une réalité. Une première étape simple, mais symbolique, serait de négocier la libre circulation et d’installation de tous les étudiants Africains sur l’ensemble du continent à l’image du programme Erasmus en Europe.

Par ailleurs, un aspect important de l’intégration qui, quoique promu, a été négligé au cours de ces dernières années est la promotion effective de l’histoire et de la culture. Combien de villes africaines disposent d’un théâtre digne de ce nom ? Et quelle est la fréquence des activités culturelles qui s’y déroulent ? Nous n’en savons que peu ou prou. Or, à notre avis, l’histoire et la culture devraient former le ciment d’une nouvelle Afrique intégrée.

Dans cette optique, les Think-Tanks comme Terangaweb-l’Afrique des Idées ont un rôle primordial à jouer pour persuader les potentiels leaders Africains de la nécessité de faire ces quelques premiers pas. Beaucoup de questions suscitées dans cette longue lettre méritent des réflexions plus approfondies : ce n’est qu’un nouvel agenda de recherches sur l’Afrique.

 

Georges Vivien HOUNGBONON

PS: Les graphiques statistiques ont été établis par l'auteur à partir des rapports cités.


[1] La référence à l’Afrique sub-saharienne n’exclut pas le Maghreb. Il s’agit d’une contrainte imposée par la structure des statistiques existantes.

[2] La productivité totale des facteurs donne une idée de l’efficacité des inputs utilisés dans la production.

[3] La productivité totale des facteurs résulte de l’efficacité de la main d’œuvre et des machines utilisées dans le processus de production. Sachant que les meilleures technologies sont à la disposition des entreprises africaines, la faiblesse de la productivité globale ne viendrait donc qu’essentiellement de la qualité de la main d’œuvre, et par conséquent du niveau d’éducation.

[4] Cela suppose une bonne gouvernance. Mais nous verrons que la solution finale proposée règle en même temps ce problème.

[5] L’indice de bonne gouvernance provient du Freedom House Index de 2010 disponible uniquement pour onze pays Africains. Quant à la valeur des ressources naturelles, elle provient d’une estimation pays par pays réalisé par David Beylard, et publié sur le site internet de Les Afriques.

[6] Selon le Rapport « Afrique, Atlas d’un monde en mutation » du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP), 2008.