EMBARGO : la Bombe E

Il  semble, de prime abord, hasardeux, disproportionné ou encore fou, de présenter le phénomène d’embargo comme comparable à une bombe atomique décimant des populations entières. Sûrement. Néanmoins la situation que connait la Côte d’Ivoire depuis le 11 février 2011 pourrait être l’illustration parfaite d’un parallèle choquant en apparence.
Le 11 février, le président officiellement élu de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, engage, avec le concours de l’Union Européenne, un embargo maritime sur le pays. Conséquences ? Tous les bateaux en direction des ports ivoiriens de San Pedro et d’Abidjan sont immédiatement redirigés vers le port de Dakar. Cet embargo maritime est également accompagné d’un embargo «financier » avec l’incapacité pour la Côte-d’Ivoire de faire appel à la BCEAO (Banque Centrale d’Afrique de l’Ouest).
Cet embargo a, de fait, de nombreuses conséquences sur l’activité économique du pays. Il faut savoir, en préambule, que le port de San Pedro est le plus important port d’Afrique, en termes de surface, après celui de Durban. Il est tout aussi bon de noter que, près de 70% du PIB de la Côte d’Ivoire passe par le port d’Abidjan.
Ainsi tous les secteurs d’activité sont touchés par cette mesure. Parmi eux, les plus importants, comme l’Agriculture, indispensable pour le pays, premier producteur mondial de cacao et dixième producteur de café. Le 15 février dernier, les producteurs de cacao et de café se sont réunis dans la capitale pour dénoncer les affres de cet embargo.
Cela étant dit, le secteur sur lequel nous nous focaliserons est celui de l’industrie pharmaceutique. La question que l’on est immédiatement en droit de se poser étant : comment une organisation telle que l’UE peut-elle être à l’initiative d’une mesure d’embargo sur les produits pharmaceutiques dans un pays où la mortalité infantile et juvénile s’établie à 127‰ selon l’OMS, où l’espérance de vie était de 55 ans à peine pour une fille née en bonne santé en 2003, où, comme dans bien des pays du continent, le SIDA fait des ravages ?
Le 23 février, via la presse écrite, Mme Christine Adjobi, Ministre de la santé et de la lutte contre le Sida, dénonçait cette décision unilatérale qu’elle considérait alors comme meurtrière. De manière plus concrète, depuis le 11 février 2011, tous les médicaments payés à l’Union Européenne ne sont plus livrés vers la Côte-d’Ivoire, mais détournés, comme le reste des fournitures, vers le Sénégal. La ministre se permet alors de comparer cet acte fomenté par l’UE à un « Crime contre l’Humanité » en s’appuyant à la fois sur l’article 22 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais aussi et surtout, sur l’article 16 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui stipule que : « Toute personne a le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mental(…) Les Etats, parties à la présente Charte, s’engagent à prendre les mesures nécessaires, en vue de protéger la santé de leur population et de leur assurer assistance médicale en cas de maladie. ».
A la suite de Mme Adjobi, le Dr Parfait Kouassi, président de l’Ordre des pharmaciens de Côte d’Ivoire, dénonce également cette action revenant de manière concrète sur ses effets néfastes. D’un point de vue purement économique tout d’abord, il faut savoir que près de 88% des importations de médicaments se fait par voie maritime. Chaque année, la Côte d’Ivoire importe pour 300 milliards de FCFA de médicaments dont les ⅔ sont achetés à des organismes privés. On aura pu légitimement penser, dans un premier temps, que cet embargo favoriserait les organismes de santé privés qui auraient pu voir ici une opportunité formidable d’augmenter les prix. La réalité africaine est toute autre. Selon le docteur, aucun grossiste n’est actuellement en mesure d’acheter les produits et ce pour deux raisons majeures : premièrement, comme il a été dit plus tôt, la BCEAO n’est pas en mesure de les aider financièrement et deuxièmement, l’importation par voie aérienne ferait augmenter les prix de près de cinq fois leur valeur initiale rendant toute demande insolvable.
 D’un point de vu social, la situation est, bien entendu, plus critique encore. D’après M. Kouassi, interviewé fin février, la Côte d’Ivoire n’avait à ce jour que deux mois de stocks de médicaments pour subvenir aux besoins de santé, sans restriction. Depuis lors, selon la ministre Mme Adjobi, interviewée à la mi-mars, 24 décès de personnes dialysées pouvaient d’ors et déjà être imputés au seul embargo.
Officiellement, le président élu M. Ouattara et l’UE ont pris cette décision afin d’empêcher tout ravitaillement en armes des Patriotes du président sortant M.Bagbo. On peut alors se questionner sur la décision finale consistant à effectuer un blocus général. Est-il nécessaire, pour enrailler l’arrivée d’armes dans un pays, d’interdire dans le même temps l’arrivée de médicaments ?
Mme Adjobi également se questionne : « Qu’est-ce que la santé a à voir avec la situation ? ». L’Eglise a, elle aussi, exprimé son indignation face à cette situation via le Nonce apostolique  son Excellence Ambroise Madtha, représentant de la Côte d’Ivoire auprès du Saint-Siège : « La vie humaine est un droit sacré .Dieu a dit ‘Tu ne tueras point’. Nous condamnons cet embargo, nous devons faire quelque chose pour arrêter cette situation. »  
Il est légitime d’avancer l’idée que cette stratégie servait en réalité à affaiblir le président sortant dans son propre camp. Dans un jeu où le sophisme est la règle suprême, cet embargo avait pour but de retourner définitivement une opinion publique bien plus divisée dans la réalité des faits que dans les médias occidentaux. Simple hypothèse.
Mais finalement, peu importe les raisons. Ce qu’il y a à retenir c’est que des gens sont morts et meurent encore à cause de cette mesure. Ce qu’il y a à retenir c’est qu’une association d’Etats, avec l’avale implicite de l’ONU, a sciemment cherché, dans un court lapse de temps, à détruire la population d’un pays afin de servir ses intérêts dans un subtile jeu diplomatique. Ce qu’il y a à retenir c’est que des hommes, des femmes, des enfants, souffrent dans un pays où l’ingérence, cher à l’humaniste Dr Kouchner, à endossé les habits du meurtrier plutôt que ceux du sauveur.
D’aucuns diront qu’il s’agit là d’un simple jeu diplomatique et qu’il existe des perdants et des gagnants ; des dominés et des dominants ; oubliant que derrière tous ces « jeux », ce sont des vies qui se jouent. Certains exprimeront le fait que la « liberté » ne s’obtient pas sans sacrifices. D’autres, d’où qu’ils soient, auront vu passer ces mois sans que pour eux tout ceci n’ait la moindre importance.
Moi. Moi, je me dis que la France, modèle, s’il en est, de démocratie, prompte à donner des leçons à qui veut bien l’entendre… et aux autres, n’est, dans ce cas précis, que le pâle reflet de ceux qu’elle prétend combattre par ses « valeurs ». Moi, je me dis, que l’Histoire récente a envoyé au tribunal pénal international de la Haye, certains chefs d’Etats pour bien moins que cela. Moi, je me dis définitivement convaincu par le fait que la démocratie avant d’être « la pire des formes de gouvernement à l’exception de toutes les autres formes essayées à travers les âges », est surtout un formidable outil permettant le gèle des positions entre les puissants et les autres.
Moi, je me dis surtout que, malgré tout cela, l’Histoire ne retiendra que le fait, qu’une fois de plus, la France, dans son altruisme légendaire, à jouer le rôle du sauveur, de l’émancipateur.
Alors, j’admets l’erreur. La bombe E n’est pas égale à la bombe A. Non. Elle est plus dévastatrice encore. Bien plus que de la destruction, c’est bien de déconstruction dont on parle lorsque l’on aborde la question de l’embargo. La perte de souveraineté d’un Etat et le délitement de sa population étant les conséquences majeures de ce fléau. Allez demander à Cuba de Castro- où les médecins pullulent, où le taux d’alphabétisation est l’un des plus élevé au monde, mais où l’économie y est désastreuse-, si un embargo ne laisse pas de traces durables. Allez demander au Chili d’Allende si l’embargo n’était pas simplement le terreau fertile de tout ce qui suivra de néfaste pour son pays.
Et pour ceux et celles qui ne s’estiment toujours pas concernés par la situation, je préciserais que les ports de San Pedro et Abidjan sont les principaux ravitailleurs des pays enclavés d’Afrique de l’Ouest. Il ne s’agit pas ici d’un embargo de la Côte d’Ivoire mais bien de l’Afrique.
Giovanni Codjo DJOSSOU