Une nouvelle mesure du développement qui prend en compte les dommages à l’environnement

epargneLa prise de conscience sur les impacts environnementaux et sociaux que cause la course effrénée vers l’accumulation du capital physique devient de plus en plus importante. La nécessité de tenir compte de la dimension humaine et environnementale dans la constitution de la richesse d’une nation est maintenant indéniable. Pourtant, ni le PIB et ses mesures de revenu dérivées n’ont  permis de saisir correctement ces enjeux liés à la qualité et à la soutenabilité des modes de vie des personnes et des sociétés. On ne peut, en effet, considérer que le revenu véritable d’un pays s’accroît si ses ressources naturelles s’épuisent dans une proportion que ne peuvent compenser les investissements en capital physique. Il en va de même si les connaissances et les capacités de sa population diminuent[1]. Par conséquent, il importe de trouver un indicateur qui exprime pour un pays donné et à l’issue d’un cycle de production, la variation du capital physique, humain et naturel. C’est en ce sens que l’épargne véritable ou Epargne Nette Ajustée (ENA) trouve toute sa raison d’être. C’est un indicateur synthétique qui ambitionne de mesurer la soutenabilité du développement. Il est publié par la Banque Mondiale depuis l’année 1999 et renseigne sur la création ou la destruction nette de richesse nationale dans une année.

D’après la comptabilité verte et les calculs de la Banque mondiale, l’ENA est égale à l'épargne nationale nette augmentée des dépenses en éducation, diminuée d’une part de l'épuisement en énergie, en minéraux et en ressources forestières, et d’autre part, des dommages causés par le dioxyde de carbone et les émissions de particules. Les difficultés techniques de prise en compte des émissions de particules a amené la Banque mondiale à calculer pour chacun de ses pays membres, une nouvelle série d’ENA qui exclut les dommages causés par les émissions de particules. L’un des avantages certain de l’ENA est de réussir à quantifier dans une unité de compte monétaire commune, toutes les variations de capital physique, humain et naturel. Bien que cette monétisation fasse l’objet d’une critique virulente de la part de certains théoriciens[2], elle demeure une approche pertinente qui facilite le calcul et l’interprétation de l’ENA. Etant donné que l’épargne véritable est un indicateur qui cherche à mesurer la soutenabilité du développement, si elle est négative à un moment donné du temps, alors il existera un intervalle de temps dans le futur au cours duquel le bien-être sera inférieur au bien-être courant. Ce qui implique entre autres une surconsommation et un sous-investissement.

L’ENA d’après les chiffres :

Pour tenir compte de son poids dans le produit national brut, chaque composante de l’ENA est exprimée en pourcentage du revenu national brut (RNB).

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Evolution conjointe de l epargne nationale nette et de l epargne veritable (a l exclusion des emissions de particules)
Sources : World Bank. WDI, 2014.

Bien que le niveau d’épargne véritable dans le monde soit durablement positif depuis 1986[3], la situation est très contrastée lorsque l’on entame une désagrégation de l’indicateur. En effet, l’épargne véritable est restée négative sur le quinquennat 1986-1990 dans les Pays Pauvres Très Endettés (PPTE). Ce qui montre que les niveaux d’investissement réalisés dans ces régions sont en général insuffisants pour compenser les pertes en capital naturel. L’épargne nationale nette de ces pays pour la même période est en revanche positive et peut ainsi laisser croire à une création nette de richesse nationale. Or l’épargne véritable révèle qu’en réalité ce supplément de richesse créé ne compense pas la dégradation de l’environnement, ni l’épuisement des ressources énergétiques, minières et forestières dont il résulte. Il a donc existé pour les PPTE, un intervalle de temps succédant à la période de « désépargne » où le taux de croissance de la consommation est devenu négatif, conséquences d’une surconsommation à la période 1980-1986 et d’un sous-investissement. Ce fut le cas par en 1993 et 1994[4]. Il en est de même pour l’Afrique subsaharienne qui a connu une épargne véritable négative au début du 21è siècle. Pour parler de soutenabilité du développement dans un pays, le concept de l’ENA voudrait que l’épargne véritable soit durablement positive. Ce qui n’est en générale pas le cas des pays de l’Afrique subsaharienne. Un effort considérable dans ces pays reste donc à faire.

Par ailleurs, le tableau ci-dessus montre que l’ENA demeure toujours inférieure à l’épargne nette nationale toute période confondue, sauf pour les pays à revenu élevé. Ceci pourrait s’expliquer par le poids relativement élevé des dépenses publiques en éducation de ces pays comparés aux autres. L’épargne véritable prenant en compte le capital humain considéré dans ce cas comme une épargne, on pourrait raisonnablement penser que cette épargne suffit à elle seule pour compenser les pertes en capital naturel, du moins de façon monétaire.

Sur le plan conceptuel, l’épargne véritable présente l’avantage de constituer un point de référence naturel permettant d’évaluer la soutenabilité : une ENA durablement négative témoigne d’une réduction persistante de la richesse globale, qui compromettra le maintien ou l’amélioration du bien être. De plus, c’est un indicateur qui peut être facilement amélioré compte tenu de sa flexibilité.

Carmen Thiburs Agbahoungbata


[1] Plus de détails dans «Qu’est-ce que l’épargne véritable ? », Indicateurs pour un développement durable, N°01-1, Janvier-février 2001

 

[2] Pour une revue de ces critiques, on pourra consulter avec intérêt :  Neumayer, E. (2000), Resource accounting in measures of unsustainability : challenging the World Bank's conclusions, Environmental and Resource Economics, P. 257-278. Pillarisetti, J.R. et Bergh, V. D. J. (2008), Sustainable Nations : What do Aggregate Indicators Tell Us?, In Tinbergen Institute Discussion Paper, N° 012/3. Stiglitz, J. E., Sen, A. et Fitoussi, J.-P. (2009),  Rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Cassiers, I. et Thiry, G. (2009), Au-delà du PIB: réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte, In Regards Economiques, 75, P. 1-15.

 

[3]Selon les données de l’ENA pour le monde, disponibles dans la base World Developpement Indicator (WDI) de la banque mondiale

 

[4] La série « dépense de consommation finale » des PPTE n’est pas disponible avant 1993 dans l’édition 2014 de la base WDI de la banque mondiale. Ce qui ne nous permet pas de vérifier l’hypothèse sur la période 1987-1992.