La dette, un handicap au développement ?

185236742-281x300Le recours à la dette exterieure est connu pour sa capacité à drainer des fonds importants dans une économie en besoin de financement, contribuant ainsi à son développement via l’allocation qui se fait de ces nouvelles ressources. Cependant, il peut constituer une source de tensions dans l’économie. Les crises récentes de la dette en zone euro, les bisbilles survenues entre les élus américains autour du relèvement du plafond de leur dette souveraine ainsi que le cas argentin sont des exemples notoires d’un problème plus global. La question a déjà été abordée en partie dans un article de Foly Ananou. Il s’interrogeait en effet sur l’impact de la dette sur les performances économiques. Il a ainsi soulevé la controverse de l’endettement public en rapprochant de façon pertinente les différentes théories économiques en la matière. Le présent article pousse plus loin la réflexion en s’attachant particulièrement aux conséquences socio-environnementales.

Le recours systématique à l’endettement public dans le démarrage économique d’une collectivité entraine, sans nul doute, la  dévalorisation du rôle de l’épargne  nationale. Si aujourd’hui, de nombreux pays africains ne peuvent se prévaloir d’avoir une épargne nationale robuste capable de servir de levier aux investissements, c’est aussi parce que les outils financiers des Etats, font rarement appel à cette épargne. En outre, l’endettement public entraine  le drainage hors de la communauté  nationale  ou sous-régionale  des ressources financières nécessaires au développement local. Ceci prend notamment la forme d’intérêts sur le capital et d’intérêts sur les intérêts[1] ; une partie de la richesse créée étant consacré au remboursement de l’emprunt. Cette situation est d’autant plus critique quand les performances économiques du pays ne sont pas solides et inclusives. Le cas de l’Afrique subsaharienne est assez édifiant. En 1984, le service de la dette (les intérêts) ivoirienne représentait 12 %  de son pays. Il comptait pour plus de 40 % des recettes d’exportations de biens et services de la Guinée Bissau en 1987.

La réalité est que les pays africains n'étaient pas techniquement préparés à la gestion de cet afflux de capitaux. Depuis leur indépendance politique, ils n’ont pas connu une véritable révolution économique qui puisse assoir les bases d’une industrialisation réussie. En effet, les pays ont été embarqués dans ce programme d'aide initié par le président Truman en 1949, alors même que les conditions techniques pour son éclosion n’étaient pas au rendez-vous. Il s’agit notamment de la bonne gouvernance, de l’approche participative et axée sur les résultats ainsi que des capacités limités des gouvernants en matière de gestion de la dette. Ces insuffisances couplées avec le manque de contrôle de la part des pays donateurs ont entrainé des situations de crise de la dette souveraine, qui ont motivé les récentes initiatives PPTE[2] et ADM[3].

Une autre conséquence de l’endettement extérieur est l’extraversion des économies aidées du fait qu’il faut toujours et davantage exporter de matières premières pour acquérir les devises étrangères nécessaires au paiement du service de la dette. Les économies tendent ainsi à se spécialiser dans des secteurs pouvant rapporter, non davantage, mais le plus rapidement possible des devises. L’agriculture est orientée vers les cultures d'exportation, le secondaire se spécialise dans le secteur minier, avec parfois un ricochet sur l’industrie de l’équipement et le tertiaire est dominé par le commerce et les services. C’est le cas de nombreux pays en Afrique subsaharienne. Au sein de l’UEMOA (Union Economique Monétaire Ouest-Africaine) par exemple, les exportations de matériaux agricoles bruts du Burkina Faso font depuis 1995 plus de la moitié du total des exportations de marchandises du pays. Elles ont atteint 59 % en 2000 et représentaient 91 % des exportations du Mali, à la même période. En 2010, les exportations de matériaux agricoles s’établissaient à 56 % pour le Burkina Faso contre 48 % pour le Mali. En 2010, les exportations de minerais et de métaux du Niger représentaient 60 % du total de ses exportations de marchandises contre 41% 10 ans plus tôt.

Gelima (1994) considère que le délaissement accentué de l’agriculture vivrière au profit des cultures d’exportation  provoque  la dépendance alimentaire, la sous alimentation, souvent la famine, et constitue des pressions supplémentaires sur l’environnement, à l’heure où le réchauffement climatique est une réalité et une menace pour la survie de la race humaine[4]. Par ailleurs, l’endettement entraine une situation d’interdépendance accrue vis-à-vis de l’extérieur et une dépendance croissante envers les institutions financières internationales, rendant ainsi plus difficile la mise en œuvre de politiques économiques satisfaisant les réalités locales.

Il faut également souligner que les conséquences de l’endettement extérieur ne se limitent pas seulement aux seuls pays aidés. Elles impactent aussi les pays donateurs, créant ainsi un cercle vicieux qui contribuent à maintenir le aidés dans leur situation. Dans son livre intitulé « effet boomrang, choc en retour de la dette du tiers-monde », George S. (1992) identifie les conséquences suivantes :

  • « La dégradation aux répercussions planétaires de l’environnement : destruction des forets tropicales, érosion et désertification dues à l’exploitation intensive et extensive des terres pour l’agriculture d’exportation ». Ces répercussions sur l’environnement n’épargnent en effet pas les pays développés.
  • « La migration en masse de miséreux et de réfugiés vers les pays riches, conséquence de l’appauvrissement et de la déstabilisation des sociétés sous-développées ». En effet, selon le rapport conjoint OCDE – Nations Unies, intitulé « les migrations internationales en chiffres » parut en octobre 2013, on recense aujourd’hui dans le monde 232 millions de migrants internationaux, dont environ six sur dix résident dans les régions développées. Depuis 1990, le nombre de migrants internationaux a augmenté d’environ 53 millions (65 %) dans les pays du Nord alors qu’il croissait d’environ 24 millions (34 %) dans ceux du Sud. Pendant la période 2000-2010, le nombre total de migrants a crû deux fois plus vite qu’au cours de la décennie précédente.
  • « La multiplication des conflits internes et externes ». McNamara (1991), secrétaire à la défense sous le président américain Kennedy, écrivait à cet effet : « au cours de ce dernier demi-siècle le tiers-monde a connu 125 guerres ou conflits armés laissant un bilan de 40 millions de morts, 65 conflits armés, tous internes, y ont été recensés entre 1989 et 1992 seulement. »

Le recours à la dette extérieure est une pratique en vigueur dans les pays en voie de développement depuis près de 70 ans. Malgré les efforts consentis jusque là par les pays africains concernés, le rattrapage économique semble encore très loin. Foly Ananou, dans un second article portant sur la question de la dette, expliquait que tant que les performances économiques de l’Afrique seront en lien avec la richesse de son sous-sol mis en valeur par des capitaux étrangers, elle ne pourra user de la dette pour asseoir son émergence. Moyo (2009),  insiste sur le fait que l’Afrique doit donc inventer son développement, et ne plus penser que le recours systématique à l’extérieur soit une solution pérenne pour financer leur développement. C’est d’ailleurs dans ce sens  que Georges évoque la fiscalité ou que Pauline discute du recours à des financements innovants. Si le recours à la fiscalité ou aux mécanismes de financements innovants constituent des solutions envisageables, elles demeurent cependant tributaires de l’environnement économique africain. Dans les pays de l’UEMOA par exemple, cet environnement est marqué principalement par une assiette fiscale très réduite, un secteur privé en proie à des problèmes existentiels, une bancarisation encore loin des attentes et un secteur informel prépondérant. Un prochain article discutera donc de la possibilité de renouer avec les vertus de l’épargne nationale qui est mobilisable en Afrique et proposera par la suite un modèle alternatif qui facilitera une croissance auto-entretenue.

Carmen Thirbus Agbahoungbata

Références 

Gélima, J. (1994),  Et si le tiers monde s’autofinançait : de l’endettement à l’épargne,  Ecosociété, Montréal (Québec),

George, S. (1992),  L’effet boomerang, Choc en retour de la dette du Tiers Monde, Paris, La Découverte.

McNamara, R. (1991), Toward a New World Order, in Ecodécision, N°2, P. 15

Moyo, D. (2009),  Dead Aid: Why Aid is Not Working and How There is Another Way for Africa, Ed. Allen Lane. Penguin Books


[1] Selon la Banque mondiale, les paiements d’intérêts sont « les montants réels d'intérêts payés par l'emprunteur en devises étrangères, en biens ou en services au cours de l'année donnée. Cet élément comprend les intérêts payés sur la dette à long terme, les frais du FMI et les intérêts payés sur la dette à court terme ».

 

[2] Pays Pauvres Très Endettés

 

[3] Allègement de la Dette Multilatérale

 

[4] Voir le quatrième rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat) à ce sujet

 

Une nouvelle mesure du développement qui prend en compte les dommages à l’environnement

epargneLa prise de conscience sur les impacts environnementaux et sociaux que cause la course effrénée vers l’accumulation du capital physique devient de plus en plus importante. La nécessité de tenir compte de la dimension humaine et environnementale dans la constitution de la richesse d’une nation est maintenant indéniable. Pourtant, ni le PIB et ses mesures de revenu dérivées n’ont  permis de saisir correctement ces enjeux liés à la qualité et à la soutenabilité des modes de vie des personnes et des sociétés. On ne peut, en effet, considérer que le revenu véritable d’un pays s’accroît si ses ressources naturelles s’épuisent dans une proportion que ne peuvent compenser les investissements en capital physique. Il en va de même si les connaissances et les capacités de sa population diminuent[1]. Par conséquent, il importe de trouver un indicateur qui exprime pour un pays donné et à l’issue d’un cycle de production, la variation du capital physique, humain et naturel. C’est en ce sens que l’épargne véritable ou Epargne Nette Ajustée (ENA) trouve toute sa raison d’être. C’est un indicateur synthétique qui ambitionne de mesurer la soutenabilité du développement. Il est publié par la Banque Mondiale depuis l’année 1999 et renseigne sur la création ou la destruction nette de richesse nationale dans une année.

D’après la comptabilité verte et les calculs de la Banque mondiale, l’ENA est égale à l'épargne nationale nette augmentée des dépenses en éducation, diminuée d’une part de l'épuisement en énergie, en minéraux et en ressources forestières, et d’autre part, des dommages causés par le dioxyde de carbone et les émissions de particules. Les difficultés techniques de prise en compte des émissions de particules a amené la Banque mondiale à calculer pour chacun de ses pays membres, une nouvelle série d’ENA qui exclut les dommages causés par les émissions de particules. L’un des avantages certain de l’ENA est de réussir à quantifier dans une unité de compte monétaire commune, toutes les variations de capital physique, humain et naturel. Bien que cette monétisation fasse l’objet d’une critique virulente de la part de certains théoriciens[2], elle demeure une approche pertinente qui facilite le calcul et l’interprétation de l’ENA. Etant donné que l’épargne véritable est un indicateur qui cherche à mesurer la soutenabilité du développement, si elle est négative à un moment donné du temps, alors il existera un intervalle de temps dans le futur au cours duquel le bien-être sera inférieur au bien-être courant. Ce qui implique entre autres une surconsommation et un sous-investissement.

L’ENA d’après les chiffres :

Pour tenir compte de son poids dans le produit national brut, chaque composante de l’ENA est exprimée en pourcentage du revenu national brut (RNB).

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Evolution conjointe de l epargne nationale nette et de l epargne veritable (a l exclusion des emissions de particules)
Sources : World Bank. WDI, 2014.

Bien que le niveau d’épargne véritable dans le monde soit durablement positif depuis 1986[3], la situation est très contrastée lorsque l’on entame une désagrégation de l’indicateur. En effet, l’épargne véritable est restée négative sur le quinquennat 1986-1990 dans les Pays Pauvres Très Endettés (PPTE). Ce qui montre que les niveaux d’investissement réalisés dans ces régions sont en général insuffisants pour compenser les pertes en capital naturel. L’épargne nationale nette de ces pays pour la même période est en revanche positive et peut ainsi laisser croire à une création nette de richesse nationale. Or l’épargne véritable révèle qu’en réalité ce supplément de richesse créé ne compense pas la dégradation de l’environnement, ni l’épuisement des ressources énergétiques, minières et forestières dont il résulte. Il a donc existé pour les PPTE, un intervalle de temps succédant à la période de « désépargne » où le taux de croissance de la consommation est devenu négatif, conséquences d’une surconsommation à la période 1980-1986 et d’un sous-investissement. Ce fut le cas par en 1993 et 1994[4]. Il en est de même pour l’Afrique subsaharienne qui a connu une épargne véritable négative au début du 21è siècle. Pour parler de soutenabilité du développement dans un pays, le concept de l’ENA voudrait que l’épargne véritable soit durablement positive. Ce qui n’est en générale pas le cas des pays de l’Afrique subsaharienne. Un effort considérable dans ces pays reste donc à faire.

Par ailleurs, le tableau ci-dessus montre que l’ENA demeure toujours inférieure à l’épargne nette nationale toute période confondue, sauf pour les pays à revenu élevé. Ceci pourrait s’expliquer par le poids relativement élevé des dépenses publiques en éducation de ces pays comparés aux autres. L’épargne véritable prenant en compte le capital humain considéré dans ce cas comme une épargne, on pourrait raisonnablement penser que cette épargne suffit à elle seule pour compenser les pertes en capital naturel, du moins de façon monétaire.

Sur le plan conceptuel, l’épargne véritable présente l’avantage de constituer un point de référence naturel permettant d’évaluer la soutenabilité : une ENA durablement négative témoigne d’une réduction persistante de la richesse globale, qui compromettra le maintien ou l’amélioration du bien être. De plus, c’est un indicateur qui peut être facilement amélioré compte tenu de sa flexibilité.

Carmen Thiburs Agbahoungbata


[1] Plus de détails dans «Qu’est-ce que l’épargne véritable ? », Indicateurs pour un développement durable, N°01-1, Janvier-février 2001

 

[2] Pour une revue de ces critiques, on pourra consulter avec intérêt :  Neumayer, E. (2000), Resource accounting in measures of unsustainability : challenging the World Bank's conclusions, Environmental and Resource Economics, P. 257-278. Pillarisetti, J.R. et Bergh, V. D. J. (2008), Sustainable Nations : What do Aggregate Indicators Tell Us?, In Tinbergen Institute Discussion Paper, N° 012/3. Stiglitz, J. E., Sen, A. et Fitoussi, J.-P. (2009),  Rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Cassiers, I. et Thiry, G. (2009), Au-delà du PIB: réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte, In Regards Economiques, 75, P. 1-15.

 

[3]Selon les données de l’ENA pour le monde, disponibles dans la base World Developpement Indicator (WDI) de la banque mondiale

 

[4] La série « dépense de consommation finale » des PPTE n’est pas disponible avant 1993 dans l’édition 2014 de la base WDI de la banque mondiale. Ce qui ne nous permet pas de vérifier l’hypothèse sur la période 1987-1992.