Histoire de la colonisation de l’Afrique (2)

La méthode de gouvernance coloniale britannique était sensiblement différente du modèle français. Elle a été théorisée par Frédérick Lugard, gouverneur général du Nigéria (1914-1919), dans son essai Le double mandat dans l’Afrique tropicale britannique. Pour le gouverneur Lugard, les puissances coloniales remplissent un double mandat en Afrique : à la fois civiliser matériellement et moralement les Africains et, d’autre part, exploiter les richesses du continent noir, une sorte de dédommagement pour leur avoir apporter les bienfaits de la civilisation…

Pour ce faire, le militaire et haut-fonctionnaire britannique préconise de s’appuyer sur les autorités traditionnelles locales : c’est la méthode de la gouvernance indirecte (indirect rule). Lugard appliquera lui-même ses principes au Nigeria du Nord, en s’appuyant sur les émirs peuls, à la condition qu’ils acceptent d’abandonner les pratiques esclavagistes (civilisation morale), qu’ils rationnalisent leur administration publique (civilisation matérielle) et acceptent de reverser un pourcentage des impôts perçus à la couronne britannique et de laisser le champ libre au compagnies commerciales agréées par la puissance tutélaire (exploitation économique). Les émirs conservent le pouvoir de trancher les litiges, d’accorder des postes, de percevoir les impôts, et sont les premiers interlocuteurs de leurs administrés. Les colons britanniques se réservent bien sûr les grandes fonctions régaliennes (l’armée, la représentation internationale), mais aussi quelques secteurs plus techniques qu’il s’agit de moderniser (les politiques de santé, l’agriculture, les infrastructures de transport). Surtout, ils s’assurent que les compagnies commerciales britanniques puissent tirer pleinement profit de l’occupation coloniale. Les principes de gouvernance indirecte du gouverneur Lugard ne seront toutefois pas toujours appliqués par la puissance britannique. Ainsi, le protectorat de l’Afrique orientale (actuel Kenya) voit une immigration massive d’Européens accaparant les riches terres agricoles des hauts-plateaux volcaniques des Kikuyus et des Masai. Cette intrusion brutale dans les fragiles équilibres sociaux kenyans débouchera sur des révoltes et des massacres importants au début du XX° siècle.

Comme dans toutes les périodes troubles de l’histoire, la colonisation a été la porte ouverte à des dérives dans le pillage, l’avilissement et le massacre d’êtres humains. Le fait est que ces dérives ont duré sur une période de près d’un siècle. Deux expériences historiques se distinguent toutefois des autres par leur proportion aberrante : la colonisation du Congo Belge sous la directive du roi Léopold II et la colonisation de la Rhodésie du Nord et du Sud par l’homme d’affaires Cecil Rhodes. Dans les deux cas, l’intrication malsaine d’intérêts privés d’hommes d’affaires avides et d’intérêts publics d’Etats européens parmi les grandes puissances mondiales du moment, conduit à des actions d’une ampleur monstrueuse.

Au moins faut-il reconnaître à Cecil Rhodes le mérite du géni, auquel ne peut espérer prétendre le roi des Belges. Issu d’une famille modeste de l’époque victorienne, Cecil Rhodes émigre en Afrique du Sud en 1870, à l’âge de 17 ans, pour rejoindre son frère. Il participe à la rué vers le diamant et s’impose à travers ses différentes compagnies, la British South Africa Company et la De Beers Mining Company (jusqu’à nos jours leader mondial de l’exploitation du diamant), comme le plus grand exploitant de diamants d’Afrique du Sud et du monde. Dans sa volonté d’étendre les carrières d’exploitation du minerai précieux, il passe des contrats léonins avec un chef traditionnel du Matabeleland puis avec les autorités du Mashonaland (régions du Zimbabwe) qui lui assurent l’exclusivité de l’exploitation des ressources minières de ces pays. Rhodes parvint à faire reconnaitre en 1889 par un traité avec l’empire britannique son autorité personnelle sur ces deux pays dont lui était confiée l’administration, et auxquels il allait donner son nom en 1895. Ainsi naquirent la Rhodésie du Nord et la Rhodésie du Sud, à la force de la volonté d’un seul homme qui déposséda, au gré des évènements historiques, quelques huit cent mille autres êtres humains vivant sur un territoire immense d'environ 1 million de km², richement doté en minerais précieux. Dans son entendement, Rhodes ne venait que mettre en valeur des richesses inexploitées par des barbares incultes et incapables. Comme nombre de ses contemporains, il professait des idées racistes et appelait de ses vœux la domination de la race anglo-saxonne sur le monde. Dans cet ordre d’idée, il va promouvoir la colonisation par des Européens des terres agricoles de Rhodésie, ces derniers étant jugés les seuls à pouvoir les mettre vraiment en valeur. Il en est résulté une situation où, en 1920, les 200 000 colons blancs disposent de tous les droits politiques, juridiques et économiques, quand les 800 000 autochtones africains sont repoussés dans des réserves où ils subsistent tant bien que mal. Ce sont les premières heures d’un système qui se fera connaître sous le nom d’apartheid.

L’histoire de Léopold II est moins grandiose et plus sanglante. La volonté de contrôler le fleuve Congo et le territoire immense qui constitue le centre de l’Afrique avait suscité des tensions entre les puissances coloniales et nécessité l’organisation d’une conférence diplomatique pour trancher ce litige. La conférence de Berlin (1884-1885) qui allait graver dans le marbre la répartition de l’Afrique entre les puissances européennes, visait avant tout à régler la question congolaise. Il fut décidé que le fleuve Congo serait libre de droit et accessible à l’ensemble des protagonistes de la colonisation, tandis que les vastes terres du Congo (2 450 000 km²) revenaient à la Belgique, dont les explorateurs avaient été parmi les premiers Européens à pénétrer ces terres. La particularité de la situation congolaise est que la colonisation n’a pas tant été le fait d’un Etat que celle d’un homme, le roi Léopold II. A travers ses propres entreprises privées, (la Compagnie du Katanga, la Société anversoise, la Compagnie du Lomami, l’Abir), le roi des Belges était le propriétaire foncier le plus important du monde, possesseur de 2 420 000 km² de terrains privés et propriétaire de l’ensemble des produits de ce sol.

Grisé par cette opportunité de richesse quasiment infinie, le roi des Belges n’aura de cesse de pressurer ce patrimoine par tous les moyens, y compris les plus meurtriers. L’exploitation du Congo ne répondait plus d’aucune logique capitaliste mais d’une logique prédatrice sous la forme la plus barbare. Afin d’extraire la sève d’hévéa produisant le caoutchouc, de braconner pour récupérer de l’ivoire, les sociétés de Léopold II recouraient au travail forcé des autochtones congolais, dans des conditions inhumaines. Les fuites ou ce qui était considéré comme des « vols » étaient punis de mutilation de membres ou de meurtre. Les villages récalcitrants étaient brûlés. S’il n’existe pas de relevé statistique précis des victimes congolaises de cette période, les témoignages de l’époque s’accordent à reconnaître le caractère inhumain de l’exploitation du Congo, même dans le contexte propre à la période coloniale. Des estimations font état d’une diminution d’un tiers voire de la moitié de la population congolaise entre 1880 et 1930, suite aux exactions léopoldiennes et à leurs avatars. Sous la pression médiatique belge et internationale, le roi Léopold II dû céder ses biens, le Parlement belge procédant en 1908 à l’annexion du territoire congolais. Une sorte de normalisation de la situation, dans le cadre colonial.

Emmanuel LEROUEIL