Le moment Shaka Zulu

Une défaite collective est une expérience amère. Mais c’est dans l’analyse de la défaite que les peuples trouvent les ressorts de leur renouveau. Cette analyse des causes de la défaite et des moyens de les surpasser a toujours été controversée. Tel a été le cas sur le continent noir comme ailleurs dans le monde. Le choc de la domination brutale (esclavagisme puis colonisation) par des puissances étrangères va profondément secouer les populations africaines. Certaines vont courber l’échine, du moins momentanément. D’autres vont choisir diverses stratégies de fuite. Certains individus enfin vont trouver en eux-mêmes les forces pour répondre à ce défi collectif, par une remise en cause radicale de soi. Ils vont mobiliser pour cela différents registres de pensée et d’actions, qui connaîtront des succès variés. Nous avions déjà évoqué l"une de ces stratégies, qui s'exprime sur une thématique conservatrice et religieuse, à travers les projets de refondation politique par l'Islam

Une deuxième réaction africaine au choc de la modernité s'est exprimée à travers le réformisme militaire. La colonisation de l’Afrique a d’abord été vécue comme une défaite militaire des forces africaines. En réaction, des chefs militaires ont cherché sur le continent à réduire leur handicap technique et à réformer non seulement l’organisation de leur armée, mais aussi de la société qui la produit ; cela a été le cas de Ménélik II en Ethiopie, de Mohamed Ali en Egypte ou encore d’un résistant comme Samory Touré (1830-1900) dans le golfe de Guinée. Mais l'exemple le plus abouti en la matière reste la réforme militaire entreprise par Shaka Zulu, qui se distingue des précédentes en ce qu’elle ne s’appuie pas tant sur une modernisation techniques de l’armée que sur une refonte globale de la société dans une unique logique militaire, aux proportions totalitaires.

Grâce à la littérature et au cinéma, Shaka Zulu (ou Chaka Zoulou) est entré au panthéon des guerriers légendaires d’Afrique noire, aux côtés d’un Soundiata Keita. Le personnage historique est en effet fascinant. Shaka kaSenzangakhona est né en 1787 sur les terres du peuple Ngouni, entre les rivières Phongolo et Mzimkhulu, dans ce qui deviendra le Kwazulu-Natal Province, en Afrique du Sud. Le peuple Ngouni traverse des temps agités à cette époque, pris en tenaille entre les guerres intertribales d’une part, et d’autre part l’expansion territoriale des colons Boers qui s’attaquent aux Xhosas et aux Ngounis pour accaparer leurs terres. Engagé dès le plus jeune âge comme guerrier dans les brigades des jeunes de sa tribu, Shaka parviendra au gré des opportunités et au fil de ses batailles victorieuses à prendre le leadership militaire et politique de sa tribu puis de tout le peuple Ngouni, qu’il rebaptise du nom d’Amazoulou (ceux du ciel).  

Shaka souhaite mettre fin aux guerres intertribales mortifères et sans fin qui ont affaibli les Ngouni, en imposant son hégémonie. Pour ce faire, il réforme profondément les techniques de guerre de son peuple. A la place des longues lances (« assegai ») que les guerriers lançaient de loin au risque de se voir désarmés par la suite, il privilégie une sagaie courte (« iklwa ») qui doit servir au combat au corps à corps, dans une stratégie qui privilégie l’offensive. Il discipline la formation de combattants qui se tiennent désormais en rang serrés, équipés de larges boucliers qui les protègent des « assegais » de leurs ennemis. La fluidité de la logistique, dont s’occupe les régiments des plus jeunes classes d’âge, et la rapidité des déplacements des combattants sur de longues distances, donnent un avantage décisif à la force militaire des Zoulous. Shaka n’hésite pas à utiliser des éléphants pour sonner la charge sur ses ennemis, et fait preuve de manière générale de beaucoup de créativité tactique. 

Mais au-delà de ces innovations militaires, c’est l’entreprise de transformation politique et sociale extrêmement radicale de Shaka Zulu qui explique ses plus grands succès, de même que l’échec qu’illustre sa fin brutale. Toutes les composantes de la société sont impliquées dans l’effort de guerre permanent qui semble être l’objectif social de la communauté. Les structures sociales et les coutumes des Ngouni sont profondément modifiées. Le peuple Zoulou (une centaine de milliers de personne) est littéralement un objet nouveau créé par un démiurge à vocation guerrière. De 16 à 60 ans, hommes et femmes sont incorporés dans des régiments armés. Le rôle traditionnel du patriarche est abandonné comme une vétusté encombrante, l’autorité étant désormais militaire. Seuls les bataillons de guerriers les plus braves ont désormais le droit de se marier, entre 30 et 40 ans, en prenant compagne dans un régiment de guerrière pareillement méritant. Les fonctions de production traditionnelles que sont l’élevage et la culture du mais sont désormais entre les mains des personnes âgées, des jeunes ou des invalides. Les adultes valides et bien portant doivent consacrer leur énergie et leur intelligence à la soumission et/ou à l’inclusion des autres tribus et des autres ethnies du Sud du continent. C’est cette horde de guerriers fougueux et disciplinés que Shaka fait déferler de manière triomphale sur les terres de la région encerclée par le Limpopo et le Zambèze. Certains peuples, attirés par la puissance des Zoulou, rejoignent les rangs de leur plein gré, et se voient pleinement intégrés : on est zoulou non pas par le sang, mais par la communauté de destin que l’on embrasse. Les armées vaincues sont décimées, les femmes et les enfants intégrés de force dans les rangs des vainqueurs. 

Cette transformation sociale et politique des tribus d’Afrique du Sud a sans doute été trop rapide et trop brutale. Elle ne s’est pas faite sans résistances et ressentiments. La brutalité de Shaka n’épargne pas son peuple, ni ses plus proches parents. Il se fera assassiné en 1828 par deux de ses demi-frères. Suite à sa disparition, certaines tribus ralliées reprendront leur liberté. Mais l’œuvre historique de Shaka Zulu a profondément marqué la réalité sociale et politique d’Afrique du Sud, et a survécut à sa mort.

Emmanuel Leroueil