Le monde à dos d’Afrique

Les villes africaines, trace de modernité...La Modernité pourrait se définir par la distinction épistémologique fondatrice sujet / objet et découlant de celle-ci la production de l’opposition structurante nature / culture.  Ce rapport au Monde, détachant l’Homme de la Nature et le plaçant en surplomb, permit l’élaboration et le développement de technologies d’exploitation des ressources de la nature, pensées alors comme illimitées, au profit de l’espèce humaine (anthropocène), ou plutôt de l’échantillon d’elle qui s’était érigé en étalon de l’humanité (capitalocène ou occidentalocène).

Cette ontologie moderne aura en fait été le principal moteur de l’imperium européen dans son projet de domestication et d’exploitation de la Nature mais aussi de toute autre forme d’altérité culturelle.

Aujourd’hui, cette modalité culturellement située de représentation des interactions entre les activités humaines et le reste des entités du vivant, humain et non humain pour le dire dans des termes latouriens, se heurte aux signes alarmants révélant l’infinie complexité des actions et des rétroactions des différents êtres composant le système Terre.

L’Homme, occupant désormais l’espace d’une force géologique, influe globalement sur l’histoire récente du système Terre. Mais, comme Marx le faisait déjà remarquer pour l’histoire des sociétés humaines : « l’Homme fait l’histoire mais il ne sait pas l’histoire qu’il fait ». Ainsi la puissance acquise par l’espèce humaine, désormais capable de modifier la trajectoire du climat, l’acidité des océans, la biodiversité, etc. révèle, paradoxalement, une impuissance tout aussi vertigineuse.

Et il est tout à fait troublant de constater que la perturbation des équilibres qui ont permis jusqu’à présent le maintien, dans des conditions de relative stabilité, de l’espèce humaine trouve son origine la plus immédiate dans les excès du capitalisme et sa sécrétion d’inégalités et d’injustices.

Le projet désormais impératif de déconstruction de la modernité, afin notamment d’essayer de proposer des alternatives politiques crédibles et des institutions démocratiques ad hoc destinées à réduire l’empreinte écologique de l’espèce humaine sur Gaia, doit se nourrir de la multiplicité des discours critiques portés par la cohorte de corps5  que l’effectuation de la modernité, sur ces quelques trois siècles écoulés, aura marginalisé ou marchandisé (critique féministe, critique post-coloniale, critique queer, etc.).

Cette réflexion se propose de poser les pistes de la spécificité d’une contribution africaine, pensée à partir de son historicité propre, pour appréhender les nouveaux enjeux globaux, en formulant la question suivante :

L’Afrique est-t-elle parmi les lieux que l’on puisse privilégier pour penser l’effectuation moderne du Monde afin de mieux comprendre et déjouer le réseau d’asymétries tendues qu’elle a tracé, au cours des derniers siècles, dans la valeur de la vie et du vivant?

L’Afrique au cœur des marges de la Modernité

De part et d’autre de la science, les spécialistes ne cessent plus de tirer la sonnette d’alarme et de s’interroger: l’Homme serait rentré dans une course poursuite contre lui-même. Comment donc sortir de cette effectuation moderne prédatrice qui nous mène vers notre extinction ?

Peut-être, conviendrait-il de prendre pour point de départ des espaces en résistance contre le projet moderne. En résistance, justement parce que le projet moderne a, d’une certaine manière, contribué à les exclure d’un sanctuaire des privilèges qu’il travaillait à faire advenir et auquel il assujettissait tout le reste, ou presque. C’est donc qu’à partir de ces lieux sujets, de ces marges, que nous souhaiterions penser ce qui pourrait être un enversde la Modernité. Non pas qu’il s’agisse, dans la fièvre d’une pureté toute révolutionnaire de détruire la Modernité et l’ensemble de ses édifices, mais davantage qu’il faille la penser avec ses contraires et ses en-dehors. Et là, force est de constater que certains lieux à la margerecèlent un pouvoir de dévoilement plus important que d’autres (et c’est l’objet de cette réflexion).

Le concept de marge pourrait être défini comme cet espace où le discours du pouvoir sur lui-même se heurte à son mensonge et donne à voir l’ampleur réelle d’une politique sur l’ensemble du vivant. C’est à ce titre un concept d’une grande fécondité heuristique et, pour ce qui nous concerne, un outil conceptuel précieux pour la déconstruction de la Modernité, à partir d’une certaine perspective. En cela, nous nous inscrivons dans la continuité des efforts de Michel Foucault pour lequel, selon Lautier Bruno :

« L’objectif […] n’était pas de « parler des exclus » ; il l’a d’ailleurs fort peu fait dans ses écrits théoriques, il réservait ça à son activité militante. Son objectif était un objectif de méthode : montrer qu’on comprend une société non pas en en faisant une analyse de l’intérieur, mais depuis les marges : les fous, les malades, les criminels, les pervers, ne nous apprennent pas grand-chose sur eux-mêmes, mais beaucoup sur nous. »

Nous proposons ainsi l’hypothèse que l’Afrique constitue cette marge à partir de laquelle la Modernité, comme projet biopolitique, se révèle pour ce qu’elle est véritablement : Lumièrestout autant que Ténèbres.

Afrique, pivot d’un universel de la circulation et du mouvement

Sur un plan méthodologique, à ce premier temps qui est un arrêt sur l’Afrique (conçue comme une margestratégique de la Modernité) doit être agrégé un second temps ancré dans le mouvement. Un mouvement circulaire constant, passant sans cesse d’une expérience historico-culturelle à une autre, d’un mode d’être à un autre. Le mouvement comme fondement et éthique, expression, pour le dire comme Bachir Diagne, d’un universalisme latéral révélé par le processus même de la traduction; mais une traduction élargie permettant tout aussi bien de passer d’une expérience culturelle à une autre (d’une langue à une autre) que d’un mode d’être à un autre (une ontologie à une autre).

A l’évidence,une telle d’approche a vocation à s’écarter de toute logique du ressentiment, portée par un afro-centrisme d’arrière-garde, tout autant que d’une logique de la pitié, même dans ses expressions les plus distinguées, réduisant toujours au final l’Afrique à un manque qu’elle ne saurait, par nature, combler d’elle-même.

L’effort vers ce mouvement circulatoire, questionnant la modernité à partir de tous ses en-dehors, est le prix de l’écriture d’un récit partagé du devenir. Et l’Afrique peut réellement, à partir de son expérience propre (c’est-à-dire celle d’une vulnérabilitédans l’ère moderne), ouvrir de nouveaux possibles sur les enjeux globaux qui traversent les débats intellectuels et politiques contemporains, couvrant d’une extrémité à une autre la question de la survie de l’Homme (pour les plus pessimistes) ou plus simplement celle de la vie bonne (pour moins alarmistes).

Le souci d’une politique globale du vivant apparait aujourd’hui comme une des dimensions fondamentales d’une pensée critique qui aurait vocation à proposer des mécanismes de partage équitable des ressources et de sauvegarde de la vie humaine sur Terre. Partant de la perspective des Amérindiens d’Amazonie, un auteur comme Philippe Descola en appelle à l’abandon de ce qu’il appelle une vision naturaliste du mondequi a conduit le monde occidental à réduire l’ensemble des entités naturelles (dans lequel les Africains ont souvent été rangés d’ailleurs) à une réserve inépuisable de biens et d’énergie.

Et lorsque l’on aborde de manière anthropocentrée la question de la vie, de la variabilité de ses formes, de ses conditions de possibilité biopolitique et de ses limites (jusqu’à quel point peut-on décemment rester vivant), l’Afrique se présente effectivement comme une masse colossale dont l’occultation risquerait de masquer la partie immergée de l’iceberg.

Dans une telle perspective, l’Afrique apparait comme un espace singulier qui donne à voir, sans fard, ce que le pouvoir peut faire de la vie et, plus particulièrement, ce que l’exposition prolongée à la brutalité des systèmes d’exploitation née de la Modernité a fait des différentes formes de vie sur ce vaste territoire.

Ce que penser l’Afrique veut dire

Achille Mbembe invite toute réflexion sur l’Afrique à se projeter vers quatre directions, de manière disjointe ou articulée. Penser l’Afrique, c’est :

1 Rétablir un nom. Combattre des préjugés séculiers nés de la pensée coloniale et impériale.

2 Ramener à la vie ce qui avait été abandonné aux puissances de la négation et du travestissement

3 Rouvrir l’accès au gisement du futur pour tous.

4 Contribuer à l’avènement d’un monde habitable.

Cette invitation appelle donc à tracer les contours d’un champ, certes déjà arpenté, mais pas encore totalement balisé. La présente proposition s’inscrit indubitablement dans les perspectives ainsi ouvertes, tout en gardant la dynamique propre qui la fonde :

  • Symétrisation des formes du vivant
  • Saisissement du devenir monde du monde dans un mouvement circulatoire

Ce qui importe donc, c’est que l’Afrique partage le Monde avec les autres, y compris cet agrégat abstrait que l’on appelle l’Occident. L’objectif de telles approches, tel qu’initiées par des intellectuels africains comme Valentin Yves Mudimbe, Souleymane Bachir Diagne ou Achille Mbembe, pourrait donc être la mise en exergue, l’amélioration et surtout la création de mécanismes de partage équitable du monde. C’est à ce prix seulement que le monde deviendra monde.

Ce n’est donc pas l’irréductibilité d’une expérience intérieure proprement africaine (quoique nous ne cherchons pas non plus à nier cela, ou du moins, les effets des récits différentialistes) qui structure cette discussion mais plutôt l’expérience fragmentée de la Modernité et la manière dont certaines de ces expériences peuvent nous informer davantage sur le visage de celle-ci, particulièrement lorsqu’elle se confronte au dissemblable. Cette méthodologie permet d’en faire le diagnostic le plus fidèle, à la fois pour la vie humaine que l’ensemble des entités du vivant.

L’Afrique, le Nègre et les Autres

D’emblée il faut également préciser que l’Afrique dont il est question ici ne se limite pas aux frontières de la géographie statique. En effet, l’Afrique et le Nègre constituent les deux mêmes faces d’une imagerie complexe construite par la Modernité comme différence de la différence, reflet inversé de la raison, située dans une sorte d’espace intermédiaire entre culture et nature.

Peut-être faut-il rappeler également que, sous le règne de la Modernité, certains phénomènes d’oppression d’ampleur subis par les Africains et/ou les personnes d’ascendance africaine ont également frappé d’autres communautés dont les traits physiologiques ne pouvaient pourtant être totalement capturés par la figure du Nègre, du fait de sa teneur en mélanine. Mais sans doute était-il encore possible à celles-ci de sortir de cet épiderme social et d’abandonner, dans le jeu des échelles sociales, cette peau sociale infâme.

Le Nègre est donc aussi cette assignation dont, certains, ont pu besogneusement se défaire. Les Africains et leurs descendants, moule dans lequel avait été produit cette figure monstrueuse, n’ont, en dehors de l’Afrique elle-même, aucune possibilité définitive de réellement s’extraire de cette clôture. Ainsi, plus de trois siècles après la fin de l’esclavage transatlantique, la possibilité pour eux d’échapper à cette figure reste dépendant de procédures socio-économiques complexes à l’issue incertaine et in fine fragilisées par une opposabilité toujours ouvertes. Qui que soit l’Africain ou l’Afro-descendant, l’interpellation de « sale nègre » au coin d’une rue reste toujours de l’ordre du possible et du plausible.

Le Devenir Nègre du Monde

L’une des spécificités de l’action de la Modernité sur l’Afrique, c’est cette opération à la fois pratique et intellectuelle qui a consisté à transformer des êtres humains en chose et à les réduire drastiquement en combustible pour la machine économique. Ce processus miraculeux par lequel un homme devient un bien meuble, pour le dire comme le Code Noir, marque durablement le rapport du corps noir à soi et sa circulation dans l’espace globalisé.

En cela, le Nègre aurait, selon Achille Mbembe, devançait le monde. En effet pour lui, les dernières formes du capitalisme financier ne tendraient qu’à élargir le plus possible ce geste de réduction miraculeux à l’ensemble du globe, y compris au monde occidental lui-même.

La modernité a produit une véritable métaphysique de la race, celle-ci naissant et venant alimenter d’abord la structure morale et discursive de légitimation de la traite de l’esclave atlantique puis ensuite le désir colonial tout autant que sa justification.

Césaire nous dévoile ainsi la véritable nature de la relation dans l’économie morale de la colonisation :

« Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production »

Ce devenir Nègre du monde pourrait bien faire de l’Afrique un des rouages essentiels de tout nouveau chantier significatif d’une pensée matérialiste ayant pour projet une émancipation ouverte à tous les vivants. Ce repositionnement inattendue de l’Afrique n’est en aucun cas celle annoncée par les nouvelles forces carnassières du capitalisme financier. Celles-là ne jurent désormais que par ce qu’elles ont appelé « l’émergence » économique de l’Afrique, laquelle, si les responsables africains n’y prennent garde, pourrait bien ressembler à s’y méprendre à une recolonisation du continent, non plus par la forme classique des trois M (missionnaires, militaires, marchands) mais par du pur capital. Bis repetita.Ce qui nous intéresse ici est certainement plus fondamental, plus grand que l’Afrique elle-même d’ailleurs; c’est l’Afrique comme structure d’émancipation du seul monde souhaitable pour tous, c’est-à-dire un monde devenu monde.

Tabué NGUMA

Femmes d’Afrique, reines et guerrières : quel héritage aujourd’hui ?

A l’occasion du 12ème festival Africa fête à Marseille, l’exposition itinérante « Femmes, d’Afrique », sur les figures féminines d'Afrique qui ont marqué l'Histoire, a posé ses valises dans la cité Phocéenne. Le vernissage a eu lieu le 9 juin dernier au CRIJPA (Centre Régional Information Jeunesse Provence Alpes), sur la plus célèbre avenue de Marseille, la Canebière.
Depuis bientôt 5 ans, j’entends parler chaque année du festival artistique « Africa Fête ». Je me souviens même avoir tenté de décrocher un stage dans la production de cet événement. Alors, lorsque j’ai reçu l’email promotionnel de l’édition 2016, comme chaque année, je me suis promis d’essayer de participer à l’un des nombreux concerts programmés du 10 au 18 juin. Mais cette année une représentation a particulièrement attiré mon attention : la tenue de l’exposition itinérante « Femmes, d’Afrique  ». 

A la recherche du modèle féminin

Je suis moi-même une femme, d’origine africaine, pleine d’ambition ayant été élevée par une femme africaine seule devant assurer à la fois le rôle du père et de la mère. 
Sans parfaitement connaitre les rites et coutumes de mes deux pays d’origine, le Bénin et la Guinée, je ne sais que trop bien l’importance du rôle de la femme dans ces sociétés : A la fois arme, bouclier, et parfois paillasson…
Ces dernières années, peut-être par intérêt grandissant pour ce sujet ou par hasard, j’ai vu et lu pas mal d’articles sur la femme africaine, sur LES femmes africaines. Martyres ou entrepreneures, elles attirent la lumière et leurs actions font parler d’Elles ! 
Maureen Ayité, Aissa Dione, Fatou Diome… leurs parcours me fascinent, me motivent, chaque jour. Comme elles, j’aimerais laisser ma trace, montrer que l’on peut être femme, noire et réussir ! Alors, comme en quête de conseils, d’une recette, ou de formules magiques pour atteindre cet objectif, j’ai décidé d’aller voir « Femmes, d’Afrique ». L’exposition en 32 panneaux dresse les portraits de figures féminines emblématiques qui ont impacté l’Afrique, redonnant aux femmes du continent leurs places dans une histoire et une société qui ne les présentent que trop souvent comme des victimes et non des héroïnes.

Exposition sur les figures féminines d'AfriqueMes impressions : quid des femmes africaines d'aujourd'hui ? 

De l’Antiquité à nos jours, l’exposition propose des portraits photographiés et écrit de La Yennega, Ruwej, Nzinga, la Reine Pokou, Gankabi, Naga, Les Djamila, Awa Keita ou encore Césaria Evora et bien d’autres.
L’exposition que je me faisais une joie de découvrir m’a en partie déçu. Je n’ai pas trouvé dans cette exposition ce que je recherchais. Je n’ai trouvé que de longs paragraphes, des légendes parfois lointaines.
Je me suis arrêtée sur 4 ou 5 panneaux (sur 32) que j’ai pris le temps de lire ; principalement sur des femmes contemporaines et d’Afrique de l’Ouest. Après un verre de bissap et quelques mots échangés avec le groupe Swing Mandingue, j’ai quitté l’exposition prématurément. Sans vouloir me l’avouer, je suis sortie avec une sensation de mission en partie accomplie mais tout de même inachevée, et une désagréable sensation de déception. Les figures représentées étaient bien souvent inconnues pour moi, trop éloignées. Les textes descriptifs étaient bien trop longs. Les titres n’étaient pas assez « aguicheurs ». L’ambiance, malgré les rythmes familiers joués par Swing Mandingue, n’était pas au rendez-vous… Enfin de mon côté, je ne suis pas assez rentrée dans le sujet, je ne me suis pas sentie invitée à m’imprégner des parcours qui étaient présentés… 
Cette exposition n’a pas pu satisfaire mon besoin de comprendre : Comment ces femmes ont su faire bouger les murs, quels étaient leurs défis, leurs contraintes, quelle a été leur force et leur conviction ? Et surtout, au-delà de la connaissance, quel héritage pour nous aujourd’hui ?
Ma frustration est légitime car le thème des « femmes africaines » est relativement récent comme sujet de recherche, notamment en Afrique francophone. Ma sensation de manque et d’inachevé à la sortie de cette exposition est plus liée au manque général de connaissance, ou plutôt au manque d’accessibilité à la connaissance sur ce sujet. L’exposition femme d’Afrique agit ainsi comme un levier, suscitant l’intérêt pour l’histoire de la femme africaine, pour comprendre la condition des femmes noires de nos jours et le rôle qu’elles pourraient jouer pour leur cause. 
Au-delà des icônes parfois lointaines, c’est l’évolution de la gente féminine du continent qu’il faudrait étudier, ou tout du moins analyser, pour percevoir l’héritage de siècles d’histoire. Car de l’emblématique femme africaine à la simple ménagère, chacune a dû faire avec son temps ; intégrer les valeurs transmises et les transformer face aux défis de son époque.
Il ne suffit pas de retenir qu’il exista jadis des amazones, ou que la Kahena mena une valeureuse guerre, il est nécessaire de comprendre le contexte qui les a menées à prendre cette place dans l’histoire, pour faire de même de nos jours à notre tour.


Pour aller plus loin sur le thème :
–    le site de l’UNESCO qui met en lumière certaines icones africaines : http://fr.unesco.org/womeninafrica/ 
–    Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Histoire des Femmes d'Afrique », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 6 | 1997, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 14 juillet 2016. http://clio.revues.org/373  
L’exposition « Femmes, d’Afrique » est une exposition itinérante qui peut être louée pour un temps plus ou moins long en fonction de vos besoins ou de la durée de votre événement.
Coopération par l’Education et la Culture
19, avenue des Arts – 1000 Bruxelles
tél. : 02.217.90.71 – fax : 02.217.84.02 – info@cec-ong.org

Michelle Camara

Art contemporain africain au Dak’Art 2016 : coups de coeur

Dak'Art 2016-Art contemporain africain : L'homme clous d'Alexis Peskine


L'homme-clous, d'Alexis Peskine

Pour les amateurs d’art contemporain africain et les artistes, la Biennale de l’Art – Dak’Art est un événement important à inscrire dans les agendas. Ayant lieu tous les deux ans dans la capitale sénégalaise, elle s’étale sur un mois, trente jours durant lesquels Dakar vibre au rythme de la création artistique. Instituée en 1989 par l’Etat du Sénégal (avec une seule édition dédiée aux Lettres en 1990), elle aura pour volet l’art contemporain deux ans plus tard, en 1992, avant de se tourner définitivement vers la création africaine contemporaine en 1996. Sans faire ma chauvine (sisi un peu quand même !), le Dak’Art subsiste vingt – six ans encore, bon an mal an, car c’est l’un des seuls événements ayant lieu en terre africaine qui met à l’honneur les créateurs africains. 

Petite, je ne me rendais pas compte qu’une telle manifestation se tenait dans nos murs. Je passais devant la galerie nationale, qui se situait à quelques encablures de mon ancien collège, en jetant un œil distrait à ce lieu brillamment éclairé et empli de tableaux. Mais en grandissant, j’ai pris la mesure de cet événement de haute facture. Son logo, créé par feu Amadou Sow, peintre, sculpteur et artiste graphique sénégalais, subit à chaque édition une légère modification, mais la trame reste la même.

L’édition 2014 m’avait trouvée en sol sénégalais, et lorsque ma venue au pays a coïncidé avec l’édition 2016, je me suis dit que décidément j’étais bénie des dieux !

 

Réenchanter la ville

Avec comme thème le réenchantement, la 12ème édition du Dak’Art avec comme commissaire Simon Njami, enchante les innombrables visiteurs qui prennent d’assaut les « OFF » dispersés aux quatre coins de la capitale.

"La cité dans le jour bleu", l’exposition phare du Dak’Art, est la première que j’ai visitée. Installée dans l’ancien palais de justice, sis au Cap Manuel, haut lieu symbolique de la vie politique du Sénégal post – indépendance, mais dans un état de décrépitude avancé, regroupe une palette de créations répondant au thème choisi sous fond bleu, pour coller au thème. Salles d’audience réenchantées en galeries d’art, le lieu est méconnaissable et fait peau neuve.

Art contemporain africain - Dak'Art 2016 : trône des dictateurs déchus
Le trône des dictateurs déchus – Dak'Art 2016 – crédits photo Ndeye F. Kane
Homme-clous et souvenirs de dictature 

Au rez – de – chaussée, l’on tombe sur un portrait grandeur nature fait à partir de clous d’un homme qui vous fixe et semble vous suivre du regard à mesure que vous vous déplacez dans l’édifice. Ce portrait, œuvre de l’artiste Alexis Peskine, continue dans la lignée de la création personnelle de l’artiste : l’acupeinture, où les clous, le bois, et la peinture sont mixés pour donner un mélange éclectique. En traversant la cour du bâtiment, l’on accède par une porte mitoyenne à une grande salle où trône un trône recouvert de velours rouge et surmonté d’un aigle doré … Le trône d’un empereur, dirait – on. L’artiste Fabrice Monteiro invite le visiteur à une réflexion autour des dérives du pouvoir. Des hauts-parleurs distillent des bribes de discours de dictateurs déchus tels que Mobutu, Idi Amin Dada … En partant, le visiteur peut laisser quelques mots dans le livre d’or intitulé ‘Vox Populi’ (la voix du peuple) …

A part l’ancien Palais de Justice, l’exposition qu’a proposée l’artiste Pascal Nampémanla Traoré a largement valu le détour. Sise dans une cour en plein centre-ville dakarois et intitulée Daily Report, elle est essentiellement faite de dessins sur papier journal. Le journal, cet élément faisant partie intégrante de nos vies et qu’on jette une fois « consommé », à savoir lu. Pascal lui donne une seconde vie et nous pousse à voir d’un œil nouveau ce support de lecture. Masques, dessins, portraits sont habilement réalisés dans un savant mélange d’encre et de café. L’artiste réussit un coup de maître dans son « café de l’info » au goût doux-amer.

Art contemporain africain - Dak'Art 2016
Galerie Antenna – crédits photo Ndeye F. Kane
L'or du temps 

La Galerie Antenna n’a pas été en reste dans cette programmation du Dak’Art 2016. Située en plein centre-ville dakarois, à quelques encablures du palais présidentiel, elle a offert une intéressante programmation sous le signe de l’or du temps. Papi, jeune artiste sénégalais dont les tableaux revêtent un délicat liseré doré, a exposé ses tableaux dans la galerie. Portraits (notamment du célèbre photographe Malick Sidibé), scènes de vie, tableaux à thèmes ont constitué l’essentiel de sa production mise à disposition chez Antenna. Maud Villaret, jeune artiste française travaillant autour du wax à travers sa marque Toubab Paris, a aussi exposé ses créations dans la galerie. Colliers, broches, bracelets, véritables œuvres d’art mixées avec du jean, des pierres Swarovski pouvaient être admirées dans la galerie. Comme quoi, la galerie ce n’est pas uniquement des peintures et des sculptures !

 

L'art au secours de l'Histoire

Rufisque, ville située à 25 km au sud-est de Dakar, est une localité empreinte d’Histoire(s). Ancienne commune de plein exercice du temps de la colonisation au même titre que Dakar, Gorée et Saint – Louis, elle est dans un état de délabrement avancé. Les édifices coloniaux, vieux de plusieurs décennies, n’ont jamais été restaurés ou même remplacés. Boubacar Touré Mandemory, photographe issu de la ville, mène depuis longtemps un combat de sensibilisation pour la sauvegarde de ce patrimoine historique. Pour les besoins du Dak’Art, il s’est entouré d’un collectif de jeunes photographes. Avec l’appui de la fondation Sococim, les photographies sont exposées au Centre culturel Maurice Guèye et redorent le blason de cette vieille ville qui a vu passer d’illustres hommes tels que le romancier Abdoulaye Sadji.

Ces quelques expositions visitées ça et là à travers Dakar constituent l’essentiel de mes plébiscites pour le Dak’Art 2016. Pour le moment … Car il faut bien que le réenchantement dure encore longtemps, pour coller au thème de cette biennale 2016 !

La naissance des Etats modernes africains

Dans cet espace politique en pleine mutation qu’est l’Afrique indépendante de la décennie 1960, il a fallu renégocier les termes du « contrat social post-colonial» sur de nouveaux espaces sociopolitiques. Malgré un appel de certains leaders (Kwamé Nkrumah, Julius Nyerere) plaidant pour une union africaine, les Etats indépendants seront créés sur des territoires plus réduits reprenant les frontières héritées du système colonial, à l’intérieur desquelles les modalités de négociation du pouvoir et la possibilité d’affirmer son leadership semblaient plus réalistes pour les nouveaux leaders politiques africains. Dans son essai L’Etat en Afrique : la politique du ventre, le politologue Jean-François Bayart distingue trois stratégies d’affirmation du leadership politique post-indépendance : les stratégies hégémoniques conservatrice, révolutionnaire et de conciliation. 

La stratégie hégémonique de conciliation

Cette stratégie est la plus courante et sans doute la plus efficace à long terme. Elle est impulsée par la minorité sociale des africains intégrés (« assimilés » diront certains, terme notamment utilisé dans l’espace lusophone) à l’ancien système colonial, dont le leadership est assumé par les anciens représentants politiques des autochtones auprès des métropoles coloniales, issus des rangs des premiers universitaires, syndicalistes et petits fonctionnaires africains. Il y a un effet d’aubaine générationnel pour ceux qui accèdent à l’âge adulte dans la décennie 1950 et qui se sont par la suite imposés comme les « pères des indépendances ». La première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes, souvent les premiers à avoir reçu une éducation supérieure dans les grandes universités de leur métropole. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets » remarque ainsi Jean-François Bayart (ibid.).

L’espace anglophone de l’Afrique n’échappe pas à cette remarque, les parcours de Kwame Nkrumah au Ghana, Jomo Kenyatta au Kenya ou Julius Nyerere en Tanzanie s’inscrivant parfaitement dans ce schéma. De part leur éducation, leur savoir, leurs contacts avec des représentants du pouvoir des anciennes puissances coloniales, parfois leur aisance matérielle, ces « cadets » bénéficie d’un capital social et matériel qui fait d’eux les plus aptes à prendre la direction des affaires après les indépendances. C’est ce qui leur a permis de prendre l’ascendant sur les élites traditionnelles dans la plupart des cas. Mais les effectifs de la classe sociale des africains « assimilés » étaient extrêmement réduits, oscillant entre 500 et 1500 personnes suivant les pays. Détenteurs du capital social et intellectuel, ces leaders modernistes se sont vus obligés d’élargir leur assise sociale et politique en nouant des alliances du côté des leaders traditionnels issus des différentes régions de l’espace national. Un processus de « fusion des élites » s’est enclenché au sein du parti-unique et de l’Etat, processus dans lequel se sont engagés des pays comme le Cameroun, le Nigeria (alliance entre les émirs musulmans issus du califat de Sokoto et les élites chrétiennes du Sud, sous l’impulsion des jeunes modernistes de ces deux groupes), le Niger, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kenya ou la Tanzanie. Toutefois, comme les décennies qui ont suivi ont pu en témoigner, ces alliances hégémoniques n’ont pas toutes résistées aux épreuves du temps, et notamment au passage de relais entre le fondateur de l’alliance hégémonique et son héritier. 

La stratégie hégémonique conservatrice

Dans les pays où elles disposaient d’un pouvoir fort, peu altéré par la période coloniale, les élites traditionnelles vont continuer à gouverner un certain temps à travers une stratégie hégémonique conservatrice. Mais inconscientes du changement de logiciel de pensée et d’action qu’imposait la nouvelle période, leur règne fera long feu. Exemple paradigmatique, le coup d’Etat de 1966 qui voit Milton Obote, le Premier ministre de l’Ouganda, déposer le Kabaka Mutesa II, souverain du Buganda devenu président à vie, qui n’avait de cesse de freiner la modernisation du pays au nom du respect de la tradition et des intérêts féodaux des siens. La région des Grands Lacs est une zone qui s’est révélée particulièrement propice à l’éclosion de pouvoirs centralisateurs de type féodaux au Rwanda, au Burundi et au Buganda. Dans ce dernier royaume, le pouvoir féodal du Kabaka s’était trouvé renforcé par le protectorat britannique durant la période coloniale. Le processus d’indépendance réunit en fait quatre royaumes (Buganda au centre, Toro à l’ouest, Ankore au sud-ouest, Busoga sur la rive nord-est du lac Victoria) dont la cohabitation remonterait à une origine historique commune au sein de l’empire de Kitara (XIV° au XVI° siècle), ainsi que les populations des sociétés lignagères du Nord du pays. Ayant acquis une prééminence politique sous le système du protectorat britannique, le personnel politique du Buganda sera très frileux à s’engager dans le processus d’indépendance, de peur de voir son pouvoir menacé par une démocratisation du pays.

Les revendications nationalistes et modernisatrices sont portées par un parti regroupant principalement les populations du Nord du pays marginalisés par le pouvoir des royaumes féodaux : l’Ugandan People Congress (UPC) est dirigé par Milton Oboté, père de l’indépendance ougandaise, acquise en 1962. Un premier modus vivendi est trouvé avec une répartition du pouvoir entre les puissances traditionnelles – le Kabaka Mutesa II devient président et le Kyabazinga du Busoga, William Wilberforce Nadiope, occupe le poste de vice-président – et les forces de modernisation emmenées par Milton Oboté qui devient Premier ministre. Mais les forces royalistes, organisées au sein du parti Kabaka Yekka (« le Kabaka seul ») freinent les tentatives de réforme foncière, de centralisation du pouvoir étatique au niveau fédéral, et surtout de redistribution du pouvoir et d’égal accès au droit entre les différentes ethnies qui composent la mosaïque sociale de l’Ouganda, avec une ligne de division Nord/Sud. Le coup d’Etat de 1966 qui voit le départ du Kabaka a toutefois été déclenché par des motivations plus terre-à-terre ; Milton Oboté se trouvant menacé de poursuites judiciaires suite à des accusations de détournement de fonds, préféra prendre les devants et renverser ses adversaires avec l’aide de son chef d’Etat major, un certain Idi Amin Dada, qui renversera à son tour Oboté en 1971. 

Mis à part le cas de la monarchie chérifienne au Maroc, il y a très peu d’exemple en Afrique de stratégie d’hégémonie conservatrice concluante, du moins du point de vue des élites traditionnelles qui ont réussi à rester en place. On peut toutefois citer le cas du royaume du Swaziland, territoire de 17 300 km² enclavé dans l’Afrique du Sud. Les populations actuelles de ce territoire s’y sont implantées relativement récemment à l’échelle de l’histoire africaine, au tournant du XVIII° et du XIX° siècle, suite aux grands mouvements de population en Afrique australe liés à l’expansionnisme Boers et à l’expansionnisme des Zoulous de Chaka. Les Swazis constituent un groupe tribal, composé d’un ensemble de clans soudés par une langue commune et qui prêtent allégeance à une même autorité, issue historiquement du même clan Dlamini. Reconnu comme protectorat britannique en 1881, le royaume du Swaziland est depuis devenu un îlot de stabilité féodale qui a traversé l’histoire, même après l’indépendance du pays en 1963. Sous-éduquée, réduite à des conditions de survie quotidienne, la population Swazie n’a pas trouvé les ressorts suffisants pour faire émerger une élite modernisatrice et anti-féodale. La démocratie Sud-africaine n’a jusqu’à présent pas non plus jugé opportun de pousser son petit voisin à se réformer. La situation actuelle du pays est pourtant dramatique : la population d’un million d’habitant a le taux d’infection au VIH/SIDA le plus élevé du monde (au moins 26% des adultes) et la plus faible espérance de vie de notre époque (38 ans…). L’essentiel de la population vit d’activités agricoles et pastorales d’autosubsistance, qui peinent à leur assurer le minimum vital. L’actuel souverain, Mswati III, est lui en bonne santé.

La stratégie hégémonique révolutionnaire

Les stratégies d’hégémonie conservatrice ont souvent suscité en réaction des stratégies d’hégémonie de type révolutionnaire. Les révolutionnaires entendent asseoir leur pouvoir non pas en négociant mais en renversant les forces de domination politique et économique coloniale et précoloniale. Cela se concrétise le plus souvent par des réformes agraires avec redistribution des droits de propriété terrienne au profit des anciens serfs féodaux, ainsi que par la fin des privilèges coutumiers des autorités traditionnelles ou coloniales. Ces réformes ont généralement été menées de manière violente, suscitant de fortes réactions de la part des dépossédés. C’est exactement le scénario qui s’est déroulé en Ethiopie. Malgré la stratégie ambitieuse de modernisation conservatrice enclenchée par Ménélik II et suivie par le Négus Hailé Sélassié (1892 – 1975), l’Ethiopie était restée une société féodale profondément inégalitaire. Le règne d’Hailé Sélassié (1930-1974) voit l’Ethiopie reconnue dans le concert des nations, prendre un leadership régional en Afrique qui se traduit par l’installation du siège de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis Abeba en 1963. Un succès international qui ne réussit pas à masquer les insuffisances de la politique intérieure, incapable de répondre aux besoins des populations. Le pouvoir du Négus, affaibli par une première tentative de renversement orchestrée par des membres de la famille royale en 1960, puis par le conflit armé qui suit l’annexion de l’Erythrée en 1962, est l’objet de contestation radicale de la part des élites roturières modernisées, éduquées dans l’enseignement supérieur, formées dans des institutions comme l’armée, dont les revendications ne cessent de croître. La crise sociale de 1974, suite au choc pétrolier, est l’élément déclencheur de la chute impériale. Face à l’ampleur des manifestations protestataires et à l’impéritie du gouvernement, un groupe d’une centaine de jeunes officiers, le Derg, se saisit du pouvoir suite à un coup d’Etat. Après des luttes internes entre des officiers plutôt légitimistes qui optaient pour une monarchie constitutionnelle, et des officiers plus radicaux se revendiquant du marxisme, le Derg s’oriente résolument dans la stratégie d’hégémonie révolutionnaire une fois que ces derniers prennent le leadership sous la houlette de Mengistu Haile Mariam.

La révolution éthiopienne, comme la plupart des stratégies d’hégémonie révolutionnaire, ne saurait s’assimiler à une simple révolution de palais : c’était une entreprise ambitieuse de réforme radicale des structures économiques et sociales de l’Ethiopie. Au-delà de la marginalisation du pouvoir impérial, de l’aristocratie et de l’Eglise, la révolution s’est principalement axée sur la question agraire. Le travail de la terre faisait (et fait toujours) vivre l’écrasante majorité de la population (entre 80 et 90% de la population). Mais du fait du système féodal qui voyait une minorité de dignitaires religieux ou aristocrates posséder l’essentiel des terres, la masse des ruraux était composée de paysans sans terre et de métayers qui reversaient jusqu’à 75% du produit de leur récolte aux propriétaires terriens. Le Derg, se réclamant idéologiquement du « socialisme éthiopien », met en œuvre un programme de réformes radicales : le système féodal est aboli, les terres rurales sont déclarées propriété collective du peuple éthiopien, les paysans sans terre se voient octroyés le droit d’usage et d’usufruit de la terre qu’ils cultivent à travers des coopératives paysannes locales et démocratiques (25 000 sont créées dans le pays), chargées de la répartition des terres. En un an, le Derg met à bas plus de mille ans de féodalisme en Ethiopie, sans compensation pour les expropriés. Une révolution qui ne peut trouver d’équivalent, de par son envergure, qu’avec la révolution française de 1789 et la révolution bolchévique de 1917. En nationalisant les banques et les grandes entreprises de production et de distribution, le Derg veut mettre en œuvre une politique de planification économique de type soviétique, à la mode à cette époque. L’enjeu est de poser les bases d’une économie productiviste moderne, capable de dégager du surplus et de le réinvestir.

Les conditions réelles ne permettront pas une mise en œuvre apaisée de ce plan. La guerre civile fait rage. L’entreprise du Derg suscite la réaction des notables de l’ancien régime et de leurs alliés, qui prennent les armes. De plus, le climat révolutionnaire n’est pas favorable aux compromis et à la critique, fut-elle exprimée par des alliés potentiels. Face aux revendications d’ouverture démocratique des jeunes urbains et aux velléités de résistance des associations paysannes locales rétives aux ponctions de l’Etat qui doit financer l’augmentation des effectifs de l’armée et veut impulser une politique industrielle sur le dos de la production paysanne, le Derg répond par la « Terreur rouge » en 1977. Les conséquences humaines de cette politique de répression ont été très lourdes : l’ONG Amnesty International avance le chiffre de 500 000 victimes quand d’autres sources parlent de 100 000 morts . A ces problèmes internes s’ajoute la guerre opposant l’Ethiopie à la Somalie, lancée en juillet 1977 suite à un contentieux territorial. Fortement déstabilisée par tous ces évènements (exil des paysans fuyant la guerre interne ou externe, prix des céréales fixés par le gouvernement à des niveaux fortement désincitatifs), la production agricole chute drastiquement provoquant un cycle de famines entre 1978 et 1985 qui ont rendu l’Ethiopie synonyme, aux yeux du reste du monde, de pays de famine.

En dehors de l’Ethiopie, on peut citer au registre des stratégies d’hégémonie révolutionnaire l’action de Sékou Touré en Guinée Conakry qui abolit, ci-tôt arrivé au pouvoir, la chefferie traditionnelle et sort son pays de l’aire d’influence postcoloniale de la France. Au Mozambique, le FRELIMO (front de libération du Mozambique) initiera une redistribution des terres appartenant aux colons dans les zones libérées de leur emprise.

Qu’elles soient de type révolutionnaire, conservatrice ou de conciliation, les stratégies d’hégémonies mises en œuvre en Afrique répondaient à la logique de centralisation du pouvoir propre à la formation des Etats modernes. Le cadre de l’Etat moderne est un héritage colonial que les populations africaines se sont réapproprié au prix de négociations parfois violentes, parfois pacifiques, entre les forces sociales endogènes. Ce processus de centralisation du pouvoir par un organe étatique qui surplombe la société et détient le monopole de la violence légitime sur un territoire clairement délimité, a pris parfois plusieurs centaines d’années pour arriver à maturité dans l’histoire globale. L’Etat moderne se distingue des formes étatiques préexistantes en Afrique en ce que sa sphère d’action est plus étendue (politique de santé, d’éducation, monétaire, investissements productifs, etc.) et sa capacité d’action accrue (développement de l’administration, renforcement des forces de police, augmentation du pourcentage du Produit Intérieur Brut géré par la puissance publique). L’Afrique s'est engagée sur cette voie avec l’objectif de moderniser ses structures et son organisation sur un laps de temps beaucoup plus court. Pour un certain nombre de pays africains, ce processus de réappropriation endogène de la dynamique de l’Etat-moderne n’est toujours pas arrivé à maturité.

Emmanuel Leroueil

Le moment Shaka Zulu

Une défaite collective est une expérience amère. Mais c’est dans l’analyse de la défaite que les peuples trouvent les ressorts de leur renouveau. Cette analyse des causes de la défaite et des moyens de les surpasser a toujours été controversée. Tel a été le cas sur le continent noir comme ailleurs dans le monde. Le choc de la domination brutale (esclavagisme puis colonisation) par des puissances étrangères va profondément secouer les populations africaines. Certaines vont courber l’échine, du moins momentanément. D’autres vont choisir diverses stratégies de fuite. Certains individus enfin vont trouver en eux-mêmes les forces pour répondre à ce défi collectif, par une remise en cause radicale de soi. Ils vont mobiliser pour cela différents registres de pensée et d’actions, qui connaîtront des succès variés. Nous avions déjà évoqué l"une de ces stratégies, qui s'exprime sur une thématique conservatrice et religieuse, à travers les projets de refondation politique par l'Islam

Une deuxième réaction africaine au choc de la modernité s'est exprimée à travers le réformisme militaire. La colonisation de l’Afrique a d’abord été vécue comme une défaite militaire des forces africaines. En réaction, des chefs militaires ont cherché sur le continent à réduire leur handicap technique et à réformer non seulement l’organisation de leur armée, mais aussi de la société qui la produit ; cela a été le cas de Ménélik II en Ethiopie, de Mohamed Ali en Egypte ou encore d’un résistant comme Samory Touré (1830-1900) dans le golfe de Guinée. Mais l'exemple le plus abouti en la matière reste la réforme militaire entreprise par Shaka Zulu, qui se distingue des précédentes en ce qu’elle ne s’appuie pas tant sur une modernisation techniques de l’armée que sur une refonte globale de la société dans une unique logique militaire, aux proportions totalitaires.

Grâce à la littérature et au cinéma, Shaka Zulu (ou Chaka Zoulou) est entré au panthéon des guerriers légendaires d’Afrique noire, aux côtés d’un Soundiata Keita. Le personnage historique est en effet fascinant. Shaka kaSenzangakhona est né en 1787 sur les terres du peuple Ngouni, entre les rivières Phongolo et Mzimkhulu, dans ce qui deviendra le Kwazulu-Natal Province, en Afrique du Sud. Le peuple Ngouni traverse des temps agités à cette époque, pris en tenaille entre les guerres intertribales d’une part, et d’autre part l’expansion territoriale des colons Boers qui s’attaquent aux Xhosas et aux Ngounis pour accaparer leurs terres. Engagé dès le plus jeune âge comme guerrier dans les brigades des jeunes de sa tribu, Shaka parviendra au gré des opportunités et au fil de ses batailles victorieuses à prendre le leadership militaire et politique de sa tribu puis de tout le peuple Ngouni, qu’il rebaptise du nom d’Amazoulou (ceux du ciel).  

Shaka souhaite mettre fin aux guerres intertribales mortifères et sans fin qui ont affaibli les Ngouni, en imposant son hégémonie. Pour ce faire, il réforme profondément les techniques de guerre de son peuple. A la place des longues lances (« assegai ») que les guerriers lançaient de loin au risque de se voir désarmés par la suite, il privilégie une sagaie courte (« iklwa ») qui doit servir au combat au corps à corps, dans une stratégie qui privilégie l’offensive. Il discipline la formation de combattants qui se tiennent désormais en rang serrés, équipés de larges boucliers qui les protègent des « assegais » de leurs ennemis. La fluidité de la logistique, dont s’occupe les régiments des plus jeunes classes d’âge, et la rapidité des déplacements des combattants sur de longues distances, donnent un avantage décisif à la force militaire des Zoulous. Shaka n’hésite pas à utiliser des éléphants pour sonner la charge sur ses ennemis, et fait preuve de manière générale de beaucoup de créativité tactique. 

Mais au-delà de ces innovations militaires, c’est l’entreprise de transformation politique et sociale extrêmement radicale de Shaka Zulu qui explique ses plus grands succès, de même que l’échec qu’illustre sa fin brutale. Toutes les composantes de la société sont impliquées dans l’effort de guerre permanent qui semble être l’objectif social de la communauté. Les structures sociales et les coutumes des Ngouni sont profondément modifiées. Le peuple Zoulou (une centaine de milliers de personne) est littéralement un objet nouveau créé par un démiurge à vocation guerrière. De 16 à 60 ans, hommes et femmes sont incorporés dans des régiments armés. Le rôle traditionnel du patriarche est abandonné comme une vétusté encombrante, l’autorité étant désormais militaire. Seuls les bataillons de guerriers les plus braves ont désormais le droit de se marier, entre 30 et 40 ans, en prenant compagne dans un régiment de guerrière pareillement méritant. Les fonctions de production traditionnelles que sont l’élevage et la culture du mais sont désormais entre les mains des personnes âgées, des jeunes ou des invalides. Les adultes valides et bien portant doivent consacrer leur énergie et leur intelligence à la soumission et/ou à l’inclusion des autres tribus et des autres ethnies du Sud du continent. C’est cette horde de guerriers fougueux et disciplinés que Shaka fait déferler de manière triomphale sur les terres de la région encerclée par le Limpopo et le Zambèze. Certains peuples, attirés par la puissance des Zoulou, rejoignent les rangs de leur plein gré, et se voient pleinement intégrés : on est zoulou non pas par le sang, mais par la communauté de destin que l’on embrasse. Les armées vaincues sont décimées, les femmes et les enfants intégrés de force dans les rangs des vainqueurs. 

Cette transformation sociale et politique des tribus d’Afrique du Sud a sans doute été trop rapide et trop brutale. Elle ne s’est pas faite sans résistances et ressentiments. La brutalité de Shaka n’épargne pas son peuple, ni ses plus proches parents. Il se fera assassiné en 1828 par deux de ses demi-frères. Suite à sa disparition, certaines tribus ralliées reprendront leur liberté. Mais l’œuvre historique de Shaka Zulu a profondément marqué la réalité sociale et politique d’Afrique du Sud, et a survécut à sa mort.

Emmanuel Leroueil