Face au choc de la confrontation à la Modernité et aux puissances impérialistes qui en étaient les étendards, les peuples du monde ont eu tendance à réagir de la même manière. Une première réponse a consisté à refuser la nouvelle donne, à déprécier les valeurs modernes et accuser de décadence les sociétés qui se seraient laissées dominer par elles ; la solution consisterait donc à un retour à des valeurs essentielles qui se seraient exprimées dans un passé idéalisé. C’est l’option des traditionnalistes, qui s’est exprimée sous toutes les latitudes en réaction à la Modernité. Cette option recouvre peut être d’autant plus de force lorsqu’elle s’exprime sur le registre religieux. Dans l’espace culturel musulman, l’entrée dans l’âge moderne a suscité de puissants mouvements de contestation au nom de valeurs jugées essentielles de l’Islam.
Plusieurs mouvements théologiques appelant à la refondation de la morale et de la justice sur terre se sont concrétisés en mouvements politiques visant à renverser le rapport de force vis-à-vis des puissances modernes. C’est dans cet élan qu’ont été créés le wahhabisme dans la péninsule arabique au XVIII° siècle ou le mouvement des frères musulmans par Hassan Al Banah en Egypte au début du XX° siècle. Dans une perspective plus centrée sur l’Afrique noire, deux grands mouvements vont transformer la réalité politique locale et constituer les formes de résistance parmi les plus abouties à la confrontation aux puissances occidentales. Il s’agit de la Mahdia fondée par Mohamed Ahmad Ibn Abdallah (1844-1885) au Soudan dans la seconde moitié du XIX° siècle, et de la prédication d’Ousman Dan Fodio (1754-1817) au Nigeria au tournant du XVIII° et du XIX° siècles, qui conduira à la création du califat du Sokoto. Chacune des formes de prédication évoquées s’appuie sur des spécificités théologiques indéniables. Toutefois, elles se recouvrent comme formidable outil idéologique pour rassembler des populations dominées sous une bannière puissante et une volonté commune de refondation politique.
La Mahdia prend racine dans un terreau favorable. Le Soudan du XIX° siècle est de nouveau un territoire vassalisé par son puissant voisin, l’Egypte. Mais avec l’affaiblissement de la monarchie égyptienne suite à la disparition de Mehmet Ali en 1849, le Royaume-Uni et la France s’imposent progressivement comme les puissances régionales, qui contrôlent l’économie puis le passage stratégique du canal de Suez, percé en 1869. Le ressentiment des populations soudanaises est grand face à cette situation politique et économique qui leur échappe. C’est dans ce cadre que surgit Mohamed Ahmad, prédicateur soufi et dignitaire religieux ayant gravi les échelons de la confrérie samaniyya, reconnu pour son éloquence, sa piété et pour l’aura qui l’entoure. Son discours religieux qui est un syncrétisme subtil de traditions soufis et de théologie chiite, tout en se réclamant des principes fondateurs du Coran et de la parole du prophète, séduit son époque.
Le 29 juin 1881, Mohamed Ahmad se déclare publiquement être le Mahdi attendu par certains fidèles comme devant instaurer la justice à la fin des temps, et dont la prophétie annonçait l’arrivée en des temps troubles où règnent l’injustice, la tyrannie et l’iniquité. Cette croyance était très ancrée au Soudan, ainsi que dans d’autres terres d’Islam, et avait déjà permis de grandes refondations politiques et des appels à des conquêtes religieuses, notamment au Maghreb avec les Almohades au XII° siècle. La force de Mohamed Ahmad est de crédibiliser ce discours qui répond aux aspirations profondes de renouveau et de reconquête des Soudanais du XIX° siècle. Le Mahdi ne fut toutefois pas accueilli comme un messie par tout le monde. Les autorités religieuses proches du pouvoir ottoman le traitèrent de charlatan. Ce sont les coups d’éclat militaires de ses disciples qui finiront de crédibiliser la prétention de Mohamed Ahmad Ibn Abdallah au titre de Mahdi.
Ces succès furent nombreux : en 1881, les mahdistes mettent en déroute un contingent égyptien armé, alors que les disciples n’étaient munis que de gourdins et de lances rudimentaires. En mai 1882, ce sont les troupes du gouverneur allemand Giegler qui sont défaites. En 1883, suite à une série de victoires militaires et la prise de la ville d’El-Obeid, les britanniques décident de se retirer du Soudan. L’apothéose vient en 1885 avec la prise de Khartoum, capitale du Soudan, après un siège réussi des dernières forces britanniques et égyptiennes commandées par le général Gordon, qui s’étaient repliées sur cette ville. Au-delà de ces victoires à la fois symboliques et stratégiques sur l’armée de la première puissance mondiale de l’époque, le mahdisme aura surtout réussi à souder ensemble diverses tribus de différentes régions soudanaises, qui se regardaient jusque-là en chien de faïence. Une idéologie forte et structurée qui colle aux aspirations des populations et leur permettent de surmonter leurs divisions internes et de s’allier dans la poursuite d’objectifs communs : telle a été la recette du succès du mahdisme. Malgré leur handicap technologique dans la poursuite de la guerre et la gestion d’un Etat, les mahdistes sauront trouver dans leur foi et leur idéologie les ressources pour faire face au rouleau compresseur des forces de la modernité.
C’est cette même logique qui était à l’œuvre dans l’expérience nigériane du califat de Sokoto. A la différence près qu’elle se déroule avant le début de la période coloniale, dans le contexte de décadence des cités-Etats haoussas pleinement engagées dans la traite des esclaves. Ousmane Dan Fodio est un prédicateur soufi distingué qui a rassemblé autour de lui une communauté de disciples vivant exclusivement suivant les principes de l’islam. Il a obtenu l’autonomie politique de Degel, territoire de résidence de sa communauté de disciples, de la part du souverain de la cité-Etat de Gobir. Il est important de souligner l’appartenance à la communauté peulh d’Ousmane Dan Fodio.
Les peulhs composent une ethnie historiquement liée aux activités pastorales et au nomadisme, ce qui explique qu’on les retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest et qu’ils aient longtemps eu très peu d’attaches territoriales et de pouvoir politique. Mais avec le développement des villes plates-formes commerciales, de plus en plus de peulhs se sont sédentarisés au cours du XVIII° siècle. Bien que lettrés, cultivés et souvent enrichis par le commerce, ils sont marginalisés politiquement. Lorsque le nouveau souverain de Gobir, ancien élève d’Ousman Dan Fodio, décide en 1802 d’abolir l’autonomie politique de Degel, le prédicateur choisit l’exil, la dénonciation des pouvoirs en place et appelle à une refondation religieuse, morale et politique. Ce discours contestataire fait sens. Bien qu’officiellement musulmans, la plupart des souverains haoussas sont adeptes de pratiques animistes. Leur engagement dans la capture et la vente d’esclaves place en situation d’insécurité permanente les populations paysannes des alentours, toutes ethnies confondues. Bien que la colonisation territoriale du Nigeria n’ait pas encore débuté, le sentiment diffus du déclin relatif est prégnant à cette époque. Surtout, la communauté peulh marginalisée se sent restreinte dans ses capacités et aspire à gouverner. La petite paysannerie haoussa se considérait surtaxée et pas suffisamment protégée, ce qui explique qu’elle n’ait pas été un obstacle à la révolte peulh, et même qu’elle l’ait parfois soutenu.
L’appel au jihad d’Ousmane Dan Fodio vient donner du sens à toutes ces revendications. A partir de la prise de Gobir en 1804, c’est l’ensemble des cités-Etats haoussas qui tombe sous le contrôle de Dan Fodio et de ses disciples, le jihad se révélant victorieux dans tout le Nord de l’actuel Nigeria, au Cameroun, au Niger et au Tchad. Sur les bases de ces victoires sont bâtis le califat du Sokoto et du Burnou, dirigés par les fils du leader religieux, qui préféra se retirer dans la méditation.
Les expériences étatiques lancées par la révolution mahdiste et par le jihad d’Ousman Dan Fodio tournèrent court. Les califats du Sokoto et du Bournou se délitèrent en un ensemble d’émirats et de principautés autonomes, bientôt vaincus militairement par les britanniques. Au Soudan, l’Etat mahdiste dirigé par le successeur désigné du Mahdi, Abdallah Ibn Muhammad, affaibli par ses guerres religieuses avec l’Etat chrétien d’Ethiopie, sera finalement défait par les troupes britanniques du général Kitchener en 1898. Pourtant, l’héritage de ces deux expériences historiques perdure, particulièrement au Nigeria où le pouvoir d’émirs liés historiquement au califat du Sokoto est toujours prégnant. Surtout, ce type de révolte à la modernité de type traditionnaliste, parfois séculier, parfois religieux, est une composante constante et actuelle de la réalité mondiale et africaine, que l’on aurait tort de négliger.
Emmanuel Leroueil