Les Damnés de la Terre

Les damnés de la terre- croquis par Jacques Allaire

Au cours des 36 années de sa vie, Frantz Fanon a porté un regard poignant, lucide, véritablement scientifique sur son époque. Racisme, colonisation, discrimination ethnique, son œuvre analyse les manifestations, démonte les fondements et questionne les conséquences de ces systèmes d’oppression des peuples qui sévissent au 20e siècle.

52 ans après sa disparition, Jacques Allaire se replonge dans la pensée de Frantz Fanon à travers un angle inédit. Le spectacle « Les Damnés de la terre » (1), est une mise en scène de ses textes essentiels: Peau Noire Masques Blancs, l’An V de la Révolution Algérienne, Les Damnés de la Terre et Pour la révolution africaine. Ces essais, écrits à différents moments de la vie de Fanon, sont joués par six comédiens qui réussissent, sous la direction de Jacques Allaire, à leur insuffler une véritable dramaturgie. A bien des égards, le travail proposé est remarquable.

Jacques Allaire construit sa pièce sur un modèle de déconstruction de l’œuvre de Fanon. L’objectif du metteur en scène n’étant pas de construire une œuvre bibliographique mais véritablement de montrer la cohérence de la pensée de Fanon, il s’autorise une grande liberté dans l’agencement des textes. En effet, il prend le parti créatif d’assembler, de coller voire de plaquer les écrits les uns aux autres pour en extraire une dramaturgie. Le spectateur est ainsi invité à regarder différents tableaux, qui n’existent que pour eux-mêmes, sans fil connecteur apparent. Jacques Allaire explique ce choix : « Je rêve d’un spectacle qui serait en perpétuelle construction, en perpétuelle déconstruction, entre rêve et soumission, dans un espace produisant une organisation pouvant renvoyer à celle, politique ou policière, du colonisateur, à celle subie par le colonisé. » Le carnet du Tarmac, page 7.

Damnes-de-la-terre-nuit-profonde-Laurence-LeblancAinsi, les scènes s’enchainent mais ne se ressemblent pas et sans cesse, on est surpris de la facilité avec laquelle les textes de Fanon s’imbriquent et dialoguent. Lorsqu’un comédien déclame une phrase de Peau noire, masques blancs, son maquillage, son costume ou encore le décor font quant à eux référence aux Damnés de la Terre ou inversement. Le premier tableau de la pièce intitulé « Depuis la nuit profonde d’où je viens » installe ce principe lorsqu’un comédien renverse sur sa peau noire un seau d’eau en s’écriant : « Pour le noir, il n’y a qu’un destin, et il est blanc » (Peau noire, masques blancs) et ôte ainsi la peinture qui recouvrait son corps pour laisser apparaître sa peau blanche entouré par les autres comédiens ensevelis dans la terre.

A ce premier tableau, s’ajoutent six autres qui permettent d’explorer la pensée de Fanon mais aussi le système établi par les colons. Le troisième tableau est par exemple consacré à l’armée du général Lacoste qui traque les résistants et les combattants du FLN durant la guerre d’Algérie. Les comédiens jouent les scènes de tortures subies par les Algériens dans les commissariats et prisons mais aussi dans leurs propres foyers. Coups, humiliation, électricité, c’est une véritable guerre contre le corps de « l’indigène » qui est mise en place, et qui a pour but de le faire douter de sa propre existence, de sa présence au monde et de la raison de son combat.

Enfin, il faut également revenir sur la représentation de dépersonnalisation, sujet de prédilection de Frantz Fanon, qui est donnée à voir dans la pièce. En effet, il paraît impossible de s’intéresser à l’œuvre de Fanon sans se pencher sur la question de la psychanalyse. Jacques Allaire construit tout un tableau dédié à l’exploration des troubles psychiques des Algériens que Fanon a consulté alors qu’il exerçait à Blida entre 1955 et 1957.

C’est donc naturellement que l’espace de l’hôpital trouve sa place sur la scène et que les comédiens reconstituent les troubles qui agitaient les patients. Ils sont saisis par des cauchemars, des hallucinations, des crises d’angoisse voire de folie, et deviennent comme étrangers à eux-mêmes. Alors ils rejouent leurs tortures, leurs déchirures, leurs espoirs pour se rappeler qu’ils ont, eux aussi, une histoire…

En conclusion, le spectacle de Jacques Allaire est plus qu’un hommage à Fanon et se positionne bien au-delà d’une invitation à la découverte de ses œuvres. En réalité, Les Damnés de la Terre est un acte de courage qui vient à point dans notre contexte actuel. C’est un spectacle qui force à réfléchir sur nos sociétés actuelles et sur ce qui a changé, ou pas, dans les systèmes qui nous gouvernent. Ainsi, à la question de savoir en quoi le spectacle de Jacques Allaire montre que la pensée de Fanon est encore pertinente, il convient de laisser la parole à l’intéressé :

« Ce qui rend actuel Fanon pertinent c’est le racisme avoué ou larvé des sociétés. C’est la non reconnaissance affichée des actes de la période coloniale, c’est la non reconnaissance de la colonisation comme système répressif, dégradant, responsable d’esclavage, d’exploitation, de haines raciales voire de génocides (…) Nous pouvons nous interroger sur notre société moderne qui sans relâche, organise des parties de chasse à l’homme, chasse aux sans-papiers, aux sans-abris, aux chômeurs, aux Roms, aux pauvres… Une civilisation qui rêve de libre circulation de l’argent et de frontières pour réguler les flux migratoires ? Qui exploite tout ce qui peut l’être jusqu’à dévorer ses propres enfants » Le carnet du Tarmac, page 8.

Muna Soppo

(1)     Spectacle mis en scène par Jacques Allaire, joué au Théâtre du Tarmac, à Paris, du 5 novembre au 6 décembre 2013