4ème FIFDA – W.A.K.A, un film de Françoise Ellong

 

WAKA affiche  La 4ème édition du FIFDA- Festival des films de la diaspora Africaine s’est tenue cette année du 5 au 7 septembre à Paris. Parmi la sélection du jury, le film W.A.K.A, premier long métrage de la réalisatrice Françoise Ellong, paru en 2013 et projeté le dimanche lors de la journée consacrée aux « migrations-transmigrations ».

Le film entièrement tourné à Douala par une équipe franco-camerounaise raconte l’histoire de Mathilde une jeune femme qui élève, seule, son fils Adam. Mathilde, interprétée par Patricia Bakalack, recherche une source stable de revenus afin de subvenir aux besoins de son fils mais nulle part elle ne parvient à faire accepter sa condition de mère et de surcroit célibataire. A court d’options, Mathilde se résigne à accepter une proposition lourde de conséquences: Mathilde devient Maryline, une W.A.K.A. 

Dans l’argot camerounais, une « waka » désigne une prostituée. Ce nom dérive du verbe anglais « to walk » qui signifie marcher et par extension, les WAKA sont celles qui marchent la nuit, à la recherche de clients. Le jour Mathilde est la mère d’Adam et la nuit elle devient Maryline, la WAKA. Mathilde pouponne Adam, l’emmène à l’école et lui fournit un toit et pour permettre cela Maryline doit se laisser aller à des pratiques humiliantes, parfois violentes avec des inconnus. La frontière qui sépare ces deux mondes est donc bien fine et les rend, résolument, interdépendants. Ainsi, alors que Mathilde essaie tant bien que mal de protéger son fils du monde de la prostitution plusieurs personnages et situations influencent le destin de ce couple mère-fils. Famille, voisins ou encore camarades de classe, tous observent et sanctionnent le choix de cette mère qu’ils accablent ou saluent. Il faut également composer avec les rencontres qui rythment la vie nocturne de Maryline et leurs intentions peu scrupuleuses. A cet égard, on ne peut manquer d’évoquer Bruno, le proxénète intransigeant qui refuse de voir son affaire impactée par la situation de Mathilde. Celle à qui il a donné le nom de Maryline doit travailler quoiqu’il lui en coûte et il compte bien y veiller. Arrivera t-elle à l’écarter d’Adam ? Quel prix devra t-elle payer pour cela ? 

A bien des égards le film proposé par Françoise Ellong est convaincant. D’abord le scénario est cohérent et tient les spectateurs en haleine tout le long par des mises en scènes crédibles. Le jeu des acteurs, plus ou moins confirmés, est remarquablement mis en valeur par un sérieux travail cinématographique. Les sons, images, plans et montages participent à créer l’atmosphère adaptée à chaque scène en révélant tantôt l’ambiance lugubre d’un trottoir où s’agitent des prostituées ou la tendresse partagée à un anniversaire. A ce titre, il faut saluer notamment le choix des lieux qui donnent à voir une ville de Douala diverse et propice aux tournage de jour comme de nuit.

Grâce à tous ces éléments, W.A.K.A met en scène des personnages complexes permettant de se questionner sur des sujets qui le sont tout autant. Ils sont à la fois attachants et repoussants ; par moments on aimerait les soutenir mais on ne peut ignorer leurs écarts et on s’empresse de les juger. Mathilde est certes une prostituée mais est-ce que solution qu’elle choisit à un moment précis pour de multiples raisons doit annuler tout son passé, diminuer son combat ou la condamner dans ses rapports avec les autres et la soustraire irrémédiablement à leur amour? Est-ce parce que des femmes sont réduites à ce moyen qu’elles en perdent leur humanité ? Ce sont ces questions difficiles et ô combien nécessaires que le spectateur est amené à étudier à travers à ce film. 

On aura donc rapidement compris que l’intention du film va au-delà qu’une plongée dans l’univers de la prostitution à Douala mais se concentre sur le parcours d’une jeune mère en difficulté. En réalité, la prostitution n’est rien de plus qu’un cadre, un prétexte pour raconter le combat de Mathilde en tant que mère. Françoise Ellong explique et justifie d’ailleurs ce choix dans la note d’intention qui accompagne le film :

« En choisissant de confronter cette femme à l'univers de la prostitution, le but est clairement de la mettre dans une position jugée dégradante au regard de la société, afin de montrer au mieux sa force et son combat en tant que mère. Au delà de ce que ce barbarisme évoque spécifiquement aux Camerounais, la lecture du titre doit être faite sous la forme d'un acronyme. Ainsi, W.A.K.A dans ce contexte, bien que référant à l'univers global de la prostitution, signifie Woman Acts for her Kid Adam. »

Travail sincère des acteurs, rendu cinématographique intéressant, histoire touchante et réalisatrice engagée, finalement, W.A.K.A est un film camerounais à voir et à soutenir pour diverses raisons qui somme toute se résument en une seule : c’est un BON film. 

 

Claudia Muna Soppo

Les Damnés de la Terre

Les damnés de la terre- croquis par Jacques Allaire

Au cours des 36 années de sa vie, Frantz Fanon a porté un regard poignant, lucide, véritablement scientifique sur son époque. Racisme, colonisation, discrimination ethnique, son œuvre analyse les manifestations, démonte les fondements et questionne les conséquences de ces systèmes d’oppression des peuples qui sévissent au 20e siècle.

52 ans après sa disparition, Jacques Allaire se replonge dans la pensée de Frantz Fanon à travers un angle inédit. Le spectacle « Les Damnés de la terre » (1), est une mise en scène de ses textes essentiels: Peau Noire Masques Blancs, l’An V de la Révolution Algérienne, Les Damnés de la Terre et Pour la révolution africaine. Ces essais, écrits à différents moments de la vie de Fanon, sont joués par six comédiens qui réussissent, sous la direction de Jacques Allaire, à leur insuffler une véritable dramaturgie. A bien des égards, le travail proposé est remarquable.

Jacques Allaire construit sa pièce sur un modèle de déconstruction de l’œuvre de Fanon. L’objectif du metteur en scène n’étant pas de construire une œuvre bibliographique mais véritablement de montrer la cohérence de la pensée de Fanon, il s’autorise une grande liberté dans l’agencement des textes. En effet, il prend le parti créatif d’assembler, de coller voire de plaquer les écrits les uns aux autres pour en extraire une dramaturgie. Le spectateur est ainsi invité à regarder différents tableaux, qui n’existent que pour eux-mêmes, sans fil connecteur apparent. Jacques Allaire explique ce choix : « Je rêve d’un spectacle qui serait en perpétuelle construction, en perpétuelle déconstruction, entre rêve et soumission, dans un espace produisant une organisation pouvant renvoyer à celle, politique ou policière, du colonisateur, à celle subie par le colonisé. » Le carnet du Tarmac, page 7.

Damnes-de-la-terre-nuit-profonde-Laurence-LeblancAinsi, les scènes s’enchainent mais ne se ressemblent pas et sans cesse, on est surpris de la facilité avec laquelle les textes de Fanon s’imbriquent et dialoguent. Lorsqu’un comédien déclame une phrase de Peau noire, masques blancs, son maquillage, son costume ou encore le décor font quant à eux référence aux Damnés de la Terre ou inversement. Le premier tableau de la pièce intitulé « Depuis la nuit profonde d’où je viens » installe ce principe lorsqu’un comédien renverse sur sa peau noire un seau d’eau en s’écriant : « Pour le noir, il n’y a qu’un destin, et il est blanc » (Peau noire, masques blancs) et ôte ainsi la peinture qui recouvrait son corps pour laisser apparaître sa peau blanche entouré par les autres comédiens ensevelis dans la terre.

A ce premier tableau, s’ajoutent six autres qui permettent d’explorer la pensée de Fanon mais aussi le système établi par les colons. Le troisième tableau est par exemple consacré à l’armée du général Lacoste qui traque les résistants et les combattants du FLN durant la guerre d’Algérie. Les comédiens jouent les scènes de tortures subies par les Algériens dans les commissariats et prisons mais aussi dans leurs propres foyers. Coups, humiliation, électricité, c’est une véritable guerre contre le corps de « l’indigène » qui est mise en place, et qui a pour but de le faire douter de sa propre existence, de sa présence au monde et de la raison de son combat.

Enfin, il faut également revenir sur la représentation de dépersonnalisation, sujet de prédilection de Frantz Fanon, qui est donnée à voir dans la pièce. En effet, il paraît impossible de s’intéresser à l’œuvre de Fanon sans se pencher sur la question de la psychanalyse. Jacques Allaire construit tout un tableau dédié à l’exploration des troubles psychiques des Algériens que Fanon a consulté alors qu’il exerçait à Blida entre 1955 et 1957.

C’est donc naturellement que l’espace de l’hôpital trouve sa place sur la scène et que les comédiens reconstituent les troubles qui agitaient les patients. Ils sont saisis par des cauchemars, des hallucinations, des crises d’angoisse voire de folie, et deviennent comme étrangers à eux-mêmes. Alors ils rejouent leurs tortures, leurs déchirures, leurs espoirs pour se rappeler qu’ils ont, eux aussi, une histoire…

En conclusion, le spectacle de Jacques Allaire est plus qu’un hommage à Fanon et se positionne bien au-delà d’une invitation à la découverte de ses œuvres. En réalité, Les Damnés de la Terre est un acte de courage qui vient à point dans notre contexte actuel. C’est un spectacle qui force à réfléchir sur nos sociétés actuelles et sur ce qui a changé, ou pas, dans les systèmes qui nous gouvernent. Ainsi, à la question de savoir en quoi le spectacle de Jacques Allaire montre que la pensée de Fanon est encore pertinente, il convient de laisser la parole à l’intéressé :

« Ce qui rend actuel Fanon pertinent c’est le racisme avoué ou larvé des sociétés. C’est la non reconnaissance affichée des actes de la période coloniale, c’est la non reconnaissance de la colonisation comme système répressif, dégradant, responsable d’esclavage, d’exploitation, de haines raciales voire de génocides (…) Nous pouvons nous interroger sur notre société moderne qui sans relâche, organise des parties de chasse à l’homme, chasse aux sans-papiers, aux sans-abris, aux chômeurs, aux Roms, aux pauvres… Une civilisation qui rêve de libre circulation de l’argent et de frontières pour réguler les flux migratoires ? Qui exploite tout ce qui peut l’être jusqu’à dévorer ses propres enfants » Le carnet du Tarmac, page 8.

Muna Soppo

(1)     Spectacle mis en scène par Jacques Allaire, joué au Théâtre du Tarmac, à Paris, du 5 novembre au 6 décembre 2013 

Récit d’une initiation à la musique Sud-Africaine : Ceci est une confession

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Un Uhadi
Souvent, projetée hors de moi-même par les entrechocs furtifs et brutaux des corps dans le métro parisien, je me réfugie dans un songe, éveillée, et je caresse une idée : un jour, bientôt je m’exilerai en Afrique du Sud, ce pays que j’adore sans le connaître. Naïve, je l’imagine grandiose, réconfortante, cette terre d’accueil où les opportunités seraient aussi nombreuses que les vagues qui se heurtent sur le rivage des vastes plages du Cap, de Knynsa ou de Clifton.

En réalité, j’en sais bien peu sur l’Afrique du Sud et à l’évidence je n’en apprendrai pas davantage à travers des excursions psychiques bizarres. Mortifiée, mon âme vagabonde se résigne à rejoindre mon corps et reprendre possession de la réalité dans le métro lugubre de la ville lumière. Il y a de cela quelques semaines, à mon retour d’une de ces pérégrinations, m’ayant sans doute prise en pitié ou dans un besoin de vengeance contre ce métro qui maudit son charme, Paris m’a offert un cadeau digne de son statut de capitale de la culture . J’appris que pendant près de sept mois (de mai à décembre 2013), elle mettait à l’honneur le pays des Bafana-Bafana et de Nelson Mandela  durant la Saison de l’Afrique du Sud en France.

C’est ainsi que samedi dernier je me rendis, toujours en métro, à l’Opéra national de Paris à Bastille pour assister au spectacle « Musique d’aujourd’hui, Musique Xhosa » dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Mes oreilles, complices de mon esprit nuisible et particulièrement excitées à l’idée d’assister à ce concert, avaient d’ores et déjà désigné les sonorités qui allaient m’accompagner dans ma découverte de la musique Sud-Africaine. Bien entendu, il y aurait une chorale composée de solistes, ténors, barytons, des tam-tams et des xylophones orchestrant un de ces chants puissants rappelant la bande son du Roi Lion.

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Michael Blake
La déception ne se fit pas attendre. En pénétrant dans l’amphithéâtre, je fus d’abord inquiétée par le grand piano à queue qui occupait la scène et les pupitres sur lesquels reposaient des partitions. Bref, un décor on ne peut plus classique. Je m’intéressais ensuite au public et là je fus troublée par son homogénéité : il se composait dans la quasi-totalité d’hommes et de femmes de type caucasien et d’âge mûr. Je me rassurais en me disant qu’après tout je me trouvais dans un Opéra, un samedi soir dans un quartier réputé pour ses bars et autres restaurants branchés… D’autre part, mon attention fut attirée par une femme noire d’un âge avancé assise de l’autre côté de l’amphithéâtre vêtue des habits traditionnels sud-Africains. L’espoir de retrouver une représentation similaire à celle imaginée dans le métro fut peu à peu ravivé.

Pourtant, lorsque s’avança le premier groupe d’interprètes sur la scène, je compris que le spectacle qui allait se dérouler devant mes yeux questionnerait en tous points ce que j’avais pu imaginer à- propos de la musique Sud-Africaine et bousculerait jusqu’à ma conception de la culture Africaine. J’allais en fait assister à un spectacle en deux parties : la première constituée de musique savante, appelée  « art Music » en Afrique du Sud et la deuxième de musique traditionnelle Xhosa.

L’ « art music » s’est développée au XXe siècle sous l’influence des musiques modernistes et postmodernistes européennes et est pratiquée et composée en grande majorité par la population blanche. Aujourd’hui, les compositeurs Michael Blake, Clare loveday ou encore Angie Mullins perpétuent cet héritage et leurs compositions sont jouées dans le monde entier. Leur univers musical repose essentiellement sur un mélange entre des instruments classiques – flûte, hautbois, piano, violoncelle – et des musiques rurales pour arc musical et un travail électronique. Quelques pièces sont également accompagnés d’une voix qui récite des poèmes ou fredonne quelques notes. Mes oreilles se reposèrent donc sous le son du piano dans Shades of Words mais furent particulièrement surprises au moment de Developing Nation déroutées par le mélange nouveau du  piano et de l’électronique.

Pour ce concert à l’Opéra Bastille, s’est joint à eux Andile Khumalo, compositeur Sud-Africain noir de renom et professeur à la Wits University de Johannesbourg et à l’université de Columbia University à New York. Il présenta ce soir-là deux compositions, Shades of Words et Cry Out, interprétées par un pianiste, un violoncelliste un flûtiste accompagnés d’un percussionniste et d’un alto.  

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Mantombi Matotiyana
Je compris qu’une deuxième partie du spectacle s’ouvrait lorsque je vis la dame aux habits traditionnels s’approcher sur la scène accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Cette dame, Mantombi Matotiyana, est l’une des plus grandes praticiennes de la musique Xhosa. Sa musique s’inscrit dans la tradition des musiques d’arcs sud-africaines avec deux instruments qui lui sont propres : l’uhadi et l’umrhubhe. Il s’agit de deux arcs en corde frappé pour le premier et frotté pour le deuxième. Pour ce spectacle dirigé par M. Blake, les morceaux sont préenregistrés et travaillés sur l’ordinateur puis utilisés en bande son pendant le direct. Sa prestation forçait à l’admiration par sa capacité à produire des sons si authentiques et uniques à l’aide de son inépuisable souffle et de ses instruments atypiques.

Le concert s’étendit sur 1h30 et s’articula autour de 10 morceaux durant lesquels mes sentiments étaient profondément partagés. D’une part, je parvins à me laisser emporter par les sons mélodieux des instruments classiques – Quatuor à cordes n°3 Nofnishi de Michael Blake ; Cry Out d’Andile Khumalo-  mais de l’autre je n’arrivais pas à comprendre, et encore moins à pénétrer l’univers de ces compositeurs. Les morceaux articulant passages calmes et moments d’une rare violence me laissaient perplexe et me condamnaient à m’interroger, pendant ces minutes qui me paraissaient très longues, sur ma présence dans l’amphithéâtre et mon envie de connaître la musique Sud-Africaine.

Une semaine après, j’avoue ne pas encore avoir compris la relation que la musique traditionnelle Xhosa tente de nouer avec la musique de chambre de d’Andile Khumalo ou la musique expérimentale de Pierre-Henri Wicomb. A vrai dire, j’ai été confrontée à travers ce concert a une des expériences artistiques les plus déroutantes qu’il m’ait été donné de vivre. Je suis sortie de l’Opéra Bastille avec de nombreuses questions qui pour la plupart demeurent sans réponses à ce jour. Mon aventure Sud-Africaine s’est ainsi révélée plus dépaysante que ce que j’avais pu imaginer car cette rencontre musicale m’a éloignée des représentations traditionnelles, très incomplètes et surement stéréotypées de la culture Africaine.

Si la musique Xhosa m’a sincèrement séduite et que Mantombi Matotiyana me fit l’impression d’une grande dame digne et chaleureuse, je doute que je retenterai l’expérience de la musique expérimentale. Par contre, il est certain que dans mon voyage à la découverte de l’Afrique du Sud, je me tiens désormais prête à découvrir des arts divers et variés qui peu à peu m’amèneront peut-être à saisir l’immense richesse culturelle de ce pays.

Muna Soppo 

Interview de Mohamed Ahed Bensouda, réalisateur de « Derrière les portes fermées »

Mohamed Ahed Bensouda est un réalisateur marocain avec plus d’une dizaine de films son palmarès. Son dernier film Derrière les portes fermées dépeint une réalité douloureuse du Maroc moderne, le harcèlement sexuel au travail, à travers l’histoire de Samira, jeune cadre dans une multinationale du pays. Ce film fera l’ouverture du 3ème festival international des films de la diaspora Africaine à Paris, le vendredi 6 septembre 2013.


Claudia Soppo : Pourquoi avoir choisi de faire un film sur le harcèlement sexuel ?

Interview BEN SOUDAMohamed Ahed BensoudaSelon moi, il y a une urgence à traiter du harcèlement sexuel. Ce problème est réel, mais il n’y a pas de loi qui permette de protéger les femmes ou de faciliter les procédures juridiques. Ce film est une sorte de cri de guerre pour amener à prendre des décisions sur le harcèlement sexuel. Ma motivation première était donc de mettre à jour une réalité et d’amener le spectateur et la société civile à se questionner sur celle-ci.

En tant que réalisateur, était-ce un défi?

Effectivement, le harcèlement sexuel est un problème qui m’offrait un champ de création large, autorisant de réels moments cinématographiques – de divertissement notamment -, différents de ce qu’aurait permis le viol ou encore les violences conjugales. De plus, je pense qu’en tant que cinéaste engagé, j’avais le droit de réaliser ce film et d’y montrer ma position. Je suis convaincu que de nombreux problèmes que la femme rencontre dans le cadre professionnel sont liés d’une façon ou d’une autre au harcèlement sexuel… Pour moi, traiter du harcèlement sexuel était donc une façon de revenir à la base du problème.

Ce film décrit-il une réalité marocaine actuelle ou est-ce une projection ex-nihilo de votre imagination ?

Ce film est le reflet d’une réalité et d’un problème à résoudre, il est d’ailleurs basé sur des faits réels. Il a l’ambition de montrer un Maroc positif et moderne mais dans lequel la modernité commence à créer de nouveaux problèmes jusque là réservés aux Occidentaux. Je veux parler de cette mixité nouvelle au travail et dans l’administration qui amène la présence de femmes voilées mais aussi non voilées dans des lieux auparavant réservés uniquement aux hommes.

« Derrière les portes fermées » est-il un film est-il féministe ?

Oui. J’ai grandi dans un environnement où les femmes étaient très présentes, j’ai cinq sœurs et aucun frère et également quatre filles auxquelles j’ai dédié ce film. Par conséquent, la femme occupe une grande place dans mes œuvres. Dans Derrière les portes fermées, j’ai choisi de présenter des portraits de femmes différentes. Chacune tente de combattre à sa façon le fléau du harcèlement sexuel qui empoisonne sa vie. On y voit en plus de la femme éduquée qui a un foyer stable et moderne, la femme pauvre qui n’a personne pour l’aider, celle qui au contraire prend sa défense par elle-même ou encore celle qui choisit de s’engager dans la vie associative.

Interview BEN SOUDA

Quel rôle les hommes doivent-ils jouer face à cette question du harcèlement sexuel?

Je pense que l’homme Africain doit évoluer dans sa réflexion face au harcèlement sexuel. Il doit comprendre que le harcèlement n’est pas forcément un acte de violence physique mais peut aussi venir d’une violence psychologique. Quand une femme se retrouve dans cette situation, l’homme doit être à l’écoute pour l’aider à la surmonter. Or, trop souvent dans nos sociétés, l’homme se met à douter de sa femme et à imaginer qu’elle est quelque part, à travers des gestes ou comportements, responsable de son malheur. Il faut apprendre à faire la démarche inverse et surtout ne pas tenter de résoudre le problème par la violence. Vous abordez également la question de la cooptation à travers le personnage du nouveau directeur et on imagine aisément que c’est une réalité courante au Maroc.

Souhaitiez-vous là encore diffuser un message ?

En effet, il est regrettable que les personnes nommées à des postes hauts placés se trouvent toujours être des membres de la famille au pouvoir. Nos dirigeants doivent apprendre à faire confiance à des personnes compétentes et responsables. C’est un message adressé aux gouvernements africains. Le spectateur qui regarde votre film ne peut manquer d’être frappé par sa technicité (à travers les décors, les jeux d’acteurs, les techniques cinématographiques) et vous soulignez vous-même que c’est un aspect qui est régulièrement absent dans les films africains. Comment l’expliquez-vous ? Selon moi, nombre de films Africains ont tendance à négliger des étapes importantes de la réalisation cinématographique, soit par inexpérience ou par faute de moyens. Prenons l’exemple du casting, il est à la base d’un bon film car il détermine la relation des spectateurs avec les personnages. Pourtant, beaucoup de films africains sont encore réalisés sans directeur de casting. Cela nuit au film et le spectateur le ressent. Je suis pour une industrialisation du cinéma africain avec des professionnels dédiés à chaque fonction car c’est là la base d’un film réussi. Vous avez choisi de situer votre film dans un Maroc moderne et en développement, loin des images de cartes postales.

Pourquoi ce choix ?

Je désirais m’éloigner des images folkloriques que le grand public peut avoir du Maroc et j’ai donc porté une attention particulière aux décors. Je souhaitais montrer un Maroc moderne car c’est cette réalité que je vois aujourd’hui et je pense qu’elle représente l’Afrique du futur. Je refuse le cinéma africain qui montre exclusivement une Afrique de la misère et qui est essentiellement financé par les européens. Ces films africains qui se font avec des fonds européens enlèvent aux réalisateurs une partie de leur liberté d’expression -à cause du cahier des charges qui leur est imposé contre le financement – et de fait peinent à montrer une image positive de l’Afrique. Ils deviennent des instruments subtils de propagande pour une Afrique négative.

Bande d'annonce de Derrière les portes fermées

Quel rôle doivent jouer les gouvernements dans le développement du cinéma Africain ?

Les gouvernements doivent prendre leur responsabilité pour le cinéma africain, ils doivent l’aider, notamment en le finançant. A ce moment là, la liberté d’expression pourra exister et nous pourrons également sortir des clichés et proposer un cinéma de qualité.

Un mot de la fin pour convaincre les lecteurs de Terangaweb d’aller voir ce film ?

A travers ce film j’offre un divertissement. Je vous invite à regarder un film africain qui représentera l’avenir de l’Afrique et un divertissement positif. Il vous amènera à prendre position pour le combat des femmes et à l’élaboration de textes juridiques qui défendent les femmes. Propager des idées positives et promouvoir la culture Africaine mais également se questionner sur des problèmes réels.


Derrière les portes fermées a reçu le «Prix spécial du jury au REMI AWARD » au 40ème festival de Houston aux Etats-Unis. Il sera projeté en ouverture du du 3ème festival international des films de la diaspora Africaine qui débute ce vendredi 6 septembre à Paris. S’en suivra un débat avec Mohamed Ahed Bensouda et l’équipe du film.

Site web du film 

Design en Afrique : s’asseoir, se coucher et rêver

Vendredi dernier je me suis rendue au Musée Dapper et j’ai pu bénéficier d’une visite guidée par Bonny Gadin, l’attaché culturel de ce musée parisien dédié à l’art noir africain, des caraïbes et de la diaspora. Quel plaisir !   Lorsque nous nous promenions parmi les chaises, les masques et tabourets de l’exposition Design en Afrique « S’asseoir, se coucher et rêver »  Bonny Gabin m’en a confié (presque) tous les secrets. Ce fut également un moment privilégié d’échange sur un art qui est encore trop méconnu par le grand public africain.

Voici quelques extraits de notre conversation.

S_asseoir_se_coucher_reverPouvez-vous expliquer aux lecteurs de Terangaweb, l’origine et les motivations de cette exposition sur le design en Afrique au Musée Dapper ?  

Christiane Falgayrettes-Leveau, directrice du musée Dapper est très intéressée par le design et elle possède une collection personnelle d’œuvres d’artistes africains. Durant ses nombreux voyages sur le continent elle a rencontré les designers séparément et leur a soumis son projet d’exposition au musée Dapper à  Paris. Les artistes y ont été réceptifs et enthousiastes et peu à peu le projet a pris forme.  

Quels sont les particularités et les atouts des designers Africains ?  

Le designer Africain comme tous les autres intègre plusieurs influences dans ses œuvres. Il admet, et l’histoire du design l’a toujours montré, une très grande porosité entre la culture occidentale et la sienne.  Sans doute, ce qui ferait sa différence est cette tendance qu’on retrouve chez un grand nombre de designers Africains à intégrer des artisans locaux dans leurs réalisations. Ces artisans, qu’ils soient forgerons ou tailleurs de quartiers populaires participent eux aussi à la matérialisation de la pensée du designer. En intégrant ces métiers, ce dernier réalise ainsi en plus de son art un véritable acte social. 

A quoi imputez-vous le manque de visibilité auprès du grand public des designers Africains ?  

La question ne se pose pas dans ce sens. En réalité, il existe malheureusement une profonde disparité entre les pays anglophones et francophones dans le domaine du design en Afrique et les anglophones sont devant. A titre d’exemple, tous les ans un salon du design en Afrique est organisé en Afrique du Sud et c’est un rendez-vous incontournables pour les designers africains anglophones. La langue mais aussi la culture constituent des barrières pour les francophones. Finalement, par manque d’opportunités et de moyens dans leurs régions les designers francophones sont très souvent obligés d’aller à l’étranger pour avoir de la visibilité et de l’exposition. On aurait également tort de négliger le manque d’implication des pouvoirs publics  dans de nombreux pays pour la promotion de l’art et du design en particulier. 

Pensez-vous que les plateformes digitales (-pixel Africain, African Digital Art- Design Africa-) sont une façon d’intéresser le public aux designers Africains de manière durable? 

De manière durable, non je ne le pense pas. Selon moi, il faut un lieu physique d’échange et de rencontre pour découvrir véritablement et comprendre le design. Il faut faire attention car ce genre de technologies peut rendre paresseux et faire oublier le contact réel avec les objets… Néanmoins ces plateformes permettent de créer un réseau entre les designers africains et de partager des informations pratiques.   Pourquoi ces objets ne se vendent-ils que très peu auprès des Africains ?   Plus qu’un problème de volonté il y a, à mon sens, un problème de pouvoir d’achat.  L’Africain moyen ne peut se permettre d’acheter des œuvres de designers, cela nécessite un certain niveau de vie et des revenus conséquents. Pour autant les designers ne peuvent pas non plus brader leurs prix car ils constituent leur gagne-pain. On se retrouve donc face à un dilemme qui n’est solvable que par le développement du continent et de meilleures politiques publiques en faveur de l’art et de la culture. 

Design en Afrique « S’asseoir, se coucher et rêver » est une exposition du Musée Dapper qui se tient du 10 octobre au 14 juillet au Musée Dapper. Je la recommande sincèrement.

 

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« Design en Afrique, l’exposition et l’ouvrage ne vise nullement la confrontation de l’ancien et du nouveau mais essaie de montrer que les besoins du quotidien stimulent depuis toujours l’inventivité. L’art du design ouvert à des pratiques – telles que l’assemblage- fréquemment mises en œuvre dans  d’autres formes d’expression plastique, favorise ainsi l’émergence d’esthétiques nouvelles qui entretiennent souvent un dialogue original avec les cultures traditionnelles. » Christiane Falgayrettes-Leveaudans

Design en Afrique « S’asseoir, se coucher et rêver » par Christiane Falgayrettes-Leveau, Viviane Baeke, Christiane Owusu-Sarpong, Rahim Danto Barry, Joëlle Busca, Musée Dapper, 2012 

Site web du Musée Dapper: http://www.dapper.fr/  

Fiche du livre  consacré à l’exposition

L’affaire de l’esclave Furcy, Mohammed Aissaoui

affaire esclave furcyDes histoires d’esclaves courageux, intelligents, intrépides il n’en manque pas. Furcy est tout cela en même temps et tellement plus encore. Furcy est le premier esclave à avoir intenté un procès à son maître. C’est le premier à avoir essayé de prendre possession de sa liberté par la voie de la justice trente années avant l’abolition de l’esclavage.

Mais qui est donc Furcy, et pourquoi cet esclave a-t-il fait trembler la France et ses colonies? Furcy est né à l’ile de la Réunion, anciennement île Bourbon en 1786, de Madeleine, indienne et esclave et d’un père inconnu. La loi étant la loi, Furcy a de fait hérité de la condition d’esclave de sa mère. Pourtant, même dans un système corrompu, certaines lois peuvent réparer les injustices d’autres et c’est ainsi que Furcy bénéficia de l’affranchissement de sa mère. C’est en fouillant dans une vieille malle que Constance, la fille de Madeleine, trouva l’acte déclarant le nouveau statut de sa mère et fit le lien avec le sort de Furcy que lui-même ignorait: « Si ma mère était libre, alors Furcy aussi » (P.41) Restait encore à pouvoir en jouir effectivement.

Furcy avait une intelligence remarquable : il savait lire et écrire mieux que la plupart des colons blancs et comprenait rapidement les choses. Lorsque sa sœur le mit au courant de sa découverte, il ne recula pas devant l’idée de porter l’affaire devant les tribunaux. Aidé de Boucher et Sully Brunet il s’engagea alors dans une bataille juridique non sans péripéties – 27 ans de procès – et sans conséquences sur la carrière des deux hommes de loi. C’était en 1817 une chose impensable et les esclavagistes ne manquèrent pas de le lui rappeler.

« L’histoire de l’esclavage est une histoire sans archives » a affirmé l’historien et romancier Hubert Gerbeau. Parmi tous les contes et légendes sur des esclaves, de Kunta Kinte à Tom, l’histoire de Furcy fait donc figure d’exception. C’est l’un des rares esclaves dont on peut, à quelques points d’ombre près, retracer l’existence grâce à des documents à valeur juridique. Des ordonnances, des comptes rendus, décrets et autres correspondances de Furcy constituent des archives vieilles de plus de 150 ans dans un dossier volumineux retraçant le combat de cet homme hors pair.

Ces documents sont la preuve de son passage à tel ou autre tribunal ou de sa convocation à des dizaines d’audiencesmais il restait encore à imaginer l’homme et son caractère. Mohammed Aissaoui s’est aidé de ces archives impressionnantes pour tenter ce pari risqué. Le travail d’invention qu’il a fourni est remarquable. Certes, il transparait ça et là qu’il a quelques fois laissé libre cour à ses propres fantasmes et lieux-communs mais le Furcy proposé dans la centaine de pages de cet essai est tout à fait vraisemblable. L’auteur ne s’en cache pas, il s’est littéralement laissé envahir par cette histoire pendant près de trois ans jusqu’à rêver de Furcy, s’imaginer lui parler ce qui donne forme aux passages qui sont, à mon sens, les plus intéressants de L’Affaire de l’esclave Furcy. En effet, la richesse de l’œuvre réside aussi dans la retranscription humble de l’auteur du trouble éprouvé face à son personnage.

Furcy était un oublié de l’Histoire et, en écrivant son histoire, Mohammed Aissaoui l’a ramené à la vie. Il a aussi pu vivre une véritable relation fraternelle, unique avec un homme qu’il n’aurait jamais pu rencontrer sans la magie de l’écriture. Seulement, si Mohammed Aissaoui a choisi de faire ressurgir Furcy, ce n’est pas pour s’approprier cette histoire mais pour l’offrir à qui de droit, la mémoire collective.

Aussi, dans L’Affaire de l’esclave Furcy, il a effectué à la fois un double travail impressionnant : celui de l’historien qui déchiffre, classe et complète les archives durant 4 années de recherche, et celui du romancier en imaginant la psychologie de Furcy, ses doutes, ses craintes, sa détermination. Au fil des pages de cet essai, le lecteur tentera, l’espace de quelques heures, à regarder l’histoire de l’esclavage, sa pensée et ses codes avec le regard des hommes de l’époque.

A vous de découvrir cette histoire…

Claudia Soppo

Ons Abid : photojournaliste en Tunisie

Ons Abid est une artiste tunisienne. Diplômée de l’école des Beaux Arts de Tunis en 2004, elle débute sa carrière en tant que graphiste dans le milieu publicitaire. Elle retourne ensuite à ses premières amours, la photographie. C’est en tant que photographe et photo-reporter que ses clichés paraissent dans des publications françaises et tunisiennes. Depuis peu Ons expose ses photographies, dans des festivals internationaux, des expositions de groupes et individuelles. Dans cette interview accordée à Terangaweb, Ons revient sur sa passion, partage son regard sur les mutations dans son pays depuis la révolution et nous donne son sentiment sur son avenir.

Bonjour Ons Abid. Comment êtes-vous arrivée à la photographie ? Quelles ont-été vos influences ? Avez-vous des références africaines ?

J’ai eu la chance d’avoir mon premier appareil photo à onze ans : un cadeau d’un oncle photographe. Je pense que cela a été le plus beau cadeau de ma vie ! Un jouet pas comme les autres ! Mais aussi un jouet qui coûtait cher à mes parents, car les pellicules n’étaient pas données. J’avais droit à une par mois et pour me gâter quelquefois à deux. A l’époque, je voulais tout photographier : amis, voisins, mariages et surtout des personnes que je ne connaissais pas. Cela rendait mes parents furieux : photographier ceux qui ne sont pas de la famille et en plus dépenser l’argent pour développer les pellicules…mais je me débrouillais pour ne pas leur montrer tous les tirages…

Je suis à la fois influencée par la photographie humaniste et documentaire. Il y a plein de photographes comme Henri Cartier Bresson, Elliot Erwitt, Abbas, et surtout Martin Parr. Pour la photographie africaine Seydou Keita et Malick Sidibé du Mali, et Filipe Branquinho du Mozambique.

Votre œuvre de photographie est particulièrement bien accueillie en Europe et surtout en France. Qu'en est-il en Afrique, au Maghreb ?

Après avoir terminé mes études à l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis en 2004, j’ai travaillé en tant que graphiste puis directeur artistique dans une agence de publicité pour plusieurs marques internationales. Je faisais de la photographie publicitaire et évènementielle en parallèle. La présence de l’humain était un facteur important dans mon travail. J’avais un penchant pour la publicité humaniste sans m’en rendre compte. Ce qui est important pour moi, ce n’est pas le produit ou le fabricant mais plutôt les personnes qui témoignent d’une réalité juste. En 2007, j’ai commencé accidentellement à collaborer avec le quotidien tunisien Le Temps du groupe Dar Essabeh, puis le magazine Tunivision, puis j’ai arrêté. J’ai compris qu’être journaliste ou photojournaliste pour la presse tunisienne ne faisait pas vivre, d’autant plus qu’il n’y avait pas de liberté d’expression. 
La photo était le dernier souci des rédactions. Elle vient toujours dans un dernier temps. Le photojournaliste fait son métier sous la pression et la censure que pratique le gouvernement. 
En 2008, j’ai eu l’occasion de publier des photos dans AM Afrique magazine, puis dans le journal Jeune Afrique et c’est là ou ma carrière a pris une nouvelle tournure.

En 2009, j’ai décroché une résidence à l’Ecole Nationale de la photographie d’Arles, puis j’ai été choisie parmi quinze photographes du monde arabe pour le « Mena Photojournalism program » par le Word Press Photo, c’est là où j’ai décidé de revenir en Tunisie et de me consacrer complètement au photojournalisme.

Vous avez évoqué la difficulté de réaliser des clichés à Tunis durant la période révolutionnaire en 2011. Les conditions se sont-elles améliorées depuis le début de la présidence de Moncef Marzouki ?

La révolution était brusque et inattendue, le pays en ébullition. Internet était un moyen important dans le déroulement des événements. On sentait un grand malaise mais les événements se sont succédés d’une manière très rapide. Je me suis trouvée au milieu du mouvement sans le vouloir. Le système policier de Ben Ali était très présent. J’ai passé plus qu’un an à bosser sans obtenir la carte de presse. Un moyen de mettre la pression sur les journalistes tunisiens.
 Après deux ans de révolution, la situation des médias et de la presse est toujours d’actualité. Le gouvernement sait qu’ils jouent un rôle important dans le processus démocratique. La situation ne dépend pas d’une seule personne, comme le président Moncef Marzouki, mais de plusieurs forces à la fois. La société civile joue un rôle important dans le processus de la liberté de presse. 
Le contrôle de l’information et de l’image a participé à l’installation du dispositif nécessaire à une belle dictature pendant 23 ans. La photo de Bouazizi immolé sur tous les réseaux sociaux, a été un élément important dans le déclenchement de la révolution, car non seulement on s’appuie sur une info mais aussi sur une preuve visuelle : « la preuve par l’image ».

Quel regard portez-vous sur l'appropriation de la photographie par la jeunesse tunisienne ? La pratique se développe t-elle? Souhaiteriez-vous une implication plus forte de l’État pour promouvoir cet art ou faut-il laisser cette tâche à des organismes ou des personnes davantage dépolitisés ?

Je pense que l’implication de l’Etat pour promouvoir la photographie est importante. L’ancien gouvernement a toujours rejeté la pratique photographique car elle pouvait menacer son existence. La preuve, on n’a aucune école de photo dans tout le pays. J’ai du faire des études à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis (ISBAT) par défaut. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion d’enseigner dans cette école, notamment le graphisme et la photo publicitaire, j’ai compris que la politique du pays consistait à ignorer, voire rejeter, cette discipline. Les étudiants se faisaient arrêter quotidiennement car il fallait avoir des autorisations pour tourner à l’extérieur. Découragés, ils ne voulaient plus travailler cette matière à l’école. Le 14 janvier 2011 constitue un changement radical dans le comportement de la jeunesse tunisienne. Tout le monde criait le fameux mot « DEGAGE » devant le ministère de l’Intérieur tout en photographiant et en filmant. C’était un acte de défi aux pouvoirs qui prohibaient cette pratique.

Aujourd’hui, l’Etat doit montrer sa solidarité avec les photojournalistes. Beaucoup de talents ont émergés après la révolution mais le marché reste fragile. La demande n’est pas importante et le prix de l’image est encore dérisoire dans les journaux tunisiens. Tout doit être restructuré pour revaloriser la photographie de presse et d’art. Heureusement que plusieurs organismes essaient de s’impliquer dans le développement du photojournalisme comme le World Press Photo qui va entamer une grande formation pour les photojournalistes du monde arabe.

Vous avez commencé à exposer vos photographies à Tunis en 2006 dans des festivals puis vous avez participé à de nombreux programmes internationaux (Afrique, Europe…). Votre première exposition personnelle s'est déroulée en début d'année en France, à Perpignan. Une exposition individuelle dans votre pays natal, la Tunisie, est-elle prévue ?

J’ai toujours eu un penchant pour les expositions de groupe. Ma première exposition personnelle « Le souffle des libertés » sur la révolution tunisienne était à Perpignan. J’envisage d’exposer en Tunisie, toutefois je pense que les Tunisiens sont encore pris par l’histoire de la transition démocratique.

Est-il de manière générale difficile d'exercer votre métier en tant que femme en Tunisie ? Avez- vous une liberté de traitement par rapport à vos sujets tant à l'endroit des autorités que de la population tunisienne ?

Je pense que le risque sur le terrain est le même qu’on soit homme ou femme. Dans les sociétés musulmanes, être femme journaliste est un atout, car on a l’accès à la fois aux hommes et aux femmes.
 J’ai toujours exercé mon métier en toute liberté, avant l’accès à l’information était plus difficile, aujourd’hui le risque sur le terrain est important. La femme tunisienne a une place importante dans la société depuis l’indépendance. Mais depuis que la question de l’identité et de la religion est d’actualité, mon travail prend parfois d’autres tournures. Etre femme, non voilée qui travaille peut poser problème.
 Le contact avec les êtres humains est très important, les portraits de rue, les expressions de visages et le côté humain constituent un élément majeur dans mon approche documentaire. Une touche d’humour est toujours la bienvenue. 

En consultant vos photos et plus généralement les images de la révolution tunisienne, la présence des femmes pendant ce mouvement de libération est évidente. Comment expliquez-vous cela ? Etait-il important pour vous de faire un focus sur cette présence forte ?


« L’environnemental portrait » et la question de l'identité constituent, depuis 2000, l'orientation majeure de mes œuvres, et m'amène de plus en plus à enregistrer les codes sociaux d'une société en pleine évolution. Je suis plus humaniste que féministe. Mais le combat de la femme reste important dans notre histoire. Sa position et son évolution m’intéressaient avant la révolution et m’intéresse toujours. Le plus dur est d’avoir son propre regard en toute objectivité. La femme tunisienne était la plus émancipée des autres pays arabes, cela me fascinait. Un acquis qui est venu après un long combat. Qu’elle soit artiste, médecin, agricultrice, ministre ou gardienne, elle mène toujours le même combat.

En 2010, j’ai travaillé sur un dossier « la condition féminine en Tunisie ». Le gouvernement essayait de contrôler les médias étrangers à travers l’Agence Tunisienne de Communication Extérieure (ATCE), il ne voulait pas que les femmes voilées figurent dans les publications. C’était absurde et contre toute déontologie. Même si elles étaient minoritaires, elles devaient faire partie du reportage. La femme tunisienne ne se résumait pas à la banlieue riche de Tunis. Finalement, j’ai réussi après trois semaines à faire la photo montrant sept femmes de différents âges parmi lesquelles la femme voilée. Ce fut pour moi un vrai exploit ! Pendant la révolution, la présence féminine était remarquable.

Il y a 2 ans de cela, les Tunisiens commençaient une révolution qui allait conduire à la chute, historique, de Ben Ali. Quel regard portez-vous sur la Tunisie actuelle? Et sur le peuple tunisien? Quels sont selon vous les acquis de la révolution ?

La révolution a changé le mode de vie des Tunisiens. Avant la révolution ces derniers avaient peur du système policier et de la dictature de Ben Ali. Malgré la grande pression, le citoyen n’a plus peur, aujourd’hui il peut revendiquer ses pensées, parler dans les médias, manifester. Qu’il soit de droite ou de gauche, laïc ou salafiste, du gouvernement ou de l’opposition, enfant ou adulte… Le rôle des médias est de préserver les acquis de cette révolution. Certes, ce n’est pas le travail d’un jour, il faut beaucoup de temps, de la patience et surtout garder un œil grand ouvert !! C’est un travail de longue haleine.

Avez-vous des expositions à venir ? Si oui, quelles sont les dates ?

Actuellement, je participe à une exposition collective dans le cadre du mois de la photo-off de Paris,
 « FOTODROID, nouvelles images du Littoral » au 20ème arrondissement de Paris. Une nouvelle génération d’images que sont les poladroïds produits à l’aide d’I-phones et de smartphones. Outre la technique commune, le thème qui relie les différents travaux est cette fois celui du littoral.
Je suis également le commissaire d’exposition « Human Screen Festival », Festival International du Film des droits de l’homme, qui aura lieu à la maison de la culture Ibn Rachik du 6 au 9 décembre 2012 à Tunis et elle aura pour thème « Le droit à l’image », sujet d’actualité après la révolution tunisienne.

 

Propos recueillis pour Terangaweb – l'Afrique des idées par Claudia Soppo

 

Crédit photos : les photos qui illustrent cet article sont l'oeuvre de Ons Abid. La première photo est un auto-portrait de l'artiste. 

Ngũgĩ Wa Thiong’o : décoloniser l’esprit

Ngũgĩ Wa Thiong’o est un auteur peu connu du grand public francophone mais qu’on ne présente plus auprès des lecteurs avertis et des critiques. Pour la plupart donc, ces quelques lignes serviront d’introduction à ce grand homme que la littérature africaine peut s’enorgueillir de compter dans son patrimoine.

Il est né en 1938 dans la ville de Kamiriithu au Kenya. Son père est un polygame dont la mère de Ngũgĩ est la troisième femme et dont il serait fastidieux de recenser le nombre d’enfants (28). Très tôt le jeune James, de son prénom originel, se distingue de la fratrie grâce à ses aptitudes remarquables à l’école. Celles-ci lui ouvriront les portes de l’Alliance College, institut d’élite au sein duquel quelques rares kenyans privilégiés suivent les enseignements du programme britannique en anglais.  

Conscient de sa chance, le jeune Ngũgĩ nourrit cependant un malaise face à l’obligation de s’exprimer en anglais au détriment de sa langue maternelle, le Kikuyu. C’est par le biais de cette langue qu’il communique dans la sphère familiale, et par extension à travers celle-ci qu’il envisage d’abord le monde. Pourtant, dès qu’il se trouve dans le cadre scolaire, le Kikuyu est banni et seule la parfaite maîtrise de l’anglais est valorisée. La langue locale est quant à elle méprisée, reniée et gare à celui qui oserait en prononcer ne serait-ce qu’un mot à proximité de l’établissement. Ce principe est appliqué dans tous les établissements et lieux officiels du pays y compris ceux gérés par les populations locales. Un écart se creuse irrévocablement. Il sera un facteur déterminant dans la décision de l’auteur, bien des années plus tard, malgré une littérature prolixe et récompensée par de nombreuses distinctions, de renoncer à l’usage de l’anglais dans ses œuvres pour les réserver à des langues traditionnelles dont le Kikuyu. Depuis, l’auteur aime ironiser lorsque ce choix est questionné en rappelant: « La première fois qu’on me félicita pour mon écriture, ce fut pour une composition en kikuyu » (p. 31)

Ngũgĩ Wa Thiong’o est ainsi tristement connu pour avoir allongé de son nom la sordide liste des auteurs Kenyans emprisonnés pour avoir préféré leur langue native, le kikuyu, à l’anglais. Quelques années auparavant, l’auteur Gakaara Wa Wanjou l’avait précédé, parmi d’autres, en payant cette préférence par dix années de captivité de 1952 à 1962[1](p 53). 

C’est en 1977 que Ngũgĩ Wa Thiong’o signe son dernier livre en anglais, Pétales de sang. Une telle démarche témoigne incontestablement de sa détermination à combattre l’asservissement des esprits africains aux seules ambitions européennes et l’annihilation des cultures et traditions africaines, autant de principes inhérents au projet colonialiste. D’autre part, elle marque sa volonté de rendre à la littérature africaine et aux langues africaines, le respect qui leur a longtemps fait défaut parmi leurs paires: « Je crois qu’écrire en kikuyu, langue kenyane, langue africaine est une manière de contribuer, à ma modeste échelle, au combat des peuples kenyans et africains contre l’impérialisme » (p.60) 

Dans Décoloniser l’esprit : La politique du langage dans la littérature africaine (en anglais : Decolonizing the mind, The politics of language in African literature) son premier essai en langue Kikuyu paru en 1986, il défend et argumente son choix de renoncer à l’anglais pour le Kikuyu en proposant une réflexion originale sur la place de la langue dans l’écriture ainsi que dans le patrimoine littéraire africain et mondial. On retrouve donc évidemment au cœur de l’ouvrage la question du choix de la langue comme « vecteur de culture et moyen de communication » et celle-ci est logiquement étayée par une mise en perspective rigoureuse et critique des rapports entre le langage et la littérature dans les sociétés africaines.

L’auteur commence par dénoncer l’européocentrisme qui gangrène l’appréciation même de la littérature africaine, ce que Chinua Achebe nomme « la logique toute puissante de la position inattaquable de l’anglais dans notre littérature » (p. 27). Une telle attitude consiste à raisonner comme suit : la civilisation européenne a apporté ses lettres de noblesse à la littérature et il va donc de soit qu’elle se retrouve constamment, de part ses langues notamment, au centre des études littéraires en tout genre. En d’autres termes, la littérature africaine ne peut être jugée et évaluée qu’à travers le prisme de l’héritage européen, celui-la même qui de part son caractère prétendument originel est seul apte à éclairer et instruire cette autre culture qui lui est subordonnée. En contre partie, Ngugi Wa Thiong’o pose la question : « Pourquoi la littérature africaine ne pourrait-elle pas se trouver au centre des programmes d’étude des autres cultures ? ». Devrait-elle éternellement se voir affliger l’affront d’une catégorisation en seconde zone ? Est-elle par nature plongée dans les ténèbres, elle qui a déjà bien des difficultés à expliquer sa propre culture (certainement trop diverse et contradictoire) pour qu’on puisse l’imaginer servir à l’évaluation d’autres cultures ? Telles sont des questions notamment soulevées par l’interrogation de l’auteur dans cet essai.  

Il convient, pour mesurer l’avant-gardisme et l’activisme de notre auteur de situer sa pensée face à celle de ses contemporains. Léopold Sédar Senghor, par exemple ne masquait pas sa préférence pour le français au détriment des langues traditionnelles de son Sénégal natal. Il défendait ainsi sa position: « Chez nous les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang : les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » (p. 43). Parce qu’il refuse ce fatalisme, l’auteur s’impose une mission particulièrement ardue mais d’autant plus noble. D’après ses propres mots, il souhaite faire pour la langue kikuyu : « Ce que Spencer, Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe » (p.63). On l’aura compris, rien de moins que de devenir une référence, la référence absolue, qui représente dans les mémoires collectives, la grandeur, la finesse et l’humanité profonde d’une langue.

Selon Ngũgĩ Wo Thiong’o, les écrivains africains sont aliénés et asservis à l’utilisation de la langue du colon et c’est inexorablement qu’ils échouent à produire une littérature véritablement africaine. Leurs œuvres, prétendument africaines mais qui s’écrivent dans des langues imposées par les colons ne sont rien d’autre pour l’auteur que de la littérature « Afro-européenne », explicitement « la littérature écrite par des Africains d’expression européenne à l’époque impérialiste» (p.58). Il n’hésite donc pas à critiquer avec virulence : « C’est le triomphe définitif d’un système de domination, quand les dominés se mettent à chanter ses vertus. » (p.45)

Décoloniser l’esprit est une œuvre dont les implications et les multiples ressources dépassent incontestablement la seule littérature africaine. Cet essai parle pour toutes les littératures des peuples opprimés à travers le monde. Il est un manifeste pour l’Africain décomplexé qui aimerait rétorquer à toute une catégorie de hauts dirigeants au sens de l’histoire plus que discutable que si, l’homme Africain est rentré dans l’histoire et qu’il y a en Afrique une « place pour l’aventure humaine » et « l’idée de progrès »[2] ! Il est une arme pour ce même africain désireux de prouver au monde et à l’Afrique, qu’il est possible de trouver des solutions économiques, financières et politiques originales qui soient substantiellement africaines et adaptées à ses propres dynamiques sociales et culturelles. En effet, selon les mots de l’auteur : « Reprendre l’initiative de sa propre histoire est un long processus qui implique de se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit » (p.19) 

Il serait fort déplorable qu’au terme de cette présentation, le lecteur se retrouve à appréhender Décoloniser l’esprit comme un recueil d’idées affreusement idéalistes et ridiculement utopiques écrites par un « justicier des lettres ». En réalité, et comme le démontre la citation finale, l’auteur mesure de façon raisonnable le rôle de l’écrivain dans les sociétés africaines et évalue le pouvoir de la littérature à sa juste mesure : « Ecrire dans nos langues est un premier pas. Cela ne suffira pas à faire renaître nos cultures si la littérature que nous écrivons ne porte pas de trace des luttes de notre peuple contre l’impérialisme ; si elle n’appelle pas à l’union des paysans et des ouvriers et à la prise de contrôle des richesses que s’arrogent trop souvent les parasites en tout genre, extérieurs et intérieurs. » (p.63)

En 2004, après de nombreuses années d’exil forcé, Ngũgĩ Wa Thiong’o fut l’objet d’une tentative d’assassinat dans son Kenya natal. Depuis, il est retourné aux Etats-Unis où il exerce comme professeur de littérature à l’Université de Californie à Irvine. 

Claudia Soppo

 

Décoloniser l'esprit, Ngũgĩ wa Thiong'o ; traduit de l'anglais (Kenya) par Sylvain Prudhomme, La Fabrique Ed. Paris, 2011

 

 


« Le démagogue », Chinua Achebe

On ne présente pas Chinua Achebe. On parle de lui, on discute de son œuvre. Il suffit de mentionner son roman « Le monde s’effondre », le plus célèbre de tous et qui, seul, suffit à rendre à l’auteur ses lettres de noblesse pour rappeler son talent dans la mémoire collective. Notons seulement quelques faits remarquables pour un lecteur qui aurait pu, au travers de hasards malencontreux, manquer de croiser ce romancier de génie.

Chinua Achebe est l’un des auteurs africains les plus respecté de sa génération et remporte certainement la première place au palmarès nigérian. Né en 1930 à Ogigi dans l’état d’Anambra, il y poursuit une scolarité remarquable jusqu’à ses études supérieures. Son intelligence vive le prédestinait à un avenir brillant. Contrairement à nombre de ses pairs, il se refuse pendant de longues années à l’exil en Occident et préfère demeurer dans son Nigéria natal. Il s’y attèle par différents biais, à la turbulente reconstruction du pays après la décolonisation, déstabilisée entre autres par maints coups d’états et les guerres civiles. Il occupe ainsi des postes d’éditeurs dans plusieurs grandes maisons nigérianes dont « African Writers », une maison qu’il fonde en 1962. Il s’illustre également lors de la guerre civile de 1967 à 1970 au cours de laquelle il se positionne en faveur de l’indépendance du Biafra et il va jusqu’à plaider cette cause aux Etats-Unis.

L’œuvre de Chinua Achebe est particulièrement reconnue et appréciée car ses romans constituent une véritable encyclopédie des mœurs et coutumes ou encore déboires politiques du Nigéria, malgré leur caractère fictionnel. "Le démagogue", son quatrième roman paru en 1966 ne déroge pas à cette règle. Le lecteur y suit un face à face entre deux hommes : le narrateur Odili, un jeune professeur dont le cours de vie tranquille est bouleversé par des retrouvailles avec son ancien maître d’école, Chef Nanga, récemment nommé ministre de la culture, en visite officielle dans leur village natal. Heureux de cette rencontre, Chef Nanga, qui nourrit de grandes ambitions politiques décide donc de se positionner en figure tutélaire pour Odili, y voyant la parfaite occasion de récolter les supports locaux pour sa prochaine campagne de réélection.  

Chef Nanga joue à « l’homme du peuple » (« A man of the people », comme l’indique la version originale du roman) auprès de son électorat mais se révèle dès les premières lignes comme un politicien malhonnête et corrompu détournant les fonds pour construire des bâtiments sans utilité publique. On imagine donc aisément Odili comme son parfait opposé : un jeune homme préférant une vie modeste et peu ambitieuse dans un petit village, refusant de s’impliquer dans les tumultes politiques du pays dont les solutions se décident à la capitale. Pourtant, lorsque l’orgueil d’Odili se trouve heurté, il met progressivement en lumière ses passions destructrices en décidant d’affronter son ancien maître sur un terrain qu’il maîtrise mal : la politique. En réalité, peu à peu, s’amorce une violente confrontation entre passions, vices et appétits voraces propulsant ainsi le roman bien au-delà de l’évident conflit de générations entre deux hommes ou même deux mouvements de l’histoire.

Sans doute ce roman est l’un des plus durs écrit par Chinua Achebe car la violence y est omniprésente et n’épargne personne. Les relations hommes-femmes, la perdition de la jeunesse, notamment féminine, et la quête insatiable de l’influence politique et financière qui n’a pour unique but que de maintenir la domination des uns sur les autres sont autant de thèmes qui ne tiennent qu’à ce sentiment. Finalement, il n’y a que la mort qui sauve. Reste encore à trouver qui doit être sacrifié et mesurer la portée symbolique, si tant est qu’il y en ait une, de cette perte. Corruption, initiation au combats politiques, intimidation des opposants, perdition des mœurs, tous les éléments sont présents pour faire du Démagogue une satire du Nigeria des années 1960 sur lequel l’auteur porte un regard tristement pessimiste et pourtant ô combien visionnaire.

Muna SOPPO

Chinua Achebe, A man of the people, William Heinemann, African writers series, 1966. 160p.
Bibliographie : http://www.notablebiographies.com/A-An/Achebe-Chinua.html#b
 

« Xala », d’Ousmane Sembène

« Je n'ai pas réussi à bander ».

Si l'intégralité du récit pourrait se résumer à cette phrase appuyée par une note de bas de page indiquant pour les non initiés que le mot « xala » signifie « impuissance » en langue wolof, il mérite toutefois une attention particulière afin d'y discerner les véritables enjeux essentiels. C'est en fait une véritable critique de la société sénégalaise qui se dessine en filigrane dans ce cinquième roman d'Ousmane Sembène paru en 1975. L'ouvrage est indiscutablement ancré dans le contexte postcolonial immédiat dans lequel évolue l'auteur, mais il semble néanmoins porter à la lumière, une satire sociale qui garde une certaine résonance dans l'Afrique contemporaine.

Le personnage principal, El Hadji Abdou Kader Beye, quinquagénaire et membre du « groupe des hommes d'affaires » est un de ces hommes qui aime à se penser important dans la microsociété d'élites postcoloniales dakaroise. Le sarcasme de l'auteur sur la condition du personnage est tout à fait poignant tout au long de l'œuvre et est notamment caractérisé par l'emploi de guillemets pour définir son secteur d'activités. El Hadji Abdou Kader Beye et ses semblables ne sont en réalité, en dépit de leur arrogante posture anticolonialiste, que des exécutants à la solde d'administrateurs coloniaux tirant les ficelles. Peu rassasié par son train de vie matérialiste et extravagant, El Hadji Abdou Kader Beye cherche à renforcer son influence et l'admiration de ses pairs en accumulant les femmes et le roman s'ouvre avec l'annonce d'un troisième mariage. Ironie du sort, El Hadji est frappé par le xala, lors de sa nuit de noce avec Ngone, la jeune fille qu'il a choisie pour troisième femme. Nul ne doute que la sanction lui paraisse aussi imprévisible qu'humiliante étant donnée la haute estime qu’il voue à sa personne. Époux de deux femmes, chacune avec ses caprices et ses exigences, il se doit de les visiter dans leurs villas respectives trois nuits par semaine et de les satisfaire, impuissant ou pas. Il y a aussi les onze enfants à entretenir dont l'aînée, Rama, l'aînée aux instincts révolutionnaires et qui s'oppose à la polygamie de son père. Comment El Hadji pourrait-il désormais supporter toutes ces responsabilités alors qu'il est incapable d'assurer une érection dans son propre lit ?

L'histoire racontée dans la centaine de pages qui composent la nouvelle est en effet celle d'un homme qui se retrouve impuissant au moment de consommer son union avec sa femme pendant leur nuit de noce et celles qui suivent. Pourtant peu à peu, le lecteur est amené à comprendre que ce sont tous les personnages gravitant autour du nouveau couple qui sont mis à mal par cette irruption du xala. Qu'on ne s'y trompe donc pas: le xala est loin d'être l'affaire exclusive de deux jeunes mariés qui se retrouvent dans une situation qu'on imagine aisément frustrante mais somme toute privée puisque confinée dans les quatre murs de leur chambre de noce. En réalité, si l'impuissance d'El Hadji Abdou Kader Beye se trouve au centre de cette histoire, c'est surtout parce qu'à travers et autour d'elle se construit un circuit de relations et d'événements qui dépassent la passagère mauvaise fortune d'un homme.

Alors qu'El Hadji Abdou Kader Beye s'interroge désespérément sur les raisons de son impotence, il en vient à soupçonner tous les membres de son entourage et engage des sommes astronomiques pour payer marabouts et autres guérisseurs afin de le débarrasser de cette malédiction. Si cet homme a manifestement noyé ses actions d'autrefois dans une vie luxueuse de parvenu, ce n'est certainement pas le cas de celui ou celle qui cherche à le punir par ce mauvais sort. Il lui faudra donc prêter une oreille particulièrement attentive afin de l'identifier. C'est dans cette aventure déroutante qu'Ousmane Sembène invite le lecteur.

Muna Soppo

Les soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma

 

Les soleils des Indépendances est le premier roman à paraître d'Ahmadou Kourouma en 1968.  Dans la république de la Cote des Ébènes, qu'il est aisé d'identifier comme la Côte d'Ivoire des années 1960 sous Félix Houphouet-Boigny, deux époques s'affrontent. Les « Soleils des indépendances » luisent sur la capitale mais ils se heurtent encore aux harmattans déterminés à les balayer. Depuis les indépendances, les hommes se disputent le pouvoir à l'aide de traquenards et de manigances politiques mais n'oublient jamais de garder près d'eux, le sorcier qui jettera le sort final à l'opposant, à l'ennemi.

Cette persistance de la tradition et le refus de communier avec le réel sont tout entier représentés par le personnage central de Fama. L'auteur dresse le portrait saisissant d'un personnage réactionnaire, englué  dans les traditions précoloniales. Sans cesse, ses palabres sont venimeuses, vindicatives envers les « Soleils des Indépendances », « le parti unique » et tous ces « fils d'esclaves » qui voudraient le voir, lui, chef Malinké, fils de Togobala né en terre de Horoudougou, courber l'échine. Mais les attentes de Fama peuvent-elles encore se réaliser au village ? Peut-on vraiment arrêter la marche des indépendances ? Auquel cas, cela marquera t-il forcément le retour des coutumes ? Rien n'est moins sûr.

Une des forces du roman réside également dans la narration des maux sociétaux qui  gangrènent la république de la Côte des Ebènes. Les habitants y sont laissés pour compte par un gouvernement trop occupé à pourchasser les comploteurs. Entre une capitale ségréguée dont une partie est plongée dans l'obscurité et l'abandon pendant que l'autre prospère et se modernise- la région du Plateau peuplée par les élites abidjanaises – et des zones rurales délaissées où les autorités s'arrogent tous les droits, les injustices sont frappantes. On reconnaît là une critique incisive du régime autoritaire d'Houphouët-Boigny (1960- 1993) sous lequel Kourouma a lui-même subi les intimidations et arrestations politiques.

À ce titre, le sort des femmes fait l'objet d'une attention particulière par l'auteur. Dans ce pays à la fois fantasmé et réel, les mutilations sexuelles sont glorifiées au cours de cérémonies éprouvantes auxquelles rares sont les femmes qui résistent. Salimata est de ces chanceuses mais ses séquelles la meurtrissent plus encore que la mort: cauchemars, traumatismes, frustrations et crispations en présence des hommes. Et, un mari incapable de la féconder… Face à ce mal là, les sacrifices, les fétiches et toutes les louanges ne sont d'aucune cure.

Finalement, dans ce premier roman, ce ne sont pas seulement les hommes et les idées qui ont la parole. Ce sont tous les fantasmes autour du mysticisme africain qui s'animent: animaux, éléments naturels et esprits surnaturels. Aux descriptions minutieuses menées par une langue fluide, se mélangent le réalisme le plus épuré, le sarcasme et la fantaisie; témoignage d'une langue parfaitement maitrisée. Pour autant, jamais le narrateur ne condamne ses personnages ou ne prend parti mais il s'amuse à tourner en dérision les mythes de grandeurs de chacun en exposant la violence qui sévit dans les deux camps. La situation n’en reste pas moins préoccupante et c'est donc avec finesse et gravité qu'Amadou Kourouma invite le lecteur à se questionner sur cette phase charnière dans l'histoire de nombreux pays Africains. 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, Points, 1968, 187 pages.

Muna Soppo