SALONE, Laurent Bonnet

CVT_Salone_5710Un bon livre est un coup de pierre. Nous sommes touchés de plein fouet. Un bon livre est un coup de feu. Il résonne dans la conscience bien après avoir été tiré. Salone en est un. Un livre à coups et sans à-coups. Un coup de bol sans coups de barre. Un coup de cœur plein de coups durs. Les quatre cents coups des uns contre les mille et un sales coups des autres. Les petits coups de pouce et les grands coups de mains qui font le coup de génie. Et je pèse bien mes mots. Un livre à lire à tout prix car il n’a pas de prix.

Car quel prix mettre pour la vie d’un peuple, l’âme d’une nation? Là est bien l’enjeu de Salone. Retracer l’existence contemporaine troublée de la Sierra Leone (soit « Salone » en langue Krio) à travers les espoirs et les errances de ceux qui l’ont incarné ou défendu. Des grands et des humbles, des personnages qui se découvrent et qui se perdent dans les turpitudes de ce « bout d’Afrique maritime noyé dans le grondement permanent des orages ».

De 1959 à 2009, ce sont cinquante ans de vie de la montagne du lion qui nous submergent, portés par une forme habile et ambitieuse, reliant inlassablement l’intimité des histoires et l’iniquité de l’Histoire. Imbrication des registres et des genres, multiplication des réseaux de signification et de références ; Laurent Bonnet signe avec Salone un chant polyphonique complexe qui alterne les points de vue à un rythme endiablé.

Les personnages sont hauts en couleurs, loin des stéréotypes, et si proches de nous. Il y a Davis le cheminot intellectuel et sa passion des vieilles locomotives, son chauffeur Abubacarr le malicieux fils de pêcheur, et son amie Gladys, l’avocate, qui écrit les racines et le tronc de l’arbre Sierra Leone aux feuilles qui brûlent. Elle travaille avec Curtis, le krio du Ghana coureur de jupon, et le grand ami du français Yan, marié à la libérienne réfugiée Suad qui sert dans le bar du bon Nelson, où elle rencontre un jour Shaun, le médecin anglais plein de ferveur. Il y a eux, et les autres. Ils ont tous en commun l’amour de Salone et la volonté inextinguible de le rendre meilleur. Tous avec leurs histoires singulières et touchantes, avec leurs douleurs et avec leurs rires. Qui habitent ce pays et qui le font vivre.

C’est ainsi que se crée une carte mentale de la Sierra Leone et de sa capitale qui imprègne l’esprit du lecteur. Des Tongo Fields diamantifères à la Sew River en passant par le Congo Bridge, c’est toujours cette même humidité tropicale, entêtante et vorace. L’agitation du King Jimmy Market et l’empressement affairiste du Mammy Yoko font écho aux bruissements de la Hill Station. Et qui pourrait oublier Lumley Beach sous l’orage ? Et le Nelson’s bar, paradis fragile de douceur et de conversations joviales face à la mer ? Tout ça c’est Salone. Salone Nar So.

Mais Salone c’est aussi la malédiction des diamants qui rendent fou. Salone, ce sont les corps et les intestins ouverts qui sèchent au milieu des pierres chaudes. Ce sont les rafales d’AK47 et les salves de fusils mitrailleurs tenus par des gamins qui transpercent les corps d’innocents. Salone, c’est en dix ans cinquante-milles tués et deux millions et demi de déplacés. Des personnalités simples ou hors du commun toutes confrontées aux déchirures de la violence, de la mort et de l’exil. Na fo bia. Il faut tenir.
Oui, faire l’amour et jouir pour éclipser ne serait-ce qu’un instant le tumulte d’un monde qui se décompose. Eclairer par des zébrures d’humour les ciels tourmentés des situations les plus insoutenables. La tendresse d’un amant et le cri d’une mutilée. Salone Nar So. Salone, ce qui a de plus beau et ce qui a de plus laid dans l’homme. Il faut « garder la foi malgré la submersion de l’absurde ».

Au-delà de la force émotionnelle de ce livre, au-delà de l’envie sourde de vomir, puis de celle de rire et de pleurer et de crier et de construire, chacun y trouvera une leçon d’humanisme et de tolérance. Le témoignage d’une foi dans le libre arbitre et dans la capacité d’engagement de l’être humain. Laurent Bonnet y mène en filigrane une réflexion sur la justice, les dérives de la vengeance et la difficulté de se reconstruire. S’en dégage une compréhension profonde de la complexité et de la beauté de Salone, et de l’homme.

Je ne dirai pas que ce livre est parfait et sans défauts, car l’imperfection de l’écrivain s’ajoute à celle de celui qui le juge. Mais si j’étais krio, je vous dirai en parlant des défauts: « E like fol in botu-e no easy for see ». « Ils sont aussi difficiles à trouver que le Pénis d’un poulet ».

PHOTO2 AUTEUR1 BONNET DEFRICHEURSAlors pourquoi attendre ? « L’océan sombre et calme avait laissé l’écho de leurs rires ricocher sur le sable » nous dit Laurent Bonnet. Venez, vous aussi, recueillir les échos d’un monde qui vit, qui aime, qui agonise et qui espère. Les échos d’un monde qui, s’il veut renaître de ses cendres, doit lutter contre les forces destructrices de son passé pour créer des avenirs chauds et rassurants comme des nuits d’été. Le premier pas dans cette direction est la lecture de Salone.

Maxime Chaury