Build Africa : le premier sommet sub-saharien sur les Infrastructures en Afrique

une_buildafricaDu 5 au 7 février aura lieu à Brazzaville (Congo) le sommet Build Africa, premier forum d’affaires et d’investissement dédié exclusivement aux infrastructures sur le continent.

Si l’Afrique a connu dans la dernière décennie une croissance soutenue, la réduction de son déficit en infrastructures (qui entraine une baisse de productivité de l’ordre de 40%) est un des défis majeurs auxquels elle doit faire face afin d’atteindre un développement plus pérenne. En effet, on estime à environ 50 milliards de dollars d’investissements annuels les besoins pour pallier à ce manque.

C’est dans ce contexte que Build Africa souhaite proposer une plateforme de réflexion et d’échanges sur les moyens de bâtir des infrastructures facilitatrices des flux, résilientes aux crises, adaptables aux évolutions du commerce international et catalyseurs de développement pour le continent.

Pour ce faire, la Délégation Générale des Grands Travaux du Congo (DGGT), sous le haut patronage du président de la république Denis Sassou NGuesso, rassemblera plus de 500 décideurs politiques, bailleurs de fonds, ONG, et experts des infrastructures venant du monde entier. Réalisé en partenariat avec le Fond Afrique 50 de la Banque Africaine de Développement (BAD), le sommet sera composé d’ateliers et de débats sur les modalités et les enjeux de l’investissement dans les infrastructures. A l’heure où seulement 30% de la population africaine a accès à l’électricité, 40% à l’eau potable et où moins de 50% des routes du continent sont pavées,  les impacts économiques et sociaux potentiels de tels investissements sont énormes.

Porte d’entrée de l’Afrique centrale, au carrefour des flux énergétiques et commerciaux du continent, le Congo continuera d’être sous les feux des projecteurs puisqu’il sera l’organisateur des jeux panafricains de 2015 et que la construction d’un pont route-rail de Brazzaville à Kinshasa reste un des grands projets d’infrastructure dont le continent à besoin. Peut-être en saurons-nous plus en février.

D’ici là, des informations sur le sommet  sont disponibles sur le site du sommet.

Maxime Chaury

Pour aller plus loin sur le sujet des infrastructures en Afrique :

http://terangaweb.com/le-defi-des-infrastructures-en-afrique/

http://terangaweb.com/comment-relever-le-defi-des-infrastructures-en-afrique/

http://terangaweb.com/comment-financer-les-infrastructures-transport-en-afrique-louest/

Lettre à mon chameau — « Mauritanides » par Habib Ould Mahfoudh

Mon cher Chameau,

Si je t’écris aujourd’hui c’est parce que c’était là le vœu de ton grand ami Habib Ould Mahfoudh. Cela fait à peine 10 ans qu’il est mort, et bien quelques années que je me disais qu’il fallait que je t’écrive : c’est maintenant chose faite.  Si la tempête de sable ne retarde pas trop le coursier que j’ai envoyé tu devrais recevoir cette lettre avant le prochain ramadan, ce dont je me félicite.

mauritanie-mauritanides-habib-ould-mahfoudh-s-L-4tqSi5Habib avait été déçu de ne pas recevoir de réponse de ta part suite à sa lettre. Il craignait que la citation de Feuerbach mise en exergue ne t’ai dérangé : est-ce bien cela ? Quoiqu’il en soit, sache que tu as été cité dans son testament : il te lègue ses stocks d’eau de pluie,  sa verve inégalée et quelques poils de moustache. J’ai eu également la présence d’esprit de rajouter à ce colis le recueil de ses meilleures chroniques pour les journaux Mauritanie Demain ou Le Calame (qu’il avait lui-même fondé), intitulé Mauritanides, chroniques du temps qui ne passe pas.  Pour faire simple, ça parle de djinns et de tadjinns, de voleurs de sexe étrangers, d’officiers forts vertueux et de filles de petite vertu. Tu y découvriras également le lien (essentiel, quoique non généalogique) entre Joseph de Maistre et Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya ou encore la signification de PRDS, qui veut bien dire Parti Républicain Démocratique et Social (et non Parti Régnant, Dominant et Soumettant comme d’aucuns auraient pu penser, à tort ).

Ses chroniques, qui prennent les formes les plus variées (du commentaire de texte à l’exercice de style à la Raymond Queneau en passant par des lexiques ou des manuels de conversation forts utiles), sont autant de flèches acérées. J’ai bien peur qu’elles n’épargnent personne : ni les « hippopodames », ni les ministres, ni l’ « homo footicus » qui « se met à ressembler de plus en plus au ballon qu’il poursuit », ni la « dame télé », ni le mobile, ni les présidents, ni les journaux et ni même les chameaux (ces derniers sont peut-être, et en raison de leurs qualités supérieures, bénéficiaires d’un léger traitement de faveur).

Tu te diras sûrement, mon cher chameau, que c’est une vision désespérée et cynique qui jaillit de la plume d’Habib. Tu penseras que les tous les ministres de l’éducation sont analphabètes, tous les chargés de mission sans mission, tous les politiciens incompétents et tous les fonctionnaires fainéants. Cette généralisation abusive serait une grossière erreur, et Habib nous le fait bien comprendre : « Quand je regarde le soleil se lever et se coucher, je me dis que tout n’est pas perdu, qu’il y a au moins quelqu’un qui fait son boulot ». Tu vois que, derrière le discours en apparence désabusé, se cache un réel espoir.

Espoir qui prend tout son sens si l’on comprend que les racines des problèmes remontent aux débuts du Cénozoïque voire même du Précambrien. L’ « homo mauritanicus » est à appréhender  dans sa profondeur historique (et même préhistorique). Nombreuses sont en effet ses aventures avant l’arrivée d’Ould Kaigé (que certains français ont pris la curieuse habitude d’appeler René Caillié) ou du « mécréant-kafir-Cabboulani » (Xavier Coppolani), qui est d’ailleurs à l’origine du nom Mauritanie. Nombreux sont depuis les coups d’Etats et les couples d’Etats, les embastillés et les embobinés, les nostalgiques de la « mésopotamie anté-Sadamienne » et les comploteurs à la solde de l’étranger. « Igassar amarhoum » : que dieu raccourcisse leur existence.

Comme celle des débats qui ont traversé son histoire mouvementée d’ailleurs : pour ou contre la Hilwa (épilation féminine), pour ou contre le permis de conduire pour chameaux, pour ou contre les feux rouges à Nouakchott et pour ou contre le 12/12 (qui n’a de sacré que le nombre).

Mais ce qui est encore plus intéressant, mon cher chameau, c’est que ce recueil, qui pourrait être considéré comme un traité socialo-théologico-politique, est en même temps riche en analyses prospectives. On y apprend notamment ce que sera la littérature de l’an 3000, et comment se comportera la Mauritanie première puissance du monde. Il faudra par contre prendre son mal en patience, car cela n’est pas prévu avant l’année 2260. D’ici là, il faut se consoler du fait que  «la seule chose intéressante en Mauritanie, c’est qu’il n’y a rien d’intéressant ». Ce qui est encore plus vrai depuis la mort d’Habib, qui à lui tout seul méritait l’aller-retour en Concorde depuis Jakarta.

Lui qui était trop incompris, tout en ayant tout compris. Il était le pourfendeur de la supercherie et de la crétinerie ordinaire, le lucide et acerbe commentateur d’une actualité décadente, qui ne l’empêchait pas d’œuvrer à son échelle pour que brille un jour « la Mauritanie éternelle ». Lui le chroniqueur et lui le poète. Professeur de français voyageur, fils spirituel d’Apollinaire autant que de Nizar Qabani, analyste sensible du Hubb (amour sérieux) et de l’Ezz (passion passagère), il s’est battu sa vie durant contre la mort de la poésie, « victime de la sédentarisation ». Il apportait son cri et sa plume « au silence assourdissant des hommes qui essaient d’exister ». Puisses-tu t’en souvenir chameau.

Et puisses-tu m’excuser de t’avoir tant écrit pour ne rien dire. Mais comme le disait notre défunt ami : « Parler est une saine activité. D’autant plus saine que c’est la seule que nous ayons ». Espérons que l’on puisse continuer à l’exercer encore longtemps.

N’oublie pas de transmettre à tes confrères  Big Bosse et Bossuet toutes mes salutations,

Au plaisir de se prendre ensemble un verre de Zrig à l’occasion,

A bientôt insh’allah,

Maxime Ould Chaury

 


Post-Scriptum : Bien entendu, mon cher chameau, ma lettre n’est pas à prendre au premier degré. Ni au second d’ailleurs. J’ai eu pitié de toi et de tes 56 degrés à l’ombre, je n’osai pas en ajouter un seul de plus. 

On peut découvrir un aperçu des Mauritanides de Habib Mahfoud ici : http://afm.nouadhibou.free.fr/Archives/Ecrits%20Mahfoud.htm

En vente chez :

Karthala: http://www.karthala.com/hommes-et-societes-histoire-et-geographie/2630-mauritanides-chroniques-du-temps-qui-ne-passe-pas-9782811107864.html

« Dans le ventre d’une hyène » de Nega Mezlekia

Dans le ventre d'une hyèneC’est un vieil homme qui vous parle. Mais peut être mes cinquante-cinq ans ne sont pas la raison première de ma vieillesse. Un homme vieillit à la vitesse des évènements structurants qu’il subit et qui le transforment. En ce sens, peut-être qu’en 1983, à 25 ans, quand je quittai l’Ethiopie, j’étais déjà un vieillard.

Depuis, mon vieillissement s’est décéléré. Certains me rappelleront sûrement que l’obtention du prix du gouverneur général (le plus prestigieux des prix littéraires du Canada) pour mon livre Dans le ventre d’une hyène en 2000 a été structurant, et peut être plus encore les allégations de mon éditrice, qui se proclama la véritable auteure de l’ouvrage.

 

Oui, probablement, ces épisodes m’ont réconforté et blessé profondément. Mais comparés aux temps bénis et maudits de mon enfance, peu de choses peuvent prétendre m’avoir autant formé et déformé. En un sens, c’est peut-être l’écriture qui m’a sauvé. Une enfance à revivre et à me raconter à moi-même après que les plaies ont (en partie) cicatrisé. Une enfance à vous raconter aussi. Comme si l’acide de l’oubli était le pire qui puisse arriver aux témoins de temps troublés.

Je veux poser, et reposer enfin ceux qui ont été. Je veux dire ma mère, cette femme qui s’est battue jusqu’au bout pour protéger ses enfants, qui nous a chéri et qui s’est fait descendre par une salve de mitraillette, une nuit bien sombre sur la route de Jijiga. Je veux dire mon père, ce fonctionnaire austère et droit qui a été assassiné avec l’Empire. Je veux parler d’Henok, d’Almaz et de Meselu. Vous conter Hussain, le djiboutien à la dent d’or, Yetaferu, la sotte dévote, ou encore Yeneta, le prêtre intransigeant. Je veux faire revivre les ombres de mes amis et de mes tortionnaires, de mes maitres et de mes compagnons. Repeindre la fresque déchirée de la tragicomédie humaine.

Je veux vous emmener sur les chemins de mon enfance, du côté de Jijiga, la ville de poussière et d’encens qui m’a vu grandir. Harar la millénaire et les chemins ensablés de l’Ogaden vous attendent aussi. Avec bien sûr le capharnaüm d’Addis Abeba, les ruelles de Dire Dawa et la rude douceur du village de Kuni. Ces lieux sont des vases pleins de souvenirs. Je me rappelle avoir injecté de l’acide dans les fesses de la vache de l’instituteur, je me souviens de ma course effrénée, poursuivi par les hyènes. Je me rappelle les manifestations étudiantes et les groupes de réflexion marxistes.

Je me souviens de l’odeur qu’a la prison quand on y entre pour la première fois à quatorze ans. Cela réapparait, et tout le reste : les journées de commandos avec les maquisards somalis, les séances chez le sorcier pour me faire rentrer dans le droit chemin, la torture dans les geôles de Mengitsu, et les rafales d’obus qui rythmaient la fuite de notre colonne de civils vers Harar.

Par je ne sais quel miracle je suis toujours là, comme si les forces du hasard avaient décidé que je serai l’exception à leur règle
aveugle ou plutôt la confirmation qu’elles n’en ont pas. Il y a des jours où « je m’éveillais avec la triste certitude d’être de retour dans un lieu où les humains régnaient sur les chèvres ». Si j’ai bien appris quelque chose durant toutes ces années, c’est bien que « l’animal humain est la seule bête à craindre dans la nature ». Avec l’hyène de la politique peut être. Il ne faut pas croire qu’elle est loin. Ce n’est souvent qu’un mirage. En réalité elle reste toujours proche, même si parfois bien cachée.

C’est la politique qui décide de faire vivre ou mourir les hommes. Ma jeunesse ayant été celle d’un désenchantement viscéral vis-à-vis du pouvoir, je me sens la responsabilité de comprendre et d’expliquer les entrelacements complexes des politiques dans la corne de l’Afrique. Je ne reviendrais ni sur le rôle de la guerre froide, ni sur les effets des famines, ni sur les concurrences des révolutionnaires ou les irrédentismes voisins puisque je parle de tout cela dans mon livre. Mais que dire d’un régime ou les familles «devaient verser 25 birrs pour les balles avancées par la junte pour l’exécution de leurs proche, après quoi on les autorisait à récupérer les restes » ? Si j’ai vu la masse des injustices et des inégalités de l’Empire, si j’ai compris l’étendue de la superstition et l’ampleur de l’intransigeance des Eglises, si j’ai senti à quel point un Etat archaïque reposait pour subsister sur l’oppression et la violence, rien ne me préparait à l’arbitraire absolu et au déchainement paranoïaque de la faucheuse qui caractérisa le régime du Derg (junte militaire qui gouverna l’Ethiopie de 1974 à 1991).


Et pourtant, il ne faut pas assimiler un pays tout entier au régime qui le domine
. Si je ne peux m’empêcher d’être un chroniqueur amer de l’histoire de l’Ethiopie dans les années 70 et 80, j’en profite aussi pour vous en apprendre un peu plus sur les peuples et les coutumes de ce grand pays qui n’a eu de cesse d’émerveiller les hommes. Ne m’en voulez pas si je glisse au fil des pages quelques contes Amhariques ou légendes Oromos : c’est dans les entrailles de la fiction que les hommes sages ont déposé les plus grands trésors de l’esprit. Et puis il faut bien quelques histoires amusantes ou anecdotes croustillantes pour faire oublier l’aridité du désert et la folie des hommes, non ?

Nega Mezlekia

Mes amis, je suis Nega Mezlekia, celui dont le nom veut dire « celui qui va jusqu’au bout ». J’ai vécu la junte militaire, la guerre, l’exil et même l’empire. Pire, j’ai vécu la terreur rouge, la terreur blanche et la terre battue. J’ai été battu, torturé sans relâche et relâché sans zèle. J’ai vu les ailes des vautours qui tournoyaient autour des carcasses de mes amis et j’ai mis des jours à pleurer la multitude de mes ennuis. Mes amis, je suis Nega Mezlekia, celui dont le nom veut dire « celui qui va jusqu’au bout », et j’ai aussi écrit un livre. J’y raconte mon enfance, ma famille, et l’Ethiopie. J’y explique les germes de la dictature dans l’empire finissant et les germes de la famine dans l’absence de germes. J’y aie planté mes souvenirs, mes connaissances, et mon âme. A vous de lire et de juger. Voilà ce que je vous aurai sûrement dit si j’avais été celui que je prétends être. Mais je ne le suis pas. Ce qui ne m’empêche pas de vous inviter à essayer de comprendre, et, à vous aussi plonger, avec la confortable distance du lecteur, dans le ventre d’une hyène.

 

Dans le ventre d'une hyène

Nega Mezlekia

346 pages, octobre 2001, éditions Léméac-Actes Sud

Disponible à la vente ici et

La maison de la faim, Dambudzo Marechera

Dambudzo MachereraQu’est-ce que la maison de la faim ? Voilà une question qu’il est légitime de se poser à lecture du livre éponyme de l’auteur et icône Zimbabwéen Dambudzo Marechera (1955-1987). Il est plus difficile de savoir quelle serait la réponse légitime. On doit admettre d’emblée que c’est plusieurs choses à la fois, et simultanément aucune de ces choses. C’est un peu cette construction instable et pourrie qui fait office de maison au narrateur. C’est aussi le Township tout entier qui s’étend jusqu’aux confins de la misère. Ou même le régime rhodésien qui repose sur la terre suppliciée de la ségrégation et de la violence. La maison de la faim, c’est l’univers de Marechera. Son monde. Son œuvre. Son obsession, et la nôtre. Elle est là, sous vos yeux, cette construction fragile. 

Eclairée par la lumière blafarde du crépuscule, on distingue son architecture tourmentée. Il n’y a pas de cohérence de construction. Pas de porte d’entrée ni de sortie. Des pseudo-couloirs qui ne mènent nulle part et des salles indéterminées. Pas vraiment comme un labyrinthe. Juste un splendide amas de matériaux de récupération à vous en brûler les yeux. On passe brusquement de la cuisine aux latrines sans transition. De la tôle à la soie. Mais tout est soit déchiqueté soit brûlé. L’on ne peut voir qu’une multitude de briques fendues, reliées par la glaise d’une société malade. Ce sont les vestiges encore chauds de la violence et de la souffrance sans nom qui l’érige et la saccage d’un même coup de pelle. Ce qui laisse apercevoir une bâtisse inachevée : ici une poignée nue posée sur le sol ; là une esquisse de fenêtre brisée comme autant de provocation d’un architecte nihiliste qui trébuche sur ses propres outils.

La décoration intérieure et son ambiance génèrent elles aussi leurs troubles propres. Les peintures murales d’une couleur ocre sont recouvertes de graffitis et de leitmotivs entêtants. Des démons de toutes les couleurs y sont représentés. Des mouches écrasées jalonnent la tapisserie. On aperçoit à plusieurs reprises des trains menaçants, comme celui qui écrase le père de Dambudzo, comme le train de l’histoire qui broie les os de la Rhodésie. Et surtout, les murs sont couverts de tâches, tâches de sang de héros noirs imaginés qui se confondent avec leurs antithèses, et tâches réminiscences de la pourriture intestinale comme seule symbolique unificatrice d’une existence. Quelques tableaux sont accrochés çà et là, au petit malheur la chance : ici une scène de combat entre le peuple Ndebele et les colons anglais, là des guérilléros africains modernes fusillés par des forces de sécurité. Entre une scène de viol au milieu d’une foule surexcitée et la vision d’un corps reposant dans une geôle faiblement éclairée, les peintures suantes ont tendance à dégouliner sur les citations de Swift et de Yeats tracées à l’encre fine, au milieu d’un chant Shona.

Si l’on jette subrepticement un coup d’œil à travers la fenêtre, on peut y voir « Dieu essorer ses sous-vêtements sales ». Entre les bruits d’éructations, les rires heurtés et les cris des enfants battus par leurs mères, on peut y entendre « un nuage de mouches venu des toilettes voisines fredonner l’Alléluia de Haendel ». Et puis la maison de la faim sent le cannabis et l’alcool, le vomi et la rose. On distingue une odeur d’encens mêlée à celle du sperme dans une coexistence aigue et blasphématoire.

C’est dans cette demeure qu’évoluent les habitants de la maison de la faim. Peut-être devrions-nous commencer par les maîtres de maison. Ils sont deux. La faim et la soif. La faim, ce n’est pas seulement la sensation déchirante de vide stomacale et l’envie irrépressible de se sustenter. C’est aussi un besoin de tendresse humaine et de considération. La soif, ce n’est pas seulement la recherche hébétée d’eau pour humidifier sa gorge sèche, c’est aussi la quête d’un absolu artistique et intellectuel. Celui de s’envoler au-delà « de la merde infecte qu’avait été la vie et qu’elle continuait à être à ce moment précis » : « toute la jeunesse noire était assoiffée, nous asséchions toutes les oasis de la pensée ».

Esclaves de ces deux maitres, hantant la maison d’un pas de somnambule, on aperçoit le fantôme mutilé de l’architecte, Dambudzo, nom que l’on devine et qui n’est jamais donné. Celui du génie et celui de l’épave. Celui de l’autobiographe et celui du créateur. Le schizophrène nécessaire qui nous assène son mal-être avec le marteau de la honte et l’enclume de la fierté. On assiste, entre quelques hallucinations grandioses ou démoniaques à quelques passages de lucidité sociopolitique intense. Ce poète vénérien subit des sensations extrêmes qui l’amènent aux limites de la conscience et de la folie, jusqu’au point où l’on ne sait plus vraiment si les phénomènes extérieurs ne sont que des projections de son esprit ou si ses états intérieurs ne sont que des éléments organiques du décor.

Décor qu’il partage avec les autres habitants de la maison de la faim. Peter, son frère, qui l’injurie quand il voit qu’il achète des livres. Immaculée, nom bien ironique de la fille de prêtre enceinte de Peter qui la bat, et pour laquelle le narrateur dévoue un amour platonique. Harry, son frère, l’ami ou l’ennemi de Dambudzo, on ne sait pas. Patricia, l’amante blanche avec laquelle Marechera est roué de coup par les manifestants pro-apartheid. Ou encore Julia, cette fille qui le drague dans un bar miteux d’Harare (alors Salisbury), avec Zimbabwe écrit en gros sur ses gros seins. Il y a aussi ces hallucinations effrayantes qui parlent et harcèlent et rient, comme dans un cauchemar. Puis ce clochard accueillit dans la maison de la faim, lançant des bribes de fables à la face réjouie de l’auteur. « Ce qu’il préférait, c’était me voir écouter attentivement des histoires racontées de travers, délirantes et fragmentaires » raconte ce dernier. C’est peut-être ce que nous préférons aussi : se perdre avec un malaise certain dans ces règlements de compte divers et circulaires qui ne s’arrêtent jamais.

Car il n’y a pas de fin à la maison de la faim. C’est l’éternelle tâche dans la mémoire des hommes. La plaie jamais refermée de l’horreur. La suture du ciel laissant couler la pisse amère du divin. Je ne peux en dire plus. Je vous ai décrit la maison. A vous de décider d’y entrer ou pas. La seule chose que je peux vous promettre, c’est que vous n’en sortirez pas immaculé.

 

Maxime Chaury

La flèche de Dieu

180px-ArrowOfGodIl y a des livres qui changent le monde. Il y en a qui décrivent des changements de monde. Il se trouve que La flèche de Dieu est un des ouvrages faisant partie de ces deux catégories. On pourrait même dire sans se contredire que c’est un classique, d’inspiration classique, qui n’est pas du tout classique. En d’autres termes, c’est devenu rapidement une référence incontournable de la littérature mondiale, qui s’inspire de la période dite classique, mais qui prend ses distances avec les normes habituelles du roman colonial. De fait, La flèche de Dieu (1964) constitue, avec Le monde s’effondre (1958) et Le malaise (1960), ce que l’on a appelé la « trilogie africaine » de l’auteur Nigérian Chinua Achebe. Il est parmi les romans les plus lus de l’Afrique anglophone.

Son accession au rang de classique s’explique tout d’abord par la richesse de sa description de l’univers Ibo (populations du sud-est du Nigéria) au début des années vingt. L’organisation familiale et sociale, les divinités, les guerres tribales, le rôle des rumeurs et des palabres, les cérémonies de mariage, de deuil ou de culte nous sont décrits dans leur complexité et leurs influences réciproques. Le lecteur savoure au passage des analyses quasi-anthropologiques et de délicieux éclairs de sagesse Ibo, qui valent leur pesant d’igname, comme ce proverbe cité par le héros : « Lorsque l’on serre la main et que la secousse se ressent au-delà du coude, c’est que cette poignée de main est devenue autre chose ». Ces sociétés « indigènes » vont être confrontées à l’arrivée des colons anglais. Les modalités et les conséquences de cette mise en relation sont présentées dans ce roman, et elles vont avoir une forte portée symbolique, qui dépasse le cadre des Ibos et du Nigéria. C’est la fin d’un monde qui s’accompli devant nos yeux, avec l’inéluctabilité d’une destinée qui semble décidée par les dieux. Si Ezeulu, le grand prêtre du dieu Ulu se voit comme son messager, il se demande aussi si les « hommes blancs » eux même ne seraient pas les flèches d’Ulu. Mais en choisissant de punir les villages d’Umuaro, il a causé l’abandon du culte d’Ulu par les villageois et leur conversion au christianisme : ne serait-il donc pas malgré lui la flèche du dieu chrétien ? Ces thématiques de la revanche et du religieux se mêlent à d’autres thèmes universels (pouvoir et concurrence, hiérarchie et réputation, devoir et fierté, immobilisme et changement) pour former un mix explosif capable de toucher un large public.

Le succès de l’ouvrage s’explique également par son inscription dans un certain héritage classique hérité de l’antiquité gréco-romaine. Ezeulu, prêtre-roi, fait figure de héros classique. Eût-il été grec, il aurait sûrement été apparenté à un demi-dieu. Messager et interprète du plus puissant des dieux des villages d’Umuaro, il possède un grand nombre d’enfants et de femmes, inspire le respect de beaucoup et la crainte du reste. Caractère supérieur, homme d’une droiture et d’une fierté hors du commun, il va être perdu par son hubris dans un contexte de crise. 

L’inéluctabilité de la défaite (des incertitudes demeurent concernant la manière dont elle va faire irruption), la conscience qu’a Ezeulu des évènements tragiques à venir, et son incapacité simultanée à agir à leur encontre à cause des dilemmes internes qui l’accablent, en font une véritable tragédie classique. Aux signes annonciateurs du contrôle britannique, le rêve de la survie des sociétés traditionnelles laisse vite place à la frustration de la captivité, au cauchemar de la famine et à la destruction d’un monde. « Lorsque deux frères se battent, c’est un étranger qui ramasse la récolte » dit un proverbe Ibo. L’auto désintégration d’Umuaro laisse la main libre à l’administration britannique d’Otiji-Egbe (« celui qui brise les fusils ») et au christianisme de John Goodcountry, le pasteur local.

chinua_achebeMalgré ces inspirations classiques difficilement dissimulables, c’est un roman fortement anti-conventionnel que signe Chinua Achebe. L'auteur a recours à un style original, qui réussit à incorporer l’oralité Ibo au texte littéraire. La multiplication des proverbes et des chants, ainsi que l’usage intensif d’échanges ibo non traduits confèrent au roman un niveau d’authenticité culturelle inégalé. De même, son rejet de la représentation traditionnelle des « indigènes » dans la littérature coloniale est clair. Si dans Au cœur des ténèbres de Conrad ou dans de nombreux livres occidentaux de l’époque coloniale, les individus colonisés sont décrits de manière simple et stéréotypés, il va s’amuser à inverser ironiquement les canons du genre. C. Achebe va ainsi montrer la complexité des individus et de la société d’Umuaro, et essayer d’expliquer pourquoi les ibos ont si peu résisté à l’invasion britannique. A l’inverse, sa description des colons anglais, réalisée avec une légère touche humoristique, est stylisée et simplifiée à l’extrême.

Enfin, contrairement aux récits coloniaux qui mettaient en valeur l’exotisme, le mystère et l’irrationalité des peuples natifs, ce roman réaliste met l’accent sur la rationalité mise en œuvre dans tous les domaines de la vie, des stratégies de contrôle des hommes de pouvoir et de la rationalité instrumentale des divinités au processus d’adaptation perpétuelle des traditions, qui évoluent en faveur d’une plus grande fonctionnalité. Les Ibos ne sont ni idéalisés, ni diminués, et les colons ne sont pas ouvertement critiqués : il s’agit plutôt pour Chinua Achebe de rendre compte de ce qu’a été un monde avant son effondrement, afin de lutter contre les forces de l’oubli qui sont les pires ennemis des civilisations sans écriture.

D’autres ennemis (partagés avec les civilisations de l’écriture), sont sans nul doute les ravages de l’alcool. Or, « le seul médicament contre le vin de palme est le pouvoir de dire non » nous rappelle Ezeulu. Quant à l’envie de lire La flèche de Dieu, il me semble que vous aurez du mal à vous en soigner…pour votre plus grand bien ! 

« J’ai vidé mon sac de mots. Je vous salue tous »

Maxime Chaury

SALONE, Laurent Bonnet

CVT_Salone_5710Un bon livre est un coup de pierre. Nous sommes touchés de plein fouet. Un bon livre est un coup de feu. Il résonne dans la conscience bien après avoir été tiré. Salone en est un. Un livre à coups et sans à-coups. Un coup de bol sans coups de barre. Un coup de cœur plein de coups durs. Les quatre cents coups des uns contre les mille et un sales coups des autres. Les petits coups de pouce et les grands coups de mains qui font le coup de génie. Et je pèse bien mes mots. Un livre à lire à tout prix car il n’a pas de prix.

Car quel prix mettre pour la vie d’un peuple, l’âme d’une nation? Là est bien l’enjeu de Salone. Retracer l’existence contemporaine troublée de la Sierra Leone (soit « Salone » en langue Krio) à travers les espoirs et les errances de ceux qui l’ont incarné ou défendu. Des grands et des humbles, des personnages qui se découvrent et qui se perdent dans les turpitudes de ce « bout d’Afrique maritime noyé dans le grondement permanent des orages ».

De 1959 à 2009, ce sont cinquante ans de vie de la montagne du lion qui nous submergent, portés par une forme habile et ambitieuse, reliant inlassablement l’intimité des histoires et l’iniquité de l’Histoire. Imbrication des registres et des genres, multiplication des réseaux de signification et de références ; Laurent Bonnet signe avec Salone un chant polyphonique complexe qui alterne les points de vue à un rythme endiablé.

Les personnages sont hauts en couleurs, loin des stéréotypes, et si proches de nous. Il y a Davis le cheminot intellectuel et sa passion des vieilles locomotives, son chauffeur Abubacarr le malicieux fils de pêcheur, et son amie Gladys, l’avocate, qui écrit les racines et le tronc de l’arbre Sierra Leone aux feuilles qui brûlent. Elle travaille avec Curtis, le krio du Ghana coureur de jupon, et le grand ami du français Yan, marié à la libérienne réfugiée Suad qui sert dans le bar du bon Nelson, où elle rencontre un jour Shaun, le médecin anglais plein de ferveur. Il y a eux, et les autres. Ils ont tous en commun l’amour de Salone et la volonté inextinguible de le rendre meilleur. Tous avec leurs histoires singulières et touchantes, avec leurs douleurs et avec leurs rires. Qui habitent ce pays et qui le font vivre.

C’est ainsi que se crée une carte mentale de la Sierra Leone et de sa capitale qui imprègne l’esprit du lecteur. Des Tongo Fields diamantifères à la Sew River en passant par le Congo Bridge, c’est toujours cette même humidité tropicale, entêtante et vorace. L’agitation du King Jimmy Market et l’empressement affairiste du Mammy Yoko font écho aux bruissements de la Hill Station. Et qui pourrait oublier Lumley Beach sous l’orage ? Et le Nelson’s bar, paradis fragile de douceur et de conversations joviales face à la mer ? Tout ça c’est Salone. Salone Nar So.

Mais Salone c’est aussi la malédiction des diamants qui rendent fou. Salone, ce sont les corps et les intestins ouverts qui sèchent au milieu des pierres chaudes. Ce sont les rafales d’AK47 et les salves de fusils mitrailleurs tenus par des gamins qui transpercent les corps d’innocents. Salone, c’est en dix ans cinquante-milles tués et deux millions et demi de déplacés. Des personnalités simples ou hors du commun toutes confrontées aux déchirures de la violence, de la mort et de l’exil. Na fo bia. Il faut tenir.
Oui, faire l’amour et jouir pour éclipser ne serait-ce qu’un instant le tumulte d’un monde qui se décompose. Eclairer par des zébrures d’humour les ciels tourmentés des situations les plus insoutenables. La tendresse d’un amant et le cri d’une mutilée. Salone Nar So. Salone, ce qui a de plus beau et ce qui a de plus laid dans l’homme. Il faut « garder la foi malgré la submersion de l’absurde ».

Au-delà de la force émotionnelle de ce livre, au-delà de l’envie sourde de vomir, puis de celle de rire et de pleurer et de crier et de construire, chacun y trouvera une leçon d’humanisme et de tolérance. Le témoignage d’une foi dans le libre arbitre et dans la capacité d’engagement de l’être humain. Laurent Bonnet y mène en filigrane une réflexion sur la justice, les dérives de la vengeance et la difficulté de se reconstruire. S’en dégage une compréhension profonde de la complexité et de la beauté de Salone, et de l’homme.

Je ne dirai pas que ce livre est parfait et sans défauts, car l’imperfection de l’écrivain s’ajoute à celle de celui qui le juge. Mais si j’étais krio, je vous dirai en parlant des défauts: « E like fol in botu-e no easy for see ». « Ils sont aussi difficiles à trouver que le Pénis d’un poulet ».

PHOTO2 AUTEUR1 BONNET DEFRICHEURSAlors pourquoi attendre ? « L’océan sombre et calme avait laissé l’écho de leurs rires ricocher sur le sable » nous dit Laurent Bonnet. Venez, vous aussi, recueillir les échos d’un monde qui vit, qui aime, qui agonise et qui espère. Les échos d’un monde qui, s’il veut renaître de ses cendres, doit lutter contre les forces destructrices de son passé pour créer des avenirs chauds et rassurants comme des nuits d’été. Le premier pas dans cette direction est la lecture de Salone.

Maxime Chaury