Sur le chemin de Damas

 

Léon Gontran Damas aurait eu 100 ans, cette semaine. C'est l'occasion inévitable pour les journalistes de nous sortir le fameux, le "3ème mousquetaire" de la négritude, le "3ème homme", le "moins connu" des fondateurs de la négritude etc. sans jamais prendre la peine d'expliquer la place unique, exceptionnelle qu'il a occupé dans la naissance de ce mouvement littéraire.

Précoce et précurseur

On oublie que Pigments a été publié en 1937 et interdit en 1939, quand le Cahier… de Césaire n'apparaissait qu'en 1939 et Les Chants d'ombre de Senghor ne voyaient le jour qu'en 1945. Mieux, la plupart des poèmes de Pigments avant été déjà publié dans différentes revues de l'époque et quelques uns, rédigés durant l'adolescence de Damas. Avant l'éloge de Breton à Césaire, il y eut celui de Desnos au jeune Damas.  Certainement le plus précoce des trois, et peut-être le plus fin connaisseur du mouvement de la renaissance afro-américaine.

On oublie les profondes tragédies qui ont marqué son enfance : la mort de sa soeur jumelle et de sa mère alors qu'il n'avait pas encore un an, la mort de sa grand-mère dont la vue du cercueil le rendit muet pendant… cinq ans et retarda son entrée à l'école primaire. Quand on parle de la violence de l'écriture de Damas, on oublie cette part d'enfance troublée, violente. Et il était Guyanais, métis. L'arrivée à Paris et les "Ah vous êtes guyanais, votre père était-il un bagnard?" Sans ça, il est difficile de comprendre :

"d'avoir été trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j'aurais donné
une pleine vie d'homme
pour te sentir 
te sentir près
près de moi
de moi seul
seul "

ou

"Se peut-il donc qu'ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique
qu'ils ont cambriolée"

et l'affreuse incidente dans hoquet

"Non monsieur
        vous saurez qu'on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres[je souligne]"

Et ce statut de métis Guyanais n'a pas rendu simple la relation du "troisième homme" à l'Afrique, il n'a jamais cédé entièrement à l'idéalisation du continent, restant le plus vigilant, le moins prompte à l'envolée lyrique de tous les "fondateurs de la Négritude". Peut-être que seul David Diop par la suite creusera le même sillon. Bien avant le désenchantement des années 70. Précurseur.

Précurseur aussi dans l'appel à la révolte :

Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens

(…)

Moi je Moi 
je leur dis merde
et d'autres choses encore

(…)
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
Moi je leur demande
                            de foutre aux "Boches" la paix "

 

Ou encore

"Passe pour chaque coin recoin de France
d'être
un Monument aux Morts
Passe pour l'enfance blanche
de grandir dans leur ombre mémorable
vivant bourrage de crâne
d'une revanche à prendre

(…)

Passe pour tout élan patriotique
à la bière brune
au Pernod fils
mais quelle bonne dynamite
fera sauter la nuit
les monuments comme champignons
qui poussent aussi
chez moi "

Et tout ça est écrit pas un jeune homme de 25 ans, en 1937!

Si Césaire était le tam-tam (notez la cadence : "Va-t-en/, lui disais-je/, gueule de flic/, gueule de vache/, va-t-en/ je déteste/ les larbins/ de l’ordre et/ les hannetons/ de l’espérance/. Va-t-en/" 2/3/3/3/3/2/ etc.), Senghor le… Enfin, tout ce qui lui venait en tête au moment d'écrire (orchestre philharmonique, tambour égyptien etc.) Damas était l'enfant du Jazz. Et quel enfant :

"ils sont venus ce soir où le 
tam
    tam
        roulait de
                    rythme
                             en
                                rythme
                                         la frénésie "

ou

"Et puis et puis
et puis au nom du Père
                       du Fils
                       du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
        Et puis et puis
        et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en"

Et il faut lire "hoquet", le relire, le relire encore et l'on verra derrière le rejet l'humour, derrière la colère la peine, et on verra surtout, penché sur son corps immobile, l'enfant qui essaie de réveiller sa mère.


Joël Té-Léssia