Venance Konan : les prisonniers de la haine

En mars dernier, je me baladais dans le salon du livre quand je suis tombé par le plus grand des hasards sur le stand de la Côte d'Ivoire. Heureux et curieux de découvrir les produits des éditeurs locaux ivoiriens, j'ai posé la question simple aux animatrices présentes : si je devais partir avec un produit des NEI (Nouvelles éditions ivoiriennes), vous me conseilleriez quoi donc? Un consensus s'est dégagé rapidement, après quelques chuchotements, autour du premier roman de Venance Konan.

Tiens donc. Cette prescription m'a arrangé. D'abord parce que cela fait plusieurs années que j'entends parler de ce journaliste et romancier ivoirien. Parce qu'il m'arrive de visiter son site internet qui fut très animé pendant la récente crise ivoirienne, mais qui semble ne plus exister aujourd'hui… La première fois que j'entendis parler de cet auteur, ce fut sur le blog de l’écrivain Alain Mabanckou où un commentateur décrivait Venance Konan comme un chien fou, un trublion de la littérature ivoirienne… Vous comprenez donc l’essence de mon intérêt, surtout quand des postures hargneuses et hostiles s'exprimèrent pour dénoncer cet éloge du scribe.

Venance Konan met en scène dans ce premier roman un jeune journaliste ivoirien de 26 ans nommé Boniface Cassy. Pour faire simple, Cassy. Notre homme, sorte de loup solitaire brisé par plusieurs histoires de cœur, est devenu un tombeur de filles sans vergogne qui jouit de son statut de vedette médiatique en enchaînant les conquêtes d'un soir (peut-on parler de conquêtes quand ces femmes se livrent à lui). Jusqu'à la rencontre d'Olga, une jeune fille qui se saisit de son cœur et lui partage ses rêves de grandeur et son désir de devenir un mannequin international. Notre homme s'amourache de cette jeune fille prête à tout pour réussir et défiler un jour sur les podiums français ou milanais loin de la galère ivoirienne. Dans Treichville, sous la plume de romancier, chacun rêve plus ou moins de se barrer comme Jo Chiwawa (j'aime bien son nom), un ami d'enfance de Cassy qui malheureusement a été formé par la rue pour devenir loubard, ou encore Barracuda, un poète des rues.

Il raconte avec beaucoup de pessimisme, les espoirs de cette frange de la jeunesse ivoirienne qui souhaite s'épanouir sous d'autres ailleurs. Celle qui monte des plans de toute sorte. Celle qui veut prendre son envol au risque, comme Icare, de se brûler les ailes. Il évoque aussi celle qui s’enfonce dans les sables mouvants de la luxure, de la prostitution, du paraître, faute d’alternatives. Les raisons et responsabilités sur cet état de fait sont multiples. Le propos de Konan n’est pas de stigmatiser uniquement les pontes du pouvoir, mais également ces géniteurs produisent une progéniture nombreuse que l’on n’est pas en mesure d’entretenir et, qui souvent est livrée à la rue, ou encore sur le mépris de beaucoup sur le bien commun. 

Jo Chiwawa, loubard, parle :

 

Un soir, je ne suis pas rentré. J'ai dormi au marché du Plateau avec quatre amis. Tu te rends compte? A la maison, on était douze dans une chambre. Là, nous étions quatre, et nous avions toutes les tables du marché pour nous. Quand je suis rentré le matin, ma mère était déjà partie au marché, et mon beau-père, au travail. Je suis parti et je ne suis plus revenu. Ça fait une bouche de moins à nourrir.

page 37, éditions FratMat, NEI

 

Nous sommes en 2002 quand il écrit ce roman. Il y a d'une part ceux qui peuvent construire un discours comme Akissi, ou se poser des questions comme Cassy, ceux qui foncent avec leurs atouts, ceux qui jouissent de la détresse des petites gens, violent les mômes, ceux qu'on recrute pour aller faire fortune en guerroyant pour Charles Taylor. Il y a. Il y a. Il y a. On ne lâche pas ce livre. En tout cas, je ne l'ai pas lâché. Peut-être parce que j'aime beaucoup ce pays. Mais, surtout à cause du propos de Venance Konan. Il interpelle la société civile prisonnière d'une haine qu'elle est prête à déployer. Le séjour de journaliste que Cassy réalise au Liberia va mettre un point sur les i et lui permettre de saisir une vérité essentielle : L'africain se hait lui-même et il hait son prochain africain. Une haine structurelle. Une haine qui remonte à la nuit des temps. Le seul continent qui a pu donner sans discontinuité des esclaves à l'Occident ou au Moyen Orient, sans se questionner ne peut que se haïr.

Du point de vue de sa construction, si on note quelques longueurs, ce livre se lit simplement avec des dialogues où parfois on sent le journaliste de FratMat qui se saisit de cette tribune pour donner sa vision des choses, loin des contraintes d'une ligne éditoriale. Ce roman est important. Il fait partie de ces discours qui veulent voir cesser les pleurs des uns, pour définir une part de responsabilité sur le sort qui est le nôtre. Sur la haine sourde en beaucoup d'africains. Dans ce texte, la Côte d'Ivoire peut être perçue comme un terreau de la haine. Et le Liberia, comme une manifestation de ce que la haine semée et non questionnée dans le cœur des hommes peut produire de plus horrible.

Oui, j'ai aimé ce bouquin prémonitoire. Car le romancier date sa dernière ligne d’Avril 2012. En septembre 2012, les rebelles tentent leur première incursion à Abidjan. On sent la patte, l'écriture de celui qui narre ces choses depuis le continent, la rage de l’homme impuissant qui saisit la puissance de sa plume.

Écoutons le journaliste Cassy :

 

La haine de l'autre est la chose la mieux partagée sur ce continent. Et cela, depuis l'aube des temps. Une poignée d"Européens auraient-ils pu mettre  dans les fers des dizaines de millions d'Africains envers sans la haine des autres Africains envers ceux-là? Que valait la vie d'un homme devant une verroterie[…]
L'argent. On ne pense qu'à ça. On pille nos pays, on les détruit parce que, du sommet  à la base, on ne pense quà une chose : gagner de l'argent, toujours de l'argent, pour soi, tout seul. Et l'on fait tout pour empêcher les autres d'en gagner.

page 179, Editions FratMat, NEI

 

Bonne découverte!

Lareus Gangoueus

Venance Konan, Les prisonniers de la haine
Editions Nouvelles Editions Ivoiriennes / Fraternité Matin, paru en 2003, 197 pages