Terre ceinte : la résistance intellectuelle face au terrorisme

Terre ceinte. Le titre de ce roman traduit une esthétique exigeante et une extrême subtilité de l'auteur quand on aborde le roman. Nous sommes sur une terre ceinte, un espace assiégé. Des miliciens djihadistes imposent leur diktat depuis plusieurs années dans une ville du Sumal, pays sahélien imaginaire. Sous la direction d’Abdelkarim Konaté, une police religieuse réprime violemment toute transgression aux lois imposées par les occupants islamistes.

Ce roman est introduit par une exécution publique. Un couple de jeunes amoureux a été pris sur le fait par les miliciens rigoristes. Devant toute la communauté, leurs parents, ces deux jeunes qui refusent de renoncer à l’amour qui les lient sont abattus froidement. Face à cette situation extrême, un groupe d’individus s'organise pour tenter de réagir, d'éveiller et de sensibiliser la population. Le projet d'un journal clandestin prend forme pour dénoncer les exactions des milices, proposer une relecture de certains extraits du texte sacré.  C'est autour de Malamine, chirurgien dans l’hôpital principal de la ville, que ce projet prend corps. Le profil de ces résistants est assez divers : Enseignant, libraire, étudiant, infirmier, informaticienne, etc.

Mohamed Mbougar Sarr. Source : seneweb.comMohamed Mbougar Sarr propose plusieurs postes d’observation des différents acteurs du drame qui secoue cette ville. Une focale est faite sur Abdelkarim, tête pensante des djihadistes, chef de la police de la ville. Dans sa description minutieuse de l’univers de cet illuminé, l’écrivain dresse le portrait somme toute assez juste d’un homme prêt à tout pour aller au bout de ses convictions, au bout de ce qu’il estime être juste… pour son dieu. Habité par un idéal divin, incarnation dans cette ville de la justice divine, il est d'une remarquable indifférence ou distance par rapport aux actes qu'il pose : tortures, mutilations, exécutions sommaires. Et l’une des forces de ce roman réside dans l'arrière-plan psychologique des protagonistes qui est décrit avec maestria et densité. Ainsi l’engagement de Malamine est ausculté avec minutie au fil des événements qui impactent directement son foyer. Figure emblématique des résistants, il est habité par une colère sourde dont le lecteur comprendra progressivement l'origine. Son épouse Ndey Joor Camara fait également partie des personnages attachants, complexes, forts de ce roman.

Dans cette ville qui fait penser à Tombouctou, la question est de savoir comment résister efficacement.  Cette élite qui refuse d'abdiquer mesure ou fait également face aux conséquences que toute prise de parole ou action peut avoir sur les événements, sur le peuple déjà oppressé.

Le jeune romancier sénégalais pose des questions très intéressantes. Il met en remarquablement en scène par exemple la radicalisation du fils de Malamine. Dans un échange d’une étonnante profondeur, le positionnement de ce fils « perdu » renvoie le père à sa responsabilité et son éloignement. Le fait qu’une telle situation touche une famille appartenant aux classes moyennes de cette ville confirme la complexité du problème et remet en cause l’unique excuse de la pauvreté. Mbougar Sarr introduit aussi la question de la prise de parole et de son pouvoir quand elle est utilisée à bon escient. Elle est à la fois le fait des élites mais aussi celle des « badauds ». Ces hommes miséreux qui, la nuit,  sont molestés parce qu'ils habitent cette dernière de leurs chants anciens.

Le journal publié de ces résistants incarne cette mise en situation avec toutes les conséquences possibles. Il est difficile de ne pas voir dans ces débats clandestins sur des thématiques touchant au peuple, son éducation, sa capacité à oser l'insurrection, l'émergence nouvelle de l'écrivain guide. Une nécessité de dire, de s'engager face l'indicible et de conduire, d'orienter la réflexion. Une approche qui semble totalement assumée. Mbougar Sarr fait partie de cette nouvelle génération qui se démarque de ses aînés qui s'employaient dans des narrations nombrilistes et qui refusaient toute assignation à écrire sur des problématiques sociétales africaines. Il participe avec Max Lobé,Elgas, ou Hakim Bah à cette prise de parole différente, nerveuse parfois, engageante toujours.

 

 

Terre Ceinte s’inscrit dans ces œuvres qui se sont construites après l’occupation de Tombouctou par Ansar Dine et AQMI. Il y a beaucoup de similarités avec le film Timbuktu du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, le roman explosif d’Ousmane Diarra (La route des clameurs). Si ce dernier rythme son roman sans concession par une colère profonde, Mbougar Sarr se démarque par une distance qui peut se comprendre : là où le malien réagit avec véhémence face à un désastre subit, le sénégalais anticipe. Il pose le problème dans toute sa complexité et autorise ainsi un échange à tous les niveaux de la société face à un danger qui peut toucher le Sénégal. Au niveau de son style, j'ai apprécié la pluralité des prises de paroles, la construction non linéaire de la narration ou encore les échanges épistolaires entre les mères des deux amoureux suppliciés.

Je note une étonnante similitude dans ces trois œuvres produites simultanément : l'intellectuel est le cœur du sujet dans ces trois histoires. Le politique ne l'est pas.

Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte
Editions Présence Africaine, première parution en 2014, Prix Kourouma 2015, Grand Prix du roman Métis 2015

Lareus Gangeous

 

 

La lente évolution de l’édition numérique africaine – volet 1

Quid de l'édition numérique en Afrique ? Une étude a été réalisée sur la période du 15 mai 2015 au 15 octobre 2015 dans le cadre d’une thèse professionnelle en marketing digital portant sur les leviers de promotion pour une plateforme de livres numériques. Elle porte essentiellement sur les maisons d’édition localisées en Afrique francophone ou spécialisées sur le monde africain. A partir des plateformes Afrilivres et Francographies, une soixantaine d’éditeurs référencés ont été identifiés, accessibles par les moyens du numérique. 20 maisons d’éditions ont bien voulu répondre à nos questions, soit 34% des sites identifiés. Avant d’éplucher les données recueillies, nous avons tenu à réaliser une photographie de la présence de ces acteurs du livre sur le web francophone.
 

Chiffres clés et Infographie 


Numérisation de l'édition africaine : infographie

Il est important de noter le caractère jeune des maisons d’édition dédiées aux lettres africaine L’historique éditeur Présence Africaine a été créé en 1947. Le chiffre de 66 éditeurs représente le nombre d’acteurs de l’édition répertorié dans le cadre de cette enquête. Nous avons tenu à traduire le niveau d’expérience respective.

Le catalogue moyen de ces maisons d’édition contient 237 livres en tout genre. En phase de développement, l’éditeur Athéna Diff (Sénégal) récemment créé en 2014 comprend une douzaine d’ouvrages (chiffres recueillis sur la période de l’étude) tandis que la maison d’édition Chihab (Algérie) compte le catalogue le plus fourni de nos interlocuteurs.

Chiffres : ventes annuelles

Ces chiffres sont très fluctuants d’une maison d’édition à une autre. De plus, ils sont augmentés pour certains éditeurs qui comprennent dans leur catalogue des manuels scolaires (à l'instar des éditions Chihab, en Algérie ou Eburnie Editions en Côte d’Ivoire). Il est essentiel de souligner que le modèle économique des plus grandes maisons d’édition localisées en Afrique et qui se sont exprimées dans le cadre de cette enquête, repose sur le marché du manuel scolaire et des ouvrages scientifiques et/ou universitaires. La littérature générale n’est réellement bankable que lorsqu’un roman rentre dans le programme d’enseignement général ou technique de l’éducation nationale d’un pays. Pour peu qu’il ne soit pas aux prises avec le piratage et le photocopillage de masse. Donc les chiffres ci-dessus sont plutôt encourageants dans leur globalité.

Nous sommes en présence des chiffres de l’année 2014 en termes de publications par maison d’édition, soit 22 publications en moyenne. Certaines données relatives à la publication peuvent paraître importantes. C’est le cas pour les Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA) qui font un travail de numérisation constant et acharné (155 publications en  2015). Les données de publications annuelles sont logiquement importantes pour cet acteur singulier du livre en Afrique. De manière générale, il faut compter en moyenne une vingtaine de publications annuelles par maison d’édition. 

Ligne éditoriale

35% des éditeurs choisissent de s’enfermer dans des silos nationaux comme l’éditeur comorien Cœlacanthe basé en région parisienne. Il y a donc pour ce type d’éditeur la volonté de ne promouvoir que des auteurs venant des îles Comores, choix respectable. La réticence pour les solutions numériques est donc naturelle pour ce profil d’acteurs du livre. Il existe même des cas d’éditeurs centrés sur une littérature régionaliste. En considérant que pour beaucoup d’éditeurs locaux, un lien étroit existe avec l’éducation nationale et le besoin d’avoir des ouvrages pédagogiques produits localement ou répondant à des besoins spécifiques. La stratégie de ces éditeurs nationaux ne se soucie pas de la nécessité d’élargir le cercle du lectorat. Toute solution technique poussant le développement d’un réseau n’est d’aucun intérêt dans ce cas de figure.

Malgré les résistances que les plateformes de numérisation constatent dans leur travail de démarchage et d’engagement des éditeurs locaux sur le continent ou pour les éditions africaines en Europe, il est important de réaliser que 60% des éditeurs sont favorables à la numérisation de leurs fonds éditoriaux. Mais il est essentiel d’entendre les points d’inquiétude que mentionnent les autorités publiques, les éditeurs ou les écrivains quand ils sont questionnés.


 La transparence autour des données commerciales

 
1. Le point de vue des éditeurs 
Les retours des éditeurs qui tentent de s’essayer au numérique sont très intéressants. Par exemple, un éditeur explique lors du salon du livre de Genève (avril 2016) ses déboires avec Amazon. Cette plateforme propose un processus de numérisation assez rapide et automatisé. Mais quand l’éditeur progresse dans sa relation avec Amazon, le constat d’une impossibilité d’avoir un suivi détaillé des ventes sur les échantillons numérisés par le géant américain du numérique. Cela peut paraître étonnant, mais cela dénote pour cet opérateur d'un manque d’accompagnement des petits éditeurs censés enrichir la longue traîne par un contenu diversifié. Ce questionnement, cette inquiétude est aussi le fait de certaines autorités dans le domaine du livre comme Ibrahima Lo (directeur du livre et de la lecture au Sénégal) qui exprime une réserve sur une numérisation non contrôlée. Une volonté de contrôle légitime pour ce représentant de l’état sénégalais dans le conseil d’administration des Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, éditeur historique de grands classiques de la littérature africaine comme Une si longue lettre et Un chant écarlate de Mariama Ba, La collégienne de Marouba Fall, Le revenant d’Aminata Sow Fall…

2. Le point de vue des auteurs 
En questionnant quelques auteurs, il est surprenant d’entendre le peu d’intérêt, l’attention distraite qu’ils prêtent à la question du livre numérique et de leur droit lié à la propriété numérique. Certains ne font d’ailleurs pas attention en signant leur contrat d’édition aux clauses relatives au volet numérique de leur droit d’auteurs. Ce qui peut donner des pourcentages de rémunération de l’œuvre étonnamment bas (i.e le cas d’un auteur rémunéré à 2% sur le prix d’achat de son livre). Ces pratiques qui peuvent relever de l’escroquerie donnent le sentiment aux écrivains que ce qui se vend bien et mieux, au final, c’est le livre papier. A un point tel que de nombreux écrivains vivants et édités dans de grandes maisons d’éditions européennes ne semblent pas se soucier de la présence de leur œuvre au format numérique. Il semble donc y avoir de la part des auteurs une méconnaissance ou un désintérêt pour le sujet. Le rapport au livre papier, ouvrage matériel, y forcément pour quelque chose. Mais, dans le cadre de la rencontre d'un public, est-il logique pour des acteurs qui produisent des œuvres dans un environnement où la chaîne du livre n'a jamais fonctionné de n'avoir qu'une corde à son arc. Si on doit rajouter la question des ayants droit sur certaines œuvres appartenant au pantheon des lettres africaines, ayants droit qui parfois peinent sinon s'opposent à toute forme de numérisation de quelques grands auteurs, nous nous retrouvons face un contenu du catalogue numérique des littératures africaines peu fourni pour ne pas dire pauvre et rebutant pour les primo e-lecteurs.

 

 

Catalogue de l'édition numérique africaine 


Catalogue de l'édition numérique africaine

Sur le niveau de numérisation des fonds éditoriaux, les chiffres sont assez révélateurs d’une forme de réserve des éditeurs. En abscisse, nous avons le pourcentage de numérisation de fonds éditoriaux et en ordonnées, les valeurs proposées nous permettent de nous représenter le nombre d’éditeurs par niveau de numérisation. Plus de la moitié des éditeurs locaux africains n’ont pas procédé à une numérisation de leurs fonds éditoriaux. Nous passons à 71% de ces éditeurs si nous étendons notre regard à ceux dont 5% du catalogue est numérisé. A noter que l’intégralité du catalogue des Nouvelles Editions Numériques Africaines est numérisée. Néanmoins, cette étude souligne tout de même que 60% des éditeurs interrogés dans cette enquête estiment que le numérisation des œuvres est une opportunité pour la chaîne du livre en Afrique.

Nous aborderons dans un prochain article les axes de résistance à la numérisation relevés par les éditeurs.

Laréus Gangoueus

Cet article est extrait de la thèse professionnelle de Réassi Ouabonzi, sur le thème "Quels leviers du marketing digital pour la promotion d'une plateforme de livres numériques en Afrique" – MBA Marketing et Commerce sur Internet – Institut Léonard de Vinci, Paris la Défense
Les chiffres ci-dessus cités ont été obtenus à partir d'une enquête réalisée auprès de 23 éditeurs basés sur le continent Africain ou étant spécialisés sur les littératures africaines.
Voir l'infographie reprenant tous les chiffres ci-dessus et complétée par d'autres pointsest consultable en ligne en cliquant ici

 

Quand Théo Ananissoh évoque Sony Labou Tansi

Cette année 2015 est vraiment très riche sur le plan littéraire francophone. Elle est source d’une certaine frustration aussi pour moi. J’aimerais tant donner la parole à nombre d’auteurs qui animent par leurs publications cette seconde rentrée littéraire : Gaston-Paul Effa, Charline Effah, Eugène Ebodé, Kangni Alem, Théo Ananissoh, Mohamed Mbougar Sarr, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou, Hakim Bah… 

Ananissoh romanIl y a aussi toute cette ambiance autour de la figure passionnante de Sony Labou Tansi. L'homme de lettres congolais est décédé, il y a 20 ans, déjà. Plusieurs rencontres auxquelles j'ai pu assister autour de Sony Labou Tansi m'ont données de reconsidérer le personnage. Loin de la figure aigrie et clivante que nombre de congolais ont connu à la conférence nationale, le Sony dans ce monde littéraire est tout autre : un personnage aux propos engageants, vrais sans réelle retenue. Depuis le début de l’année, j’entends un homme en véritable dialogue avec d’autres. Pas un écrivain frustré et isolé dans la tour d’ivoire de ses écrits.

Le nouveau roman de Théo Ananissoh consacré à Sony Labou Tansi s’inscrit réellement dans ce portrait engageant qui chaque jour est enrichi par tous ces témoignages de personnes l'ayant cotoyé. Ici, toutefois, les mots viennent du Togo. Celui qui témoigne est Charles Koffi Améla, un professeur de lettres classiques, latiniste impénitent, spécialiste de l’époque romaine. L’homme de lettres togolais a rencontré Sony Labou Tansi au cours d’un long voyage commun aux Etats Unis. Les deux hommes se sont pour l'occasion apprivoisés, se sont découverts et ils ont fini par sceller un pacte. Quel est-il ? Pour le savoir, il faut lire Le soleil sans se brûler de Théo Ananissoh.

Dans ses incessants retours au Togo, le personnage narrateur ici nommé Théo, ressemble beaucoup au profil du romancier. On est en 1995. Le narrateur vient de terminer une thèse de lettres sur Sony Labou Tansi et il profite de son séjour à Lomé pour rendre visite à son ancien professeur, Charles Koffi Améla qui vient de sortir de prison.

Autofiction, dire le faux pour exprimer le vrai ?

La première phase du roman oscille à la fois entre les échanges strictement littéraires entre l’élève et son ancien mentor. Sony Labou Tansi vs Ahmadou Kourouma. Le propos libre d’Améla, dans une discussion de salon, lui permet de présenter sous un jour surprenant et critique son ami Sony. Il peut parler vrai. Enfin, vrai si cela est possible puisque techniquement Charles Koffi Amela n’existe pas (j’ai fouillé sur Google). Amela Edoh Yao lui, est bien réel. Cette petite recherche sur Google a remis en cause les certitudes dans lesquelles le très beau récit d’Ananissoh me conduisait. Mais ce n’est pas un récit. C’est un roman. Une autofiction. Comment démêler le vrai, de l’envisagé, du supposé. Théo Ananissoh a-t-il discuté de Sony Labou Tansi un jour avec Amela ?

Photo Théo Ananissoh – copyright C. Hélie

Ce qui est finalement essentiel, c'est d'observer le dispositif que Théo Ananissoh met en place pour évoquer Sony Labou Tansi avec plus de liberté.

J'avais accordé foi à des écrits bâclés, livrés avec hâte et sans réflexion véritable. Ces romans de la fin sans queue ni tête, ces pièces de théâtre annuelles qu'avaient financées quatre, cinq ans de suite un festival à Limoges, en France… Facilité, politique, manipulation…

p. 21, éditions Elyzad

Soyons juste. J'ai été séduit, épaté même, je l'avoue, par Sony. Aux USA, lors de nos discussions interminables, et ici, en 1988. Il a le sens des formules, Sony. Ca fuse, et cela plaît. Il a secoué les gens ici, lors de son passage. Il les a saisis. Mais (soupir), c'est finalement qu'un perroquet.

p. 32 Ed. Elyzad

Je parlais d’oscillations dans la narration de Théo. S’il y a discussion sur Sony Labou Tansi, il y a aussi une observation très discrète du professeur Amela par Théo. Sans être dans une révérence forcenée, il échange avec beaucoup de respect avec cet homme déchu, ayant perdu sa superbe, vivant dans des conditions extrêmes, ayant goûté aux geôles malodorantes de Gnassingbé Eyadéma. Un peu comme dans Ténèbres à midi, un précédent roman de l'écrivain togolais, se dessine le portrait d'un homme broyé par un système politique impitoyable. La prouesse comme toujours chez Ananissoh, c’est que tout cela n’est jamais dit de manière frontale. Mais par des observations, avec une science portée sur le détail, qui je dois dire, comme chez Nimrod sont un régal pour le lecteur patient. J’aimerais juste sur ce point du détail, dire quelque chose de nouveau apparait dans la narration : une forme de jugement chargé de mépris. C’est assez étonnant. Il y a quelque chose de très subjectif, je pense quand il écrit le texte suivant à propos d’un haut fonctionnaire :

« Il a choisi, comme Améla, un demi-poulet rôti accompagné de frites qu'on lui sert dans une assiette à part. Le maître d'hôtel apporte lui-même deux tubes de ketchup et de mayonnaise. C'est pour Térémé dont il connaît le goût. Celui-ci dépose à l'ombre du demi-poulet une portion généreuse de chaque sauce qu'il mange comme ceci : il prend avec les doigts trois ou quatre frites, les plonge dans l'une puis dans l'autre sauce, et introduit le tout en une fois dans sa bouche. Le geste est adroit. Il enfonce et pivote en même temps les frites afin de les couvrir d'une bonne couche de ketchup et de mayonnaise. Il faut de l'application, je pense. Il s'occupe ainsi environ une minute sans plus parler. C'est ensuite qu'il se saisit de la fourchette et du couteau et entame le demi-poulet. Alors seulement, il revient à Améla et à moi. Il mange de cette façon dans les nombreuses rencontres de la Francophonie. Il s'alimentait de la sorte avant d'être promu aux fonctions qu'il occupe »

p.72 Ed. Elyzad

Sony, instruit ou pas ?

Sciemment, je n’aborderais pas la seconde partie du roman. J’aimerais juste dire qu’on termine ce roman, quand on s’est laissé un poil embarquer par le savoureux professeur Améla, avec une pointe de colère ou d’impuissance, selon l’humeur du lecteur. Les bonnes questions qui interpellent le lecteur ne sont pas tellement celles de savoir qui de Kourouma ou Sony Labou Tansi fut le plus instruit, le plus brillant, le plus original. Cette affaire de l’instruction pose problème. Construit sur les fondements de la culture kongo, peut-on dire que Sony Labou Tansi n’était pas instruit parce qu’il ne s’était pas suffisamment nourri aux références occidentales de la littérature moderne et peut-être trop influencé par Garcia-Marquez ? C’est naturellement de la provocation venant d’Améla. C’est peut être aussi le regard entre deux intellectuels arc-boutés sur deux postes d’observation du monde : Le latin et le kongo.

Au fond, la question qui importe pour Ananissoh est celle de cette relation complexe entre intellectuels africains et un pouvoir local qui les consume sans tenter de mettre un minimum de forme car là, seule compte l’allégeance complète et définitive, et une élite française qui sublime certains de leurs discours, car au final, elle finance et expose selon leur bon désir ces intellos dépendants. C’est ce qui se dégage du final de ce roman passionnant. Après lecture, on pourra peser le pour et le contre, mais il sera difficile d’ignorer ce texte engageant.

Laréus Gangoueus

Apologie d’un cinéma africain populaire et indépendant

Sans être un grand expert du cinéma africain, je suis avec intérêt les films qui ont le rare privilège d’être projetés dans les grandes salles obscures françaises. Franciliennes, je préciserais même. De Carmen de Joseph Gaye Ramaka à Viva Riva de Djo Tunda Wa Munga, de Sia Yatabaré, ou le rêve de Python de Dany Kouyaté, de Bamako à Timbuktu, deux voyages proposés par Abderahmane Sissako. Des films souvent bien bâtis, avec de belles images, une tonalité entendue.Kunle Afolayan

Kunle Afolayan, réalisateur nigérian

Le cinéma comme la littérature sont des objets culturels qui peuvent déconstruire ou renforcer une certaine image de l’Afrique et des Africains en général. Sans vouloir rentrer dans des considérations techniques, philosophiques, esthétiques, au fil de ces rendez-vous occasionnels, ratés souvent, si on excepte Timbuktu de Sissako, la conviction suivante s’est progressivement installé dans mon esprit : ces films « africains » financés par des fonds européens ne sont pas adressés à un public africain. Ils servent un discours néo-colonial au pire, sinon ils poursuivent l’entretien de clichés faux sur l’Afrique qui, d’une certaine manière, ont le mérite de rassurer le public qui paie pour les voir. Je suis conscient d’être quelque peu excessif. Mais entre nous, je ne suis pas le premier à le dire. Boubacar Boris Diop, le grand romancier et essayiste sénégalais en parle très bien dans la première nouvelle intitulée La petite vieille de son recueil La nuit de l’Imoko paru aux éditions Mémoires d’encrier. La révolte d'un intellectuel africain marginal quant à cette prise de parole biaisée et exprimée par le septième art piloté à distance est d’ailleurs durement réprimée. Quand on sait que l’un des principaux champs de bataille de Boubacar Boris Diop est la dénonciation d’une Françafrique qui fait la pluie et le beau temps sur le continent, la palabre est terminée, le sujet bien défini.

Le festival Nollywood week à Paris a motivé l'écriture de cette note. Il me semble avoir cru saisir la nuance entre un cinéma assisté et un cinéma indépendant. Si j’entends l’exigence de qualité qu’un observateur avisé comme l'artiste et producteur haïtien Jimmy Jean-Louis exprime avec insistance, il est une chose certaine au niveau du cinéma nigérian : les lions racontent désormais des histoires aux lions, laissant à la lisière de la forêt un chasseur désabusé. Et étrangement, cela se traduit dans les réactions du public dans la salle majoritairement d’origine africaine se reconnait dans ce qui est narré, mis en scène. Franches rigolades dans la comédie dramatique se déroulant à Londres (Gone too far, Destiny Ekaragha). Râles, soupirs, pleurs devant le triste destin d’Halima (Dry, Stephanie Okéréké-Linus). Que dire des enquêtes de l’inspecteur Waziri? Le point de vue de Kunlé Afolayan, réalisateur d'October 1, est brillant, discutable, subjectif. C’est un nigerian qui revisite avec lucidité une tragédie à l’orée de l’indépendance de son pays. L’issue de ce polar historique offre au spectateur un aperçu de la complexité et du défi pour une nation multiculturelle qui doit prendre en main sa destinée. Elle doit le October-1-World-Premiere-28-September-2014-AlabamaU2-02faire en portant les stigmates des violences sourdes infligées par le colon par des voies parfois inattendues.

Je pourrais parler d’autres films que j’ai pu voir, mais mon propos ici est dire que j’ai réellement vu du cinéma indépendant au sens le plus noble du terme. Et c’est passionnant. Le contenu diffère. Car il est essentiel que l’Afrique puisse produire un discours qui lui appartienne. Pourquoi ne suis-je pas surpris que ces films de très bonnes factures soient absents de la programmation du FESPACO de Ouagadougou? Peut-on vraiment dire que Dry ou October 1 ne soient pas compétitifs?

Soyons honnêtes, je ne connais pas les tenants et les aboutissants des sélections des jurys de ce genre de festival, mais encore une fois, je pense que Boubacar Boris Diop n’est pas loin de la vérité, quand il s’agit plus de faire allégeance aux structures qui financent toutes ces initiatives. La cohabitation avec des producteurs nigérians et indépendants serait un contre sens, comme introduire le ver dans la pomme…

La force d’un cinéma indépendant se mesure à la liberté du discours accordée aux créateurs que sont les scénaristes et les réalisateurs. Et d’une certaine manière, cette affirmation vaut pour le monde littéraire. Les procès faits à certains auteurs africains qui écriraient pour un public occidental est une fuite en avant et un déni de responsabilité. Ce qui fait l’artiste, c’est le consommateur, celui qui accepte de se confronter à l’oeuvre produite et qui juge qu’un tel investissement en vaille la chandelle. Nollywood s’est trouvé un vrai public en produisant des oeuvres qui lui parlent. La puissance économique de ce cinéma repose sur la base populaire très large fidélisée, non sur une élite restreinte qui regarde de haut toutes ses productions endogènes. Le modèle est instable. Il ne s’appuie pas sur un réseau de salles de cinéma. Mais, ce n’est pas le sujet de cet article que je vais conclure. Il y a une vraie fierté à réaliser que sur le continent, des réalisateurs nigérians ou ghanéens peuvent être soutenus par des programmes et financements autonomes à la fois des pouvoirs publics et de l’aumône des institutions étrangères et plus particulièrement occidentales. Nous faisons donc l’apologie de ce type de cinéma, même s’il n’est capable de produire qu’un bon film par an…

Laréus Gangoueus

Bruits de couloirs à Nollywood week

J’ai pris mon pied à aller voir ces films montés, produits au Nigéria. Chaque soir, au cinéma l'Arlequin, la crème des réalisateurs nigérians étaient présents avec leurs tenues aux couleurs vives et chatoyantes, bonnets yoruba pour certains. Ces artistes, producteurs, réalisateurs prenaient un plaisir fou à discuter entre eux. Ce genre de rencontres permettent souvent le temps d’un week-end, loin des bases du pays, d’échanger autour de nouveaux projets, de repenser le pays sinon le continent.

Il y avait entre eux et moi, la barrière de la langue. Ma maîtrise de l’anglais se réduisant à la simple lecture, je n’allais pas livrer ma nudité à ces anglophones arrogants qui peinent à faire le moindre effort pour dire un simple mot en français. J’ai contourné la situation en discutant avec des spectateurs. Il faut le dire, à chaque séance, la salle a rarement été pleine. Mais il y a tout de même eu du monde si on considère que la principale salle du cinéma L’Arlequin a une capacité d’au moins quatre cent personnes. Les personnes présentes, souvent des femmes d’ailleurs avaient des profils différents. Avant la projection du film Octobre 1 de Kunlé Afolayan, j’ai pu discuter avec une chef de projet informatique Nigériane, très sympathique, accompagnée par un brésilien, du moins je pense. Elle a souligné le fait d’avoir été agréablement surprise par la qualité des films présentés. Mais entre nous, est-elle objective ?

De manière générale, me dit-elle, l’élite Nigériane se tient à distance de Nollywood. Le succès de cette industrie repose avant tout sur sa réception par la base populaire nigériane. Il y a une forme de snobisme pour ces productions qui, il est vrai, ne sont pas toujours de très bonne qualité sur le plan technique. Son père, par exemple, cadre supérieur, abhorre les productions nigérianes. La mère de mon tinterlocutrice ne va pas rejeter un programme Nollywood s’il passe à la télévision, mais elle n’investira pas un écu dedans. Ce rapport quelque peu méprisant de l'intelligentsia nigeriane me fait sourire, même si on peut y voir une critique de l'esthétique et de l'improvisation qui caractérisent ces projets qui relèvent souvent de l'artisanat.

Un peu plus tard dans la soirée, assistant aux mondanités africaines et m’apprêtant à voir le dernier film du festival, à savoir Dry de Stéphanie Okéréké, deux jeunes nigérianes sont venues s’asseoir à mes côtés. Plus jeunes que ma précédente interlocutrice, elles ont un profil différent et elles sont de vrais fans des petites productions populaires de Nollywood. Ayant eu vent du festival, elles sont venues par curiosité au cinéma l’Arlequin. D’ailleurs, pour « immortaliser le moment », l’une d’entre elles ne se gêne pas  de sortir son smartphone pour filmer le film. Piraterie en direct sachant qu’il s’agissait de la première de Dry en France et qu’il n’est pas sorti au Nigeria. Courtois, je n’ai pas eu l’énergie pour faire des remontrances. Le saint des producteurs existe puisque la batterie du smartphone est tombée en rade en plein milieu du film. Cocasse. J’avais là une illustration en live de l’énorme problème que rencontre cette industrie : un téléphone portable puissant et Internet pour diffuser, tout cela étant fait avec une profonde naïveté et dans un souci de partage que pour des enjeux mercantiles. Un film n’est pas un logiciel open source.

J’ai naturellement saisi l’occasion d’échanger avec un vrai francophone, à savoir Jimmy Jean-Louis. Si je vous parle de la série américaine à succès Heroes et en particulier du personnage nommé l’Haïtien, vous verrez tout de suite qui est le comédien haïtien. Il est le parrain de cette 4ème édition de Nollywood week à Paris. L’homme est avenant et d’une extrême franchise à l’image du documentaire Jimmy goes to Nollywood.

Sur la qualité des films présentés, Jimmy Jean-Louis indique que sur ce qu’il a pu voir, les films ne sont pas encore au point. Techniquement parlant, il y a des aspects à retravailler. Disons qu’on passe un bon moment, on rigole bien, mais les standards sont loin d’être respectés.

A propos de la question de l’esthétique qui est un point souvent relevé, n’y a-t-il pas là un risque de rupture avec le public populaire qui a porté les productions de Nollywood ? Tant que les thématiques originales qui sont au cœur de Nollywood sont traitées avec qualité, la question ne se pose pas.

Comment selon lui est perçu Nollywood à Hollywood ? Pour l’instant, la perception qu’en ont les américains, c’est un épiphénomène. 

Doit-on voir une corrélation entre la place grandissante à Hollywood des comédiens d’origine nigériane comme Chiwetel Ejiofor, David Oyelowo et l’émergence progressive de Nollywood ? Non, il n’y a aucune connexion entre ces deux faits.

Entretien avec OC Ukeje, acteur nigérian

gonetoofar11La différence de production est importante entre Gone Too Far, film de petit budget produit au Royaume-Uni et les autres productions du festival.

Interrogé sur la différence de ses expériences anglaises et nigerianes, OC Ukeje, l’une des figures de cette édition 2015, confirme avec humour

 

« Il y a définitivement une différence de professionnalisme, en terme de sécurité, en terme de timing, en terme de logistique, c’était beaucoup plus standardisé à Londres. Il reste encore beaucoup de choses à accomplir au Nigeria».

Pour lui, ce manque de standards et d’exigence explique en partie l’attirance des acteurs et actrices nigérianes pour l’Occident

« Si certaines personnes se contentent de se faire un nom au Nigeria, il est important pour d’autres d’aller plus loin et de se confronter à une industrie plus compétitive».

Hollywood un Eldorado pour les acteurs nigérians ? «C’est possible» selon OC Ukeje qui avoue lui même être attiré à l’idée. Il n’en demeure pas moins parfaitement conscient du pouvoir de Nollywood sur la société nigériane. Pour lui, il reste crucial que Nollywood continue à produire des films abordants des sujets sociétaux ordinairement tabous et ce, avec un ton progressiste.

Si Before 30 a choisi de le faire par la comédie, Dazzling Mirage, de Tunde Kelani, prend un ton plus sérieux. Le film lauréat de l’édition 2015 de la Nollywood Week est saisissant en ce qu’il présente une double problématique en mettant en scène l’histoire d’une femme atteinte de la drépanocytose. Ce drame romantique, adapté du roman d’Oyinka Egbokhare montre la capacité de Nollywood à devenir une vitrine de la culture et de la littérature nigériane.

award_winners_2015                                                                                                    

Dazzling Mirage a des chances de conquérir un public autre que le public nigérian, car Nollywood s’exporte de mieux en mieux. La preuve, c’est le film Gone Too Far qui a fait de Destiny Ekaragha la première réalisatrice noire dont le film a été distribué en cinéma au Royaume-Uni.

        Un article écrit à quatre mains de Lareus Gangoueus et Ndeye Diarra

Americanah, par Chimamanda Ngozi Adichie

Adichie_chimamandaComme la plupart des personnages centraux dans les romans de Chimamanda Ngozi Adichie, Ifemelu est une jeune femme igbo, nigériane, africaine. Après un séjour relativement long aux Etats Unis d’Amérique, elle envisage de rentrer à Lagos, la grande ville de la côte nigériane où elle a vécu sa jeunesse et fait ses études primaires et secondaires. Depuis un salon de coiffure africain glauque dans le New Jersey où elle se fait durement tresser le cheveu, elle se remémore son adolescence, les conditions de son départ, treize ans plus tôt du Nigeria, son arrivée aux Etats-Unis. Elle se souvient des contraintes qu’imposent ce type de migration sur l’individu et de son regard naïf sur ce pays de rêve qui dès son atterrissage s'est avéré être loin de l’Eden annoncé depuis son université nigériane.

Alors que ces images défilent avec une précision qui va plonger le lecteur dans l’univers du migrant nigérian en Amérique, elle porte en parallèle un regard sévère et distant sur les individus gérant ou fréquentant ce bastion africain qu’est le salon de coiffure de Mariama. Par une forme d’association d’idées, se passe le temps d’une journée, un condensé de ce qu’aura été son séjour américain.

Pourquoi certains jeunes nigérians partent-ils ?

Ifemelu quitte le Nigeria pour poursuivre un cycle universitaire dans une université de Philadelphie. Fille unique, elle fait partie de cette jeunesse issue de la classe moyenne nigériane. Son père est un fonctionnaire a été mis au chomage pour une maladresse à l'endroit de sa hiérarchie. Sa mère, convertie à la foi évangélique, affronte les circonstances de la vie au travers de cette mystique qu’Ifemelu croque avec férocité et distance. Un point récurrent dans le travail de la romancière nigériane Chimamanda Adichie déjà traité dans L'hibiscus pourpre. Les pérégrinations de cette mère dans les différents courants du protestantisme nigérian sont très intéressantes et justement décrites dans leurs énumérations et dans la qualification de ce que certains désigneront les incongruités du croyant. Comme Achebe, Adichie est une fine observatrice des impacts du protestantisme sur l’individu nigérian. Peut-être juge-t-elle trop par le regard de son personnage là où le père de la littérature nigériane offrait une analyse plus nuancée dans Le monde s'effondre en laissant l'interprétation au lecteur seul. Ifemelu est, vous l’avez compris, un personnage singulier et particulièrement critique et lucide sur  les travers de la société qui l’environne. Quand sa jeune tante, médecin, se fait entretenir par un haut gradé de l’armée, Ifemelu est la seule à fustiger le « Mentor ». La dépendance de ces femmes même instruites à la puissance financière des hommes lui est insupportable et ne cessera de dicter les choix d’Ifemelu dans son parcours. Pourquoi partent-ils ? Obinze, le petit ami d'Ifemelu, exprime très bien les raisons de ces départs, d’une jeunesse nourrie à la mamelle de la culture occidentale : le sentiment d’enfermement et, en même temps la soif de découvrir l’autre et la conviction qu’une vie meilleure est forcément dans ces univers fictifs…

Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l'âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d'échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n'avaient pas manqué d'eau, mais étaient englués dans l'insatisfaction,  conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu'aucun d'entre eux ne meure de faim, n'ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d'avoir le choix, avide de certitude.

P.309 éditions Gallimard

Difficile atterrissage

Pour Ifemelu comme Obinze, l’atterrissage va être très difficile dans ces terres d’exil et d’asile que sont les USA et l’Angleterre. Avec ces deux champs d’observation différents, Chimamanda Ngozi Adichie va s’employer à décrire le parcours du combattant d’une jeunesse africaine outillée et confrontée à la fermeture de ces espaces sublimés. Et c’est peut-être là toute l’originalité de ce roman. Cette mise en scène de ces jeunes issues des classes moyennes qui fuient à grandes enjambées leur continent. Comment fait-on pour survivre à un environnement contraignant, méfiant, pour faire face aux défis de payer un loyer quand on n'existe pas administrativement parlant? La relation amoureuse qui unissait Obinzé à Ifemelu va se distendre dans le feu de ces épreuves de la vie en Occident. Cet atterrissage, puis la tentative d'immersion va participer à la révélation ou l'évolution de l'identité de ces migrants nigérians que Chimamanda Ngozi Adichie décrit remarquablement.

La question de l’identité

Elle est centrale dans la construction de ce roman et dans le discours de Chimamanda Ngozi Adichie. Comment rester soi-même quand l’autre vous définit ? Cette question est analysée avec beaucoup de puissance et cela, avant le départ du Nigéria et après le retour au pays Natal en passant par les USA et l’Angleterre. Les baromètres d'évaluation vont être la langue, le cheveu, la race. Entière, altière, Ifemelu veut garder une authenticité africaine sur cette terre américaine et refuse de se laisser enfermer sous l’étiquette « noire » ou « black » même si elle comprend le poids de cet héritage en Amérique. Être noire est une notion qu’elle découvre aux USA. Elle l'intègre car elle n'a pas le choix. Par la même occasion, elle s’octroie d’observer l’Amérique sous le prisme du regard d’une africaine non américaine. Au travers de son blog, elle décrit avec son regard chargé d’humour et de sarcasmes, d’ironie et d’un vécu, une Amérique obamaïenne qui demeure marquée par le poids et la douleur des rapports raciaux. Sous le prisme d’Americanah, on comprend assez aisément les manifs de Ferguson. Une triste réalité qu’Hollywood masque très bien : le rêve américain est monocolore. Dans ces questions d'identité, Ifemelu a une posture intéressante qui lui permet d'observer les points de friction entre africains-Américains et Africains ou le regard misérabiliste et compassionnel porté de manière générale par l'élite blanche à l'endroit du continent africain.

Retour au pays natal

Quand, après moult réflexions, Ifemelu décide de rentrer au Nigéria elle est incomprise. La structure du roman permet aux lecteurs d'avoir une vision globale des enjeux et des réalités qui attendent la jeune femme au bercail. Ce retour est toutefois un choix. L'attitude du migrant est là encore scrutée avec minutie par notre héroïne. Les amies retrouvées. Les préoccupations des jeunes femmes attachées à l'idée de faire un bon mariage. L'arrogance des americanahs, ces jeunes nigérians revenus des Etats Unis dans l'idée de faire fortune. La question de l'identité n'est pas plus violemment frappante que dans l'observation des références américaines intégrées et qui dictent leur rapport à l'autre. Americanah! Un retour synonyme de retrouvailles avec Obinze. Parce qu'il s'agit d'un vrai roman où les personnages sont tout aussi importants que les problématiques qu'ils mettent en scène. Je vous laisse découvrir cette romance et réflexion sur l'illusion des amours de jeunesse.

Chief se tourna vers Nneoma. Tu connais cette chanson. "Personne ne sais ce que sera demain". Puis il se mit à chanter avec une vigueur juvénile. Personne ne sait ce que sera demain! Demain! Personne ne le sait!  Il se versa une autre généreuse rasade de cognac. "C'est le principe sur lequel est fondé ce pays. Le principe majeur.

P.36 éditions Gallimard

Ce passage résume tout le drame d'un continent et la philosophie prédatrice de celles et ceux qui ont une once de pouvoir en Afrique. Cette instabilité va être remarquablement illustrée dans ce roman.
 

Conclusion

Cette note est insuffisante. Je me dois de respecter un format web 2.0 pour que l'internaute ne décroche pas. C'est évidemment par l'exhaustivité des problématiques qu'il soulève qu'Americanah s'affirme comme étant le roman phare sur les nouvelles migrations africaines. Il n'y a pas eu, de mon humble avis meilleur traitement du sujet. Mais là où Chimamanda Ngozi Adichie fait fort, c'est dans une critique nette et sans bavure de l'Amérique raciale et souvent encore raciste. Le poids de l'histoire pèse lourdement sur les rapports sociaux et ethniques. Obama ne suffit pas même s'il participe symboliquement à des déconstructions de certaines forteresses. Mais, si Ifemelu est légitime dans ce regard sur les USA, c'est qu'elle n'en est pas moins critique vis-à-vis de sa terre d'origine. Le féminisme enfin, est l'un des discours dominants qu'on ne pourrait passer sous silence ainsi que la nouvelle prise de parole publique. Il est traité finement et finalement de manière subversive. Chimamanda Ngozi Adichie poursuit également ce regard sur les classes moyennes nigérianes comme dans ses précédents romans.  C'est pourquoi, sans excès, je peux dire que cette oeuvre est brillante, agréable à la lecture, et ouverte à de profondes et nombreuses pistes de réflexion. Ce fut le cas, en janvier dernier, avec l'African Business Club au Café des livres.

LaRéus Gangoueus

Nafissatou Dia Diouf ou la délicieuse utopie d’un nouvel accompagnement du patient

Posons le décor, évitons les introductions rébarbatives, décrivons les vibrations en nous générées par ce roman étonnant forgé par la très belle plume de la sénégalaise Nafissatou Dia Diouf. Posons le décor. La Maison des épices est un fort, un ancien comptoir bâti sur une haute falaise en pays sérère. Nous sommes au Sénégal. Dans un lieu chargé par l’Histoire, où par vagues successives des aventuriers, des militaires, des commerçants hollandais, anglais, français ou portugais y ont entreposés pacotilles, épices, esclaves en partance pour les Amériques, une équipe de médecins sénégalis décident, sous la férule d’une jeune femme déterminée, de reconstruire ce site à l’abandon pour y soigner des malades. Le docteur Aïssa N’Daw a pris le parti de réunir des philosophies de restauration physique et psychique différentes : la médecine traditionnelle sénégalaise et la médecine moderne. Ce cadre expérimental est un lieu où le malade, le sujet ne se résume pas à un lit, à un chiffre, à une donnée rentable.

C’est dans ce contexte qu’un chirurgien de renom, ayant fait ses classes en Loire-Atlantique, débarque avec un patient amnésique. Le docteur Yerim Tall. Quand commence le roman de Nafissatou Dia Diouf, ce médecin découvre l’équipe et l’esprit de la Maison des épices. Il est préoccupé par l’état de son patient. Ce chirurgien est dans une phase de rupture. Pourquoi est-il là, dans ce coin certes exotique, mais loin des grandes salles de chirurgie où, à coups de scalpel, il pourrait développer une carrière prometteuse. Le lecteur sent qu’il revient de loin et qu’il est lui même en reconstruction. Toute l’intelligence de la romancière sénégalaise va être de dévoiler progressivement, subrepticement les zones d'ombre et l'entêtement de cet intellectuel dont des éléments de vie lui échappent.

Vol au dessus d'une falaise

Etrangement, ou par un formidable concours de circonstance, j’ai revu hier le remarquable film du

cinéaste tchèque Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et il est difficile de ne pas faire le lien entre les deux oeuvres artistiques. Certes, la maison des épices n’est pas, à proprement parlé, un asile psychiatrique. Mais, on retrouve dans ce roman la thématique de l’enfermement, les thérapies innovantes pour traiter les patients. Là s’arrête la comparaison. Nafissatou Dia Diouf propose une réflexion portée par un idéalisme prenant où médecins et guérisseurs travaillent dans une harmonie relative pour le bien être des patients. Harmonie relative, car, et c’est là toute la force du roman de la sénégalaise, elle arrive à brider ses personnages pour ne pas trop parfaire leurs rapports et rendre envisageable cette utopie. Ce roman pose des questions sur l’implication du médecin et, par de là l’individu, celle de l’institution dans le traitement du malade et la possibilité de créer un cadre cathartique pour la libération de l’individu. Et cette question passe au-delà de l’absence de finance qui est brandi par nombre de pouvoirs publics africains pour expliquer la déliquescence des hôpitaux hérités de la période coloniale.

Thérapie et mémoire

Au centre de notre roman, il y a ce personnage amnésique. Sans prénom. Sans nom. Sans histoire. Enfin, si. Une histoire dermique puisqu’il est métis. Qui est-il? Lui. Lui… Louis. Il vous appartient de découvrir la reconstruction délicate de ce jeune homme ayant perdu la mémoire en lisant l'ouvrage. Il est difficile de ne pas avoir une seconde grille de lecture. L’amnésie de Louis dans un lieu chargé d’histoire tue, ignorée, passée sous silence a quelque chose de délicieux. En lisant l’enfermement puis la possible renaissance du personnage, il est difficile de ne pas s'interroger sur le rapport qu’a le Sénégal aujourd’hui, mieux le Sénégalais, avec le passé. La Traite négrière et ses comptoirs. L’Ile de Gorée. Quels rapports ont les Sénégalais avec ce lieu d’histoire? Quel rapport ont-il avec le passé colonial? Avec Saint-Louis? Avec la soldatesque sénégalaise au service de la conquête coloniale du continent et de Madagascar? Louis est possédé. L’amnésie finit par être un refuge. Affronter les monstres, les crimes est trop douloureux. L’intervention d’un personnage inattendu, improbable, un peu comme Jack Nicholson dans le film cité plus haut, va permettre des possibilités nouvelles pour le jeune homme.

C’est quoi le bonheur?

Nafissatou Dia Diouf conduit le lecteur dans une quête existentielle. Pour ranimer la mémoire de Louis, l'entourage tente de donner un sens à la vie. Les développements qu’elle propose sont intéressants et sans aucune prétention. Elle déploie de très beaux échanges entre Louis et un personnage « joker » sur la spiritualité et le bonheur. Des questions extraites de l'adolescence qui font terriblement sens quand on réalise comment certains, aujourd'hui, profanent la vie, d’autres ont perdu tout goût à la vie. C’est un formidable roman écrit dans un style certes classique mais également parfaitement léger. La profondeur donnée à certains personnages est vraiment un plus. Je retiendrai particulièrement de cette lecture, le bonheur et la passion du Dr Aïssa N'Daw acquis dans son acharnement à remettre le patient au coeur d'un système de santé alternatif.  Belle découverte, je vous souhaite en pays sérère, la terre de Senghor. 

LaReus Gangoueus

La maison des épices, Nafissatou Dia Diouf  – Editions Mémoire d'encrier – Première parution en 2014

« Nafi Photo » par Pascal Boissiere — Travail personnel. Sous licence GFDL via Wikimedia Commons – 

Ousmane Diarra, l’interview d’un romancier déterminé

#Rentréelittéraire2004 A l’occasion de la parution de son nouveau roman La route des clameurs aux éditions Gallimard, l'écrivain Malien Ousmane Diarra a bien voulu répondre à nos questions. Découvrez cet auteur étonnant et passionnant basé à Bamako qui nous avait, pendant la crise Malienne, gratifié de son regard sur la situation.
 
 
#Afriquedesidées :
Monsieur Ousmane Diarra, bonjour !
Vous êtes l’auteur de plusieurs romans parus aux éditions Gallimard. Pouvez-vous vous présenter aux internautes fréquentant le blog littéraire Chez Gangoueus ?
 
Ousmane Diarra : Je suis Malien, né à Bassala, un village Bambara du Mali. J’ai perdu mes parents à l’âge de deux ans. Ceci explique en grande partie mon amour de l’écriture, laquelle est devenue ma confidente aussitôt que j’ai appris à écrire et à lire. Imaginez si je devais, oralement confier à ma mère tout ce que j’avais à lui confier quand j’étais petit, mes joies comme mes peines ! On m’aurait sans doute pris pour un fou. Alors, je les écrivais et me les relisais.
 
 Je ne veux pas dire par là que personne ne s’est occupé de moi. Mes oncles et mes tantes et bien d’autres personnes, de mon village à Bamako, m’ont pris en charge et sont bien occupés de moi. Vous connaissez la solidarité africaine. Ce n’est pas un vain mot pour moi. Je lui dois tout.
Cependant, il y a, dans la tête d’un orphelin qui n’a pas connu ses parents, même pas en photo, un grand point d’interrogation tellement intime qu’il ne peut le confier qu’à l’écriture. Oui, l’écriture et la lecture sont devenues mes parents adoptifs et spirituels. Sans aucune exagération.
J’ai publié des romans aux Editions Gallimard, mais aussi des nouvelles, de la poésie et des livres pour enfants au Mali et en France, dont certains sont traduits en anglais et en suédois.  Je continue de raconter des histoires aux enfants, à l’Institut français du Mali comme à la maison. J’adore les contes. Avant l’écriture, ils ont nourri mon imagination et ma sensibilité.
Je vis donc au Mali, travaille au Mali. Je suis professeur de Lettres de Formation, bibliothécaire de métier. Je voyage souvent pour parler de ma littérature.
 
#Afriquedesidées :
Quand on observe la collection Continents noirs de Gallimard où paraissent vos romans, force est de constater que peu d’auteurs basés en Afrique y sont publiés. Quelle est l’histoire de votre rencontre avec ce prestigieux éditeur?
 
Ousmane Diarra :
Le Directeur de la collection, Jean-Noël SCHIFANO, est un homme formidable, expérimenté, fin connaisseur de la psychologie des auteurs. Je veux dire fin pédagogue.  Dès qu’il a reçu et lu le manuscrit de « Vieux lézard », mon premier roman, il a commencé par me féliciter et m’a promis de le publier. Il l’a fait. Et il ne s’est pas trompé car à sa sortie, le roman a été très remarqué. Ce fut la même chose pour ceux qui ont suivi. Il sait encourager, guider, conseiller ses auteurs. Il les aime. On est des frères, des confrères, des copains. C’est le bon éditeur qui forme le bon auteur. Jean-Noël Schifano est un professionnel.
 
#Afriquedesidées
Nous allons naturellement aborder le contenu de votre nouveau roman dont le titre est singulier :  La route des clameurs. Pouvez-vous nous parler du choix de ce titre?
 
Ousmane Diarra
Dans un chapitre du roman, le jeune narrateur fait un cauchemar. Avec son père, au milieu d’une immense foule d’hommes, de femmes, d’enfants de toute la planète terre, ils font face aux juges suprêmes du Jugement dernier. Il y a deux routes, l’une, celle du Jardin des délices éternelles, conduit au paradis, tandis que l’autre, La Route des Clameurs, conduit à l’enfer. C’est là donc que vient le titre du roman. 
 
#Afriquedesidées :
Vous avez choisi de traiter dans ce roman un sujet particulièrement sensible, dans le feu d’une actualité que vous abordez avec beaucoup de recul. Pouvez-vous revenir sur ce qui a déclenché l’acte d’écriture sur la question du djihadisme et de l’épisode de la rébellion islamiste au Mali?
 
Ousmane Diarra :
Ousmane Diarra – Photo Catherine Hélie / Gallimard
Dans mes nouvelles comme des mes romans précédents, je n’ai pas arrêté d’attirer l’attention sur la montée de l’islamisme intolérant au Mali comme dans la sous-région. Tout commence par la violence verbale dans les prêches, à la radio, à la télévision et ensuite les places publiques ont été prises d’assaut par les prêcheurs incultes, qui insultent tout le monde, enseigne la haine dans la société, la haine contre les non-musulmans qu’ils appellent les cafres, la haine contre ceux qu’ils appellent les « mauvais musulmans », lesquels ne sont autres que les musulmans modérés, qui respectent les autres confessions. Cet islam soudanais que nous connaissons jusque-là, où les imams et les « tontiguis » (adeptes des religions traditionnelles) coexistaient pacifiquement. J’ai donc vu tout cela changé, jusqu’au déclenchement du nouveau jihadisme.  Je savais que cela allait arriver. J’en ai parlé dans « Pagne de femme » où j’ai décrit jusqu’au coup d’état qui allait créer le chaos et précipiter la chute des trois régions entre les mains de islamistes dont la majorité est composée d’étrangers.
 
Ce qui a donc déclenché l’écriture de « La route des clameurs », c’est la douleur de cette invasion du Mali, la destruction de notre patrimoine humain, culturel, historique, celle des liens séculaires qui nous unissaient, liens humains… C’était comme si, encore vivant, je sentais tout mon être, tout mon corps partir en lambeaux. J’avoue que je ne dormais presque plus, de douleur et de colère. Car voilà que malgré notre islam presque millénaire, d’autres venaient nous dire que nous n’étions pas assez musulmans et prenaient cela pour prétexte pour détruire notre pays, le démembrer, le dépecer. Il ne s’agit pas d’islam mais d’une nouvelle entreprise coloniale qui ne dit pas son nom, d’une invasion impérialiste sous le couvert de l’islam, doublé d’un mépris souverain pour tous nos oulémas, pour tous nos cadis, pour tous nos imams, ceux présents comme ceux du passé. Une négation de tous ceux que nos ancêtres ont faits pour que soyons aujourd’hui là, avec des pays, avec des civilisations. Nous sommes redevenus ces « sauvages » à civiliser au sabre !
 
#Afriquedesidées :
Votre écriture porte à la fois une distance au travers du ton à la fois ironique et plein d’humour de votre personnage narrateur et en même temps une sourde colère que l’on peut également ressentir au fil des pages. Est-ce là le résultat d’une tension entre l’actualité brulante et la tentative de prise de distance du romancier?
 
Ousmane Diarra :
Exactement. Mais cela vient aussi de ma culture. Même dans le malheur, nous savons tellement nous moquer, tant de nos sicaires que de nos propres défaillances. Cela permet d’éviter de sombrer dans le désespoir, lequel est improductif.  
 
#Afriquedesidées :
L’Islam est au coeur de ce roman, du moins sa prise en otage par une frange de fondamentalistes et d’intégristes portant un projet politique. Une prise de parole qu’on imagine complexe quand on est Malien et qu’on habite à Bamako?
 
Ousmane Diarra :
Je pense que tout homme a un devoir envers son pays et envers l’humanité tout entière : savoir dire non à l’imposture, quel que soit ce que cela peut lui coûter. Je parle surtout aux jeunes. Car c’est eux qui servent de chair à canon et le seront dans le futur si l’on ne les aide à ouvrir les yeux. On leur prendra leur terre, on fera d’eux des esclaves soumis. Beaucoup le sont d’ailleurs déjà, des enfants talibés devenus esclaves au nom d’Allah. C’est terrifiant. Déjà, les jihadistes recrutaient parmi eux. Tout le monde le sait. Il faut aider la jeunesse à avoir de l’esprit critique pour échapper aux marchands d’illusions de tout bord. 
Quant aux conséquences pour ma modeste personne, franchement, ça ne m’intéresse pas. Ma petite vie ne vaut pas mieux que celle des milliers de femmes, d’enfants, d’hommes, civils comme militaires, qui ont payer et continuent de payer de leur vie en combattant ces envahisseurs immondes.
 
#Afriquedesidées :
Pouvez-vous revenir sur le concept des gamins imams qui est traité dans la première partie de votre roman et que vous semblez avoir observé au Mali. Que traduit-il?
 
Ousmane Diarra :
Je vous réponds par la voix d’un de ces gamins imams de Bamako, qui, il n’y a pas si longtemps que cela, se vantait de posséder une voiture de marque V8, se comparant  à vieil imam aujourd’hui décédé qui, malgré sa notoriété et la vénération par tout le Mali, n’a jamais possédé une voiture. Pourtant, cet homme que j’ai connu à la radio, à la télé et que j’ai rencontré personnellement, a réussi, pacifiquement et par ses grandes qualités humaines, à faire adhérer à l’islam des milliers de maliens animistes. Je ne l’ai jamais entendu traiter les non-musulmans de « cafres ». C’était un homme pieux, dont les portes étaient ouvertes à tout le monde. C’était un saint, celui-là, qui ne prêchait que la paix et la fraternité entre tous les hommes.
Les Gamins imams dont je parle sont ces jeunes incultes qui sont partis glaner quelques sourates dans les pays du Golfe, qui ont en même temps amassé beaucoup d’agent et sont revenus au pays avec la mission de ré islamiser leurs compatriotes à coup de sabre s’il le faut. Ils sont totalement incultes, tant de l’islam qu’ils prétendent défendre que de leur propre culture. Ils sont incultes et immatures. Ils sont tout sauf des hommes religieux. 
 
#Afriquedesidées :
Nous avons le sentiment qu’il s’agit d’un roman à la fois sur les désillusions autour de l’exercice du pouvoir temporel qui corrompt quelque soit l’idéologie « vertueuse » qui sous-tend ceux qui prétendent l’appliquer?
 
Ousmane Diarra : 
C’est ce que je viens de dire. Ceux-là dont je parle dans mon roman sont à la conquête du pouvoir temporel. Ils veulent y arriver par tous les moyens, surtout en se servant de l’islam. Ils sont violents, arrogants et veules. Ils terrorisent les populations par leurs prêches, les abêtissent par des faibles et les détournent de leurs préoccupations terre à terre : travailler dur pour se libérer de la faim et de la maladie, travailler dur et étudier pour que l’Afrique sorte de l’ornière. 
 
#Afriquedesidées :
Votre personnage narrateur est un pré-ado qui porte à la fois son regard sur deux figures de l’autorité : celle de son père, un artiste-plasticien qui n’entend ne point céder aux allégeances du pouvoir en place et la bien-pensante du milieu, celle du Mabu Maba, le calife, autorité de l’état. Que représentent ces deux figures pour vous?
 
Ousmane Diarra : 
Pour parler court, la figure de l’artiste-plasticien est celle d’une Afrique débout, lucide, courageuse qui se bat pour sa place au monde. Et ne désespère jamais.  Une Afrique s’affirme, qui, malgré les vicissitudes de l’histoire, malgré les douleurs présentes, refuse de se prosterner, de se prostituer. Parce qu’elle croit en sa victoire sur l’adversité. 
C’est aussi celle, partout au monde, de l’artiste, de l’intellectuel intègre et intransigeant sur les principes d’humanité.Partout où sévit la violence aveugle et la barbarie, où sévit le mensonge, il faut qu’il y ait des femmes et des hommes qui osent dire non. Même si c’est au péril de leur vie. C’était le cas pour le Mali, cela reste le cas au Mali et bien d’autres pays d’Afrique et du reste du monde. 
Quant au faux Calife Mabu Maba et ses mille épithètes, c’est celle de tous ces larrons de toutes engeances, leaders religieux, politiques, d’opinion,  qui profitent de la crédulité, voire de la naïveté des peuples africains pour brader l’Afrique à vil prix et se forger un destin. Sans parler des profits bassement matériels qu’ils tirent de ce commerce immonde. Il y en a eu dans le passé, il y en a de nos jours encore.
 
#Afriquedesidées :
Dans ce livre, il est également question de la transmission. La figure de père instruit empêche sûrement le jeune Bassy d’être un enfant soldat comme les autres. Comment l’éducation peut-elle être un moyen de lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme religieux?
 
Ousmane Diarra :
Vous avez, j’impute moins les malheurs de l’Afrique à sa pauvreté matérielle qu’au déficit de l’éducation, surtout celle qui a suivi l’imposition de certaines mesures par le FMI et La Banque mondiale à partir des années 1980. Lesquelles mesures ont sauvagement frappé l’éducation publique, républicaine, laïque et obligatoire dont ma modeste personne est le fruit. Une jeunesse bien éduquée, bien instruite, c’est la plus grande source de richesse du monde, mais quand elle reste dans l’ignorance et l’obscurantisme, c’est une redoutable bombe que n’importe quel marchand d’illusions peut utiliser. Quand s’y ajoutent la misère matérielle et le désespoir, gare au chaos généralisé !
 
#Afriquedesidées :
Quels sont vos auteurs référents en littérature? Il y a un parti pris remarquable au niveau du style et de l'écriture dans ce roman La route des clameurs. Au delà votre propre voix, l'écriture d'un autre auteur vous a-t-elle influencée ?
 
Ousmane Diarra
Vous savez, j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse.  Je continue d’adorer lire, et de toutes les littératures du monde. J’ai aimé le style de « Le bruit et la fureur » de William Faulkner. J’ai  aimé le style et le personnage  d’Albert Camus dans « L’étranger » ; « L’anté-peuple »  de Sony Labou Tansi, « Le devoir de violence » de Yambo Ouologem ;  la beauté et la simplicité du style d’Alain Mabanckou  dans « Mémoires de porc-épic », Massa Makan Diabaté dans sa trilogie de Kuta, Ahmadou Kourouma dans « Le soleil des indépendances », Thierno Monenembo… Sans oublier les contes et les fables que je raconte aux enfants depuis 1994. La liste est donc longue. Je ne sais pas qui m’a influencé.
 
#Afriquedesidées :
Pouvez-vous nous recommander trois lectures pour terminer cette interview?
 
Ousmane Diarra :
Pour ne pas faire de jaloux, passons outre les grands classiques et les écrivains contemporains de langue française ! 
Je citerai donc :
« Le tigre blanc » de l’Indien Aravind Adiga
« L’immeuble Yacoubian » de l’Egyptien Alaa El Aswany
« Syngué Sabour : la pierre de patience » de l’Afghan Atiq Rahimi.
 
#Afriquedesidées :
Monsieur Ousmane Diarra, merci !
 
Ousmane Diarra
C’est à moi de vous remercier.
 
Propos recueillis par Laréus Gangoueus
 
 

CONGO Inc. ou la mondialisation vue par Jean Bofane

Cela faisait 6 ans déjà qu’on attendait un nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, scribe talentueux venu de RDC. Son précédent ouvrage, Mathématiques congolaises, avait marqué les esprits par l’ingéniosité et la malice avec laquelle le romancier croquait les coulisses d’un pouvoir politique prédateur en République Démocratique du Congo. Il s’est appliqué à récidiver en déployant plus de facéties à décrire les impacts de la mondialisation sur son pays et la place centrale de ce dernier dans ces interactions économiques, politiques et militaires "mondiales". C'est surtout un regard sur les petits gens qui habitent dans ce pays broyé par ce système féroce, désormais incontournable.

Pour cela, Bofane choisit de camper son personnage central dans la figure la plus improbable pour être au cœur de ce parcours : Isookanga, un jeune pygmée ekonda.

BofaneBofane ou l’art du contrepied

En effet, quoi de plus surprenant que d’imaginer ce personnage atypique, au cœur de la forêt équatoriale, déjà marginal au sein de son clan du fait de sa « haute » taille toute relative, fruit des vagabondages sexuels de sa tendre mère. Isookanga est un marginal au sein de son clan ékonda. Ce dernier est lui-même singulier au sein des populations mongo du nord du Congo Kinshasa. Les ékonda sont de petites tailles et, par conséquent, assimilés aux pygmées. La rupture d’Isookanga avec son entourage n’est pas seulement morphologique. Le jeune homme est également très éloigné du respect que son peuple voue à son environnement naturel. Il est tout émoustillé par l’inauguration en grande pompe d’un pylône de télécommunications qui va relier sa localité au reste de la planète. Isookanga est un mondialiste et un mondialisant. D’ailleurs, le jeune est connecté à la Toile sur laquelle il joue en ligne sur Raging trade, un terrifiant jeu initiant de tendres teenagers en de féroces prédateurs de l’exploitation des ressources minières de part le monde. Avec un ordinateur portable volé à une sociologue belge de passage dans la région, Isookanga est un maître dans ce jeu simulant avec cynisme les effets pervers de la mondialisation…

En introduisant ce personnage qu’on aura du mal dans la suite du roman à situer comme « héros » ou« antihéros », Bofane illustre la technique extrêmement délicate du contrepied, que tennismen ou footballeurs connaissent bien. Elle surprend, enrage celui qui s’est fait prendre dans les méandres du stratège ou du dribbleur. Un pygmée pour être l’apôtre d’un modèle économique destructeur, quoi de plus improbable. Et pourtant, la mayonnaise prend.

Bofane ou la passion pour un pays et ses gens

Notre personnage se décide de tenter l’aventure de Kinshasa, loin d’une forêt dont les horizons sont bouchés par des troncs et feuillages d’arbres à perte de vue. L’arrivée d’IsooKanga dans cette mégapole de 12 millions d’habitants va permettre à Bofane de mettre en scène une multitude de personnages qui vont donner à la fois toute la saveur à ce roman, mais également plongé le lecteur dans l’âme, la joie et la souffrance d’un peuple. Naturellement, je ne vous dépeindrai pas tous ces personnages, extrêmement nombreux, faisant penser aux multitudes de solitudes qu'aimaient superposer feu Garcia-Marquez. Parmi ces gens, il y a les shégués. Les enfants de la rue de Kinshasa. Ce n’est pas la première fois que la littérature africaine traite cette question. Déjà, dans les années 60, Mohamed Choukri portait son propre regard sur l’enfance dans la rue. Enfant soldat, enfant sorcier, orphelins victimes de la guerre, les profils sont différents. Et pour les décrire, Bofane qui communique beaucoup d’émotions dans cet aspect du roman, n’hésite pas à présenter les choses avec bonne humeur. Modogo, l’enfant-sorcier. Shasha la Jactance, l’adolescente qui se prostitue. Omari Double lame, l’ancien enfant-soldat, Gianni Versace, l’amateur de griffes de vêtement… Isookanga recueilli par ces shégués ne verse cependant pas dans la compassion et l’empathie à l’endroit de ces enfants aux trajectoires si singulières. Il est un opportuniste obsédé par le désir de matérialiser son rêve de mondialisation.

Congo IncIsookanga ou la mondialisation des cynismes

Une des caractéristiques de ce roman, est le positionnement élargi des personnages. Mbandaka au Nord du Congo, Kinshasa, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius. Autant de lieux. Une multitude de personnages. Congolais, Belge, Chinois, Uruguayen, Lituanien, Rwandais, Américain, Français. Les scènes de ce roman, les terrains d’action sont multiples. La RDC est naturellement au cœur de cette narration. Que ce soit de la terre à priori sauvage et « préservée » de la grande forêt équatoriale, que ce soit la mégapole Kinshasa, où les villages de l’est du pays, espace où règne l’arbitraire des Seigneurs de guerre, éléments supplétifs des Multinationales. Mais le Congo est au centre de la mondialisation, aussi l’intrigue se déroule également dans une ville secondaire mais pourtant tentaculaire de Chine ou à New York. Au-delà de cet éclatement géographique, la réussite de ce roman est dans le travail sur les personnages qui sont pour la plupart préoccupés par des questions obsessionnelles mercantiles et de domination. Quelle différence faire entre un haut fonctionnaire chinois employant toute sa puissance pour déposséder un individu, un seigneur de guerre congolais qui ignore ce que pitié et contrition signifient, un haut gradé lituanien des casques bleus corrompus jusqu’à la moelle ou un jeune ékonda dont l’unique ambition est d’exploiter – à quelle fin –les ressources de son espace.

Naturellement, on aurait aimé que Bofane creuse un peu plus les motivations de ce jeune homme. Isookanga n’a pas un Tintin, pas un de ces abrutis de première, il veut manger à la table des grands. Tout est une affaire de business. Ses valeurs sont plus américaines que mongo, plus consuméristes qu’animistes et respectueuses de l’habitat naturel qui lui a été transmis. D’une certaine manière, en nous sortant de sa forêt un pygmée capitaliste, Bofane se rit du monde dans lequel on vit. On aurait aimé qu’Isookanga soit plus vertueux, mais pourquoi le serait-il ? Le pygmée aurait-il le monopole du cœur sous prétexte qu’il vivrait à l’abri des ondes hertziennes et Wi-fi ? Si la corruption touche ce type d’individu, que restera-t-il des poumons de la terre dans quelques années. Il est mondialiste et mondialisant, il n’en a rien à battre de vos délires écologistes. Il veut sa part du gâteau. C’est un cynique.

Je retrouve là chez Bofane, une idée dans la construction de ses textes que j’avais déjà rencontrée dans son roman Mathématiques congolaises. A savoir qu’il ne connait ni le noir, ni le blanc, mais que le gris le passionne. Isookanga est complexe. Comme le Tutsi Bizimungu questionnera malgré les horreurs qu’il a commises quand par un monologue il transmettra un peu de son histoire.

 
LaReus Gangoueus


In Koli Jean Bofane, Congo Inc.
Editions Actes Sud, première parution en Mai 2014
Photo Bofane © Lionel Lecoq

Interview de Lamine Sarr, discours sur l’édition numérique en Afrique

SARR EditeurSARR EditeurLamine Sarr est directeur d'édition de la plateforme numérique NENA. Basé au Sénégal, rencontré au salon du livre 2014 dans le cadre d'une table ronde animée par L'Afrique des idées au Stand des Livres et Auteurs du Bassin du Congo, il présente cette nouvelle maison d'édition.

SARR EditeurLogo-couleurs NENA

TW-ADI : Pouvez –vous nous présenter votre parcours avant la création des NENA

Je vous remercie de m’accorder cet entretien. Je suis actuellement ATER (attaché temporaire de recherche et d’enseignement) et chercheur en management des systèmes d’information au laboratoire CEDAG de l’Université Paris Descartes. Je suis né au Sénégal, où j’ai grandi et fait mes études jusqu’au baccalauréat. Je suis venu en France en 2005 poursuivre mes études en droit des Affaires à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne jusqu’en maîtrise, puis je me suis orienté en droit de l’économie numérique (droit des activités numériques) à Paris Descartes. Une expérience très intense dans un grand cabinet d’avocats anglo-saxon a réveillé chez moi l’envie d’entreprendre. Cela m’a conduit à me réorienter en Master 2 de Sciences de Gestion, spécialité Ethique et Organisation. Je me suis toujours intéressé à l’idée de créer une entreprise à vocation sociale. Concevoir une entreprise qui répondrait aux attentes de toutes les parties prenantes. A l’occasion d’un forum au Sénégal des investisseurs issus de la Diaspora,  j’ai pu avoir l’opportunité de faire la connaissance de Marc-André Ledoux qui était à l’époque le fondateur et directeur de NENA. Il avait le projet de mettre en place une librairie numérique africaine et moi, j’avais l’idée de créer un serveur juridique africain qui allait permettre aux professionnels du Droit d’avoir accès à toutes les ressources nécessaires. J’ai rejoint NENA comme directeur des éditions. Cette rencontre a eu lieu en décembre 2012. Les Nouvelles Editions Numériques Africaines est une société sénégalaise fondée en 2008 et basée à Dakar.

Quelle est la spécificité de NENA ?

La différence fondamentale des NENA et autres maisons d’éditions, c’est que nous sommes un des pionniers au niveau de l’édition numérique en Afrique francophone subsaharienne. Notre spécialité est le livre numérique. On édite, on diffuse et on commercialise des livres en format numérique contrairement aux autres maisons d’éditions traditionnels. NENA dispose d'une expertise technique et d'une expérience avérée dans la production, la diffusion et la commercialisation de livres numériques aux formats EPUB, XHTML ou PDF interactif destinés aux équipements informatiques fixes ou mobiles : ordinateurs, tablettes, smartphones, liseuses à encre numérique etc.

Quel est votre public et comment marche la vente de livre sur Internet en Afrique ?

Notre public est assez large et varié. Initialement notre public était plutôt composé de professionnels du droit de la fiscalité et de la comptabilité. Nous produisons beaucoup de recueils numériques en format PDF interactifs sur support Cdroms. C’est notre cœur de métier, là où on réalise la majeure partie de notre chiffre d’affaires. Cependant nous nous sommes élargis sur d’autres domaines comme la littérature, les sciences humaines, les sciences et technologies adaptées, la religion et la spiritualité.

Nous avons aussi un public d’étudiants intéressés par les sciences humaines et de gestion. Dans le domaine de la littérature, l’essentiel de nos lecteurs sont issus de la diaspora et  d’autres lecteurs qui s’intéressent à la littérature ou aux livres portant sur l’Afrique et sur la spiritualité.

Quelques chiffres sur deux ou trois domaines d’activité ?

Je n’ai pas de chiffre à vous donner. Nous avons sur les réseaux sociaux des pages interactives de plus de 2000 fans (Facebook).

Pratiquement, comment les gens achètent vos livres numériques à Dakar et plus généralement sur le continent ?

Le défi majeur était le mode de paiement pour un public africain.

Au début, nous faisions de la numérisation des livres et nos publications étaient diffusées sur d’autres plateformes internationales. La création de notre propre plateforme a posé le problème de l’achat du livre par des africains, vu le faible taux de bancarisation des populations africaines. Nous avons mis en place, en plus d’un paiement par carte bancaire et Paypal, un moyen de paiement hors ligne pour notre public sur le continent. Concrètement la personne, après validation du processus de commande et le paiement (en ligne ou hors ligne) télécharge directement son livre numérique sur sa liseuse, son ordinateur ou son smartphone à partir sa bibliothèque personnelle sur notre site.

Dans l’espace francophone, la révolution vers numérique est-elle plus lente que pour les pays anglophones ?

Effectivement, il y a un décalage avec l’espace anglophone qui est beaucoup plus avancé en matière de livre numérique avec des plateformes comme Kalahari, eKitabu et des structures comme Paperight.  Mais dans ces plateformes africaines de diffusion numérique, force est de constater la faible présence de contenu africain. Nous avons choisi, d’orienter notre projet sur la mise en valeur de contenus africains.

Quelles sont les défis auxquels vous êtes confrontés pour la mise à la disposition des fonds éditoriaux ?

Les principaux défis sont la réticence des maisons d’édition traditionnelles par rapport à de nouveaux modes de production, de diffusion et de commercialisation du livre qu’ils ne maîtrisent pas complètement,  les obstacles liés à la propriétés des livres numériques, et le manque d’infrastructures.

C’est pourquoi nous avons mis en place plusieurs types de partenariats que nous proposons aux maisons d’édition.

1.            Partenariat de coédition numérique avec sur tout ou partie du fond éditorial. Ici nous prenons en charge l’ensemble des frais et assurons la conversion des livres selon le format numérique approprié et assurons la diffusion sur la Librairie numérique africaine et sur les autres librairie numérique moyennant un partage équitable des bénéfices dégagés.

2.            Partenariat de diffusion numérique (Rôle du libraire) : L’éditeur possède déjà ses ouvrages numérisés et notre collaboration porte sur l’accessibilité à l’œuvre sur la LNA (Librairie numérique africaine) et sur d’autres réseaux.

3.            Partenariat de numérisation et de distribution. Dans ce scénario, l’éditeur prend en charge la numérisation des livres par notre structure.

Dans le premier scénario, NENA prend en charge la numérisation et la diffusion des livres au format numérique. Dans les deux autres, l’éditeur possède soit un fond éditorial numérisé pour lequel il a besoin d’apporter une diffusion ou des textes à numériser dont la maison d’édition veut garder les droits numériques.

Nous avons en effet quatre métiers : Nous sommes une maison d’édition qui ne fournit que des livres numériques. Nous sommes diffuseurs. Nous sommes libraires depuis peu et enfin nous sommes prestataires de service dans le domaine de l’informatique éditoriale. Nous avons dans cette démarche des partenariats avec le gouvernement  Burundais.

Les négociations sont très difficiles avec les maisons d’édition traditionnelles. Actuellement, ces dernières sont extrêmement méfiantes par rapport aux nouvelles formes de publication numérique. Elles ont certaines craintes liées au piratage et la sécurité de leurs œuvres. De plus, elles demandent les droits de propriétés numériques alors qu’elles n’ont pas l’arsenal nécessaire pour protéger ces droits et le mettre en valeur. Mais de grandes maisons d’édition ont commencé à nous rejoindre comme les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal ou les éditions CLE de Yaoundé.

Prenons le cas de NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal). A priori, cet éditeur a tout intérêt pour la circulation des œuvres d’un répertoire très riche. Y-a-t-il d’autres points de rupture ?

NEAS est un exemple intéressant pour montrer la difficulté de la négociation. C’est une maison d’édition historique qui a un mode de prise de décision assez complexe. Parce qu’elle appartient en partie à l’État et en partie à des personnes privées. Le partenariat a pris un peu plus de temps à se mettre en place.

Avez-vous contacté Présence Africaine ?

Voilà environ deux ans que nous essayons de nouer un partenariat avec cette maison d’édition historique. Nous nous voyons opposer un refus, mais nous ne désespérons pas. En effet, nous considérons que Présence Africaine est un monument culturel africain, et qu’il est important pour les africains et les lecteurs du monde entier d’avoir accès sur tout type de support à ses ouvrages qui constituent une grande partie du patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.

Comment lit-on des livres numériques en Afrique ?

Comme un peu partout : Il y a quatre types de supports de lecture:

  1. L’ordinateur portable ou fixe
  2. Les liseuses numériques
  3. Les tablettes
  4. Les smartphones ou téléphones portables intelligents

Il faut comprendre que ce sont deux modes de lectures très différents et complémentaires. Les deux modes de lectures ne s’opposent pas. L’édition numérique est un moyen aussi pour donner une visibilité à l’édition traditionnelle. Elle supplante des conditions logistiques complexes liées. Mais, nous reconnaissons aussi que progressivement et naturellement, l’édition numérique va prendre de plus en plus de place.

Comment arrivez-vous à convaincre les éditeurs locaux pour la numérisation des fonds éditoriaux ?

C’est un travail de longue haleine. Il faut beaucoup de pédagogie sur les solutions techniques et commerciales que nous leur proposons. Nous leur expliquons la nécessité de prendre le train du numérique face à l’évolution que connaît l’industrie du livre, les avantages en terme de valorisation de leur catalogue et en terme de contournement des barrières liées à la diffusion et à l’accès des livres. Les éditeurs africains sont très réservés par rapport au numérique. Pour des raisons liées à la sécurité des fichiers, de piratage, et une  certaine réticence à céder la propriété numérique des œuvres. Il y a toutefois des maisons d’éditions qui ont franchit le pas NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal), Clé du Cameroun, Les Classiques Ivoiriens et Fratmat de la Cote d’Ivoire etc.

Qu’est ce que vous souhaiteriez communiquer à un public de jeunes africains comme mot de la fin ?

L’ambition de NENA est de consolider l’industrie éditoriale africaine, de sauvegarder et rendre accessible le patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.  Il est en effet possible pour les éditeurs africains de faire des bénéfices dans le domaine de l’édition. Il faut juste concevoir le bon modèle économique et ne pas dépendre des subventions étatiques qui touchent les métiers de l’édition.

L’ambition de NENA est de pérenniser tout ce qui touche aux œuvres produites sur le continent. C’est donc de numériser le plus de livres africains possibles. Pour surmonter le constat tragique du  fameux adage d’Amadou Hampaté Bâ selon lequel « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Nous ne voulons plus que les bibliothèques brûlent, c’est pour cela que nous voulons numériser autant que possible.

Pour les jeunes internautes qui fréquentent ce site, j’ai envie de dire que nous nous devons de croire en nos propres potentialités. L’Afrique est un continent d’avenir.

Propos recueillis par Laréus Gangoueus

Marius Nguié, Un yankee à Gamboma

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Marius Nguie, romancier congolais au Salon du livre de Paris 2014
Alors que des cercles s’organisent pour fêter 60 ans de littérature congolaise, j’ai une tendance naturelle à me tenir en marge de ce type de célébration.  Certes, cette littérature a toujours eu une place de choix dans mes lectures personnelles comme dans l’espace francophone. Si je commençais à citer des auteurs de renom venant de la rive droite du fleuve Congo, force serait de constater que la liste de ces hommes de lettres de talent ferait pâlir de nombreux amateurs. Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’un auteur comme Alain Mabanckou soit le fer de lance de la littérature francophone.

Mais depuis, quelque temps, j’ai le sentiment que les Henri Lopes, Wilfried N’Sondé, Emmanuel Dongala et autres sommités du monde littéraire international sont de véritables arbres feuillus qui cachent la médiocrité de la production de la génération censée prendre le relais. A quoi bon faire la fête alors, si ce n'est que pour s’autocongratuler sur des littératures nationales qui n’ont d’intérêt que pour celles et ceux qui n’ont pas compris la nécessité d’intégrer la mondialisation dans leur compréhension du monde. Que la balkanisation des espaces littéraires africains ne sert qu’à appauvrir ces littératures et à faire déserter de ces lieux, un lectorat déjà moribond ?

Cette introduction est quelque peu longue et disproportionnée quand l’internaute a conscience que l’ambition de ce billet n’est que de parler de l’ouvrage de Marius Nguié. Un yankee à Gamboma. Un texte original paru aux éditions Alma en 2014. Oui, ce texte m’inspire ce commentaire car cela faisait un bail que je n’avais pas lu d’un nouvel auteur congolais un projet surprenant dans tous les sens du terme. Et j’ose croire qu’il y a là un potentiel intéressant.

Qui a vécu dans les quartiers nord de Brazzaville sait à quoi renvoie la notion du yankee. En dehors de la figure glorieuse du vainqueur de la guerre de sécession étatsunienne, le yankee est pour Talangaï et Mikalou  ce que le loubard est à Adjamé ou Yopougon à Abidjan. Un brigand qui respecte des codes d'honneur, un glandeur de première qui a le mérite de se faire respecter par ses poings et son lingala costumizé. Le yankee de Gamboma, ville de l’intérieur de la république congolaise, ne répond pas tout à fait à ces critères. Marius Nguié raconte l’itinéraire d’un milicien cocoye* au service du président Lissouba, au milieu des années 90, qui fait régner la terreur à Gamboma et prend sous son aile un jeune natif de la ville, Nicolas. De cet « étranger » venu du sud du pays, nait une véritable relation qui n’empêche pas Benjamin, dit « Sous Off », de violer, de traumatiser la population. L’adolescent Nicolas, narrateur, s’attache et raconte les exactions et tribulations du milicien.

Marius Nguié n’hésite pas dans ce roman à mettre les mains dans le cambouis. Il nomme les hommes politiques, dénonce l’ethnocentrisme, évoque la corruption à coup de boîtes de sardines de son anti-héros, il décrit sans fioritures viols et assassinats. Il dénonce les maux et la violence politique et sociale d'une société congolaise très clivée par des mots et une langue qu'il réinvente. Ses personnages introduisent des expressions empruntées au lingala comme éboulement (1), verser (2), molassos (3). En cela, Marius Nguié s'inscrit dans la tradition littéraire congolaise irrévérencieuse devant la langue française et dont ses illustres aînés comme Henri Lopes ou Alain Mabanckou ont pris du plaisir à la dresser à la sauce congolaise. Le projet littéraire de Nguié dépasse toutefois les formules du français dit de Gamboma pour proposer au lecteur un bébé catapulté. En un seul jet, il semble avoir écrit ce livre.

Le sujet est donc très osé. Dans un Congo qui panse ses plaies dans une omerta désastreuse sur les épisodes douloureux de la guerre civile des années 90, le roman de Marius Nguié ne manquera pas d'heurter, de cliver et de questionner le congolais sur son vivre-ensemble. Il serait cependant une erreur de penser que ce texte n'interroge que les lecteurs d'un pays d'Afrique centrale. La fiction du bourreau interpelle n'importe quel lecteur. La relation trouble entre Nicolas et Sous Off est de ce point de vue passionnante et va à l'encontre du regard que la société de cette petite ville porte sur ces envahisseurs que Sous Off incarne à merveille. En filigrane, cette amitié étrange est une proposition de dialogue réelle entre congolais. De ce point de vue, ce roman est moins fermé, dans ce qu'il propose, que le fameux roman Johnny Chien Méchant d'Emmanuel Dongala. C'est du moins la lecture positive que j'en ai. Enfin, et pour terminer, Un Yankee à Gamboma est avant tout un hommage à cette ville que je découvre sous la plume de l'écrivain. Un voyage que seul un bon texte de fiction peut offrir.

LaRéus Gangoueus

Marius Nguié, Un yankee à Gamboma (Alma Editeurs)

  • (1) viol
  • (2) éjaculer
  • (3) femme aux moeurs légères
  • cocoye : milice sous le régime de Pascal Lissouba

Une saison au Congo au Théâtre des Gémeaux

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Marc Nzinga dans le role de Lumumba, copyright Michel Cavalca
Je ne laisserai pas s’évaporer le souvenir de cette belle soirée au théâtre des Gémeaux de Sceaux. Frisquette, la soirée. J’ai failli me perdre dans les méandres de cette ville des Hauts de Seine qui recevait sur les planches larges de son théâtre, une interprétation inédite de la pièce d’Aimé Césaire, Une saison au Congo, mise en scène par Christian Schiaretti.

Je découvre ce théâtre et la très belle salle qui va recevoir la grande troupe de comédiens. Un mercredi, à 20h45, la salle est comble. Premier étonnement. Est-ce l’effet du centième anniversaire de la naissance du poète et dramaturge martiniquais ? Est-ce l’écho d’un plan média efficace ? Difficile à dire, quand on sait après coup que Télérama seul a fait un très bon papier sur le spectacle. Peu importe. Le public est là, fidèle et il a le profil habituel. Ce qui dénote d’une certaine ouverture d’esprit quand la scène est envahie par les comédiens. Africains pour la plupart. Une trentaine tout de même.

Après La Tragédie du Roi Christophe,  Une saison au Congo est la deuxième grande pièce de théâtre de l’auteur martiniquais. On retrouve dans cette œuvre, la volonté du dramaturge de mettre en scène des grandes figures qui ont fasciné l’homme de lettres qu’il est. Deux figures haïtiennes historiques, Toussaint Louverture et Christophe, une figure contemporaine africaine, Lumumba. Pas à pas, il raconte les dernières saisons de vie du leader congolais mettant en perspective pour la première fois sur scène les enjeux complexe de l’indépendance d’un pays aussi riche que le Congo Kinshasa. Dans le théâtre de Césaire, la figure idéalisée de Lumumba écrase les autres personnages importants de cette période que furent KasaVubu, Mobutu, Tshombé ou Monseigneur Malula.

Christian Schiaretti réussit une remarquable mise en scène de cette pièce vieille de pratiquement quarante ans. Sans forcément touché au texte. Il en fait d’abord une sorte de comédie musicale bien rythmée.  Quelle justesse. Car, peut-on aborder cette indépendance sans la musique, sans la danse, sans la rumba, sans le cha-cha-cha, sans la Polar et la Primus ? Des décennies d’oppression lourde et d’exploitation sauvage semblent désormais derrière les congolais, et il faut fêter cela en grande pompe. Le Congo va faire danser l’Afrique. Lumumba le premier. Mais les tableaux sont multiples. Tandis que les uns dansent, les autres manigancent. Les enjeux sont trop importants. L'emboîtement des discours respectifs est remarquable et permet au spectateur de pénétrer cette saison troublante avec une forme de désamorçage et d’autodérision des différents acteurs. Des anachronismes réussis se glissent dans le spectacle. Comme cette séquence hip-hop mettant en scène les décideurs belges qui ferait penser à une parodie des Inconnus.

La pièce est avant tout une mise en scène de Lumumba remarquablement interprété, non, remarquablement habité par Marc Nzinga. Les intonations de voix, le profil, la coupe, les lunettes. Si dans les images d’archives, Emery Patrice Lumumba est un personnage qui semble timoré, flegmatique et réservé, ici il est un tribun charismatique qui chaque jour de cette saison congolaise prend le pas sur KasaVubu. Mobutu n’est alors qu’un collaborateur ambitieux. Et naturellement, ces choix surprennent par leur audace et leur folie. Une prise de parole lourde de conséquences dont parfois on se demande si elle était mesurée. Mais c’est cette folie et cette volonté d’imaginer un Congo libre qui a inspiré cette tragédie à Césaire. Folie à laquelle il n’a pas cédé. 

Au-delà du folklore congolais, la célébration de la bière que Césaire avait bien capté et qui demeure l’une des grandes batailles actuelles à Kinshasa comme à Brazzaville, en évoquant Lumumba dans cette saison difficile du Congo, l’antillais porte avec recul, un regard distant sur ces indépendances octroyées avec la conscience que les élites n’étaient pas prêtes. C’est aussi, d’un point de vue humain, la fougue de ces héros africains qui se sont refusés d’avancer masqués orchestrant une forme de suicide ou de sacrifice de leur personne. On voit Lumumba. Mais comment ne pas penser à Sankara ? Certains tournent « mal » comme Sékou Touré, mais une forme de paranoïa finit par saisir le héros congolais tellement le terrain sur lequel il avance est mouvant, l’entourage branlant, l’édifice fragile et les puissances dominantes agissant comme de formidables marionnettistes. 

La mise en scène illustre aussi la tragédie actuelle congolaise avec ses guerres à répétition à l’est, triste héritage des intrigues belges des années 60. Sous un éclairage assombri, le pas cadencé, envoûtant des troupes en treillis et armés, l’œil enflammé fait défiler dans mon esprit les millions de morts qui jonchent l’histoire du Congo…

Terrible saison qui ne s’achève pas. 

 

Une saison au Congo, d'Aimé Césaire

Mise en scène de Christian Schiaretti

Troupe du Théâtre National Populaire de Villeurbanne

Léonora Miano : Une saison de l’ombre

Quand commence le roman, une communauté enclavée et repliée sur elle-même vient de faire l’objet d’une brutale attaque. Un incendie a embrasé de nombreuses cases, servant de diversion pour le rapt de plusieurs jeunes de ce clan. Une fois l’effroi retombé, le constat de la disparition d’une douzaine d’initiés va plonger les mulongo dans une torpeur et remettre en cause l’organisation sociale de ce groupe. La première réaction du clan est de bannir les mères des disparus et de les mettre en quarantaine…


leonora_mianoComment le clan réagit-il à cette attaque sournoise dont il n’est même pas capable de fournir une ébauche d’explication, une tentative d’identification des assaillants?  Un peu comme dans  L’intérieur de la nuit, le roman qui l’a révélé au grand public, la communauté que Miano vit en vase clos, ne maintenant des contacts pacifiques qu’avec les bwélés.

Pour développer son projet, l’écrivaine déploie des personnages intéressants sur lesquels on pourrait s'étendre. Des hommes. Des femmes. A découvrir. L’intelligence et la réussite du texte de Léonora Miano est de montrer comment le commerce relatif à la traite Atlantique s’est abattu sur des communautés naïves et repliées sur elles-mêmes. Elle balaie d’une certaine façon l’idée que la collaboration constatée ou le marchandage des hommes repose sur un fondement intrinsèque. Même si le livre a une thèse, la romancière camerounaise a l’intelligence de faire avancer le lecteur au même rythme que ses personnages dans la découverte de ce qui se trame derrière ses disparitions. Les alliances anciennes volent en éclats, les rivalités ancestrales sont remises au goût du jour en raison de la redistribution des cartes que les négriers offrent aux Côtiers. L’apparition de communautés créoles qui font penser aux prémices de la Sierra Léone et qui, si on y réfléchit bien, représente avec les premiers pas de nos communautés urbaines actuelles faites d’un melting pot, d’une superposition d’ethnies et de croyances multiples. Ici, les habitants de Bebayedi, village sur pilotis, ont réussi à s’extraire de la déportation annoncée, protégées par des marécages.
 
On ne se pose pas assez la question de l’impact sur les populations africaines de cette traite redoutable, où les seuls prisonniers de guerres factices ne suffisaient pas à satisfaire l’appetit vorace des cales de négriers.
 
Ce roman revient sur une préoccupation importante de la romancière camerounaise, déjà présente dans son roman Les aubes écarlates : Quelle sépulture pour ceux qui n’ont pas traversé le pays de l’eau ? Dans un texte où les croyances sont constamment questionnées de manière subliminale ou parfois de façon plus frontale, cette dimension obsédante dans une terre où justement on ne peut faire le deuil tant que mort n’a pas été actée, ces vies arrachées ont laissé des plaies béantes.
 
L’introduction poussive du roman peut traduire le malaise. Etrangement, Léonora Miano choisit de faire la femme le bouc émissaire, celles par qui le malheur arrive [en première lecture]  comme si la puissance du patriarcat découlerait du dysfonctionnement qu’a imposé la Traite sur ces communautés.
Certains auraient voulu formuler des accusations. Révéler des manquements à l’égard des ancêtres, des maloba, et de Nyambe lui-même. Quelle autre explication  devant un tel drame ? Les mécontents ont ravalé leurs protestations

[première lecture. classique. actuelle]

Mutango entend ce qui échappe habituellement à l’humain : les conversations d’une colonne de fourmis, la ponte de scarabée, la poussée de minuscules touffes d’herbe. IL sent . pas seulement la brise qui hoquette à travers l’épais feuillage des arbresn, ni la très lente reptation de la terre sous son postérieur, ses cuisses qui reposent à plat sur le sol. Il y a aussi l’ombre, cette ombre qui n’est pas la nuit, qui frémit au cœur de l’obscurité nocturne. Elle est glacée. Tout est vivant en ce lieu. Tout, excepté cette ombre. Ceux qui la composent, czr elle charrie une légion, appartiennent désormais à une autre dimension. Ils content une aventure dont Mutango écoute attentivement le récit, découvrant qu’il ne se destine pas uniquement à lui. En cet instant précis, il est possible que d’autres reçoivent ces propos. L’homme accorde toute son attention à ceux qui se disent désormais prisonniers du pays de l’eau.

P. 87

Les paroles de Mutango mettent en scène la dimension mystique qui relie ces individus à l’au-delà. Certains parleront de télépathie, d’autres de fantastique africain ou encore de sornettes dans lesquelles se bercent les subsahariens pour reprendre l’expression globalisante de Léonora Miano. Peu importe, Mutango est le personnage qui draine le plus cette philosophie. Il est aussi la figure aussi sur laquelle la romancière porte le regard le plus critique et dont la tragédie, pour peu que le terme soit adéquat, car sa faillite interpelle forcément sur ses croyances et cette mystique lorsque son objet est le service d’un projet personnel.
 
Dialectique sur la femme
Njanjo se lève. C’est une femme menue, mais il émane d’elle une autorité que nul ne songe à remettre en cause. Elle arbore une coiffe perlée qui lui enserre le visage,, se noue sous le menton. D’un geste de la main, elle ordonne que son homologue mulongo et ceux de sa suite soient débarrassés de leurs liens. Mukano, dit-elle, sois le bienvenu.

P.103

La question de la position de la femme est naturellement présente dans le travail de Miano. Mais, il est important d’observer toutes ses descriptions pour se faire une idée globale. Ce roman est porté par le discours et le parcours de femme qui toutes aboutissent d’une manière ou d’une autre. C’est assez subtil et brillant comme narration. Aussi, si la première phase du roman est lourde voire pénible dans l’entame du lecteur, il est important de voir dans l’écriture de l’écrivaine comme une volonté d’arrêter sur l’image de ce bannissement puéril des femmes, porte-malheur attitré, bouc-émissaire parfait du pouvoir patriarcal incapable d’interpréter les événements qui s’abattent sur la communauté.
                  
Le texte ci-dessus montre des femmes dans une position différente dans la communauté bwellé. La position de la femme est valorisée et elle même dominante, au cœur du pouvoir, dans une structure ouverte sur le monde et ses grandes transactions. Là, la question de la fiction et de la vérité historique peut revenir chez le lecteur un poil machiste, d’autant qu’il y a une vraie dimension matriarcale dans cette exercice du pouvoir. Il peut paraître intéressant d’imaginer dans l’écriture de Miano, l’exercice de ce pouvoir matriarcal par une forme d’écrasement et de destruction des hommes détenteurs d’une quelconque parcelle d’exercice de la tyrannie phallocrate. C’est au lecteur de se faire une idée, en bouclant cette lecture.
Je terminerai mon propos en indiquant que nous sommes face à un roman brillant, exigent et qui n’est pas simple d’abord, jusqu’à ce Léonora Miano lâche ses personnages au-delà de leurs limites.

Editions Grasset, 235 pages, première parution en 2013
 
L'auteur donne la lecture de son roman sur son site.

Approcher le mysticisme par le roman

Laréus Gangoueus revient pour Terangaweb-l'Afrique des Idées sur la première session de l'Université Populaire de la littérature des Afrique(s), consacrée au thème du mysticisme dans le roman africain.


Mysticisme Roman
 

J’assiste à de nombreuses rencontres sur la place  parisienne. Le luxe du francilien. Mais force est de constater que toute manifestation ne mérite pas que l’on s’attarde dessus. Avec les universités populaires de la littérature africaine, la retranscription s’impose. On est à la librairie Galerie Congo, enfin dans le 7ème arrondissement de Paris, autrement dit le plus bourgeois des quartiers. Cela reste populaire. Un professeur a la lourde tache de nous introduire sur la thématique de la session  : Approcher le mysticisme à travers le roman. Disons-le, le thème est délicat, épineux et je me demande sous quel angle Jacques Dalodé peut lancer les hostilités dans le cadre apaisant de la librairie Galerie Congo.

 

L’option choisie par l’auteur optimiste des Très bonnes nouvelles du Bénin a été celle de tout bon littéraire et amoureux épris des mots sachant taire son égo : l’effeuillage des textes, leur mise à nu. Pour cela, il a choisi de ramener ses étudiants d’un soir à un texte essentiel : L’enfant noir de Camara Laye, paru en 1953. Un classique que j’ai lu adolescent. Jacques Dalodé évoque un épisode où l’enfant noir se remémore le rapport de sa mère avec le monde invisible. Cette dernière a une sensibilité qui fait qu’elle reçoit des révélations au travers des songes et parlent aux esprits qui trament des actions contre ses proches. Son pouvoir reconnu dans la contrée, on l’appelle pour briser des sortilèges. La place de parole dans son action est importante. Elle parle. Il y a là, ce n’est plus Jacques Dalodé mais l’étudiant d’un soir que je suis qui s'exprime, la première base du mysticisme, notion qui n’a pas été clairement définie. Le mysticisme introduit une notion d’interaction par la parole de l'homme entre un monde intangible et celui qui est matériel.

L’interprétation des lectures choisies de Jacques Dalodé le conduit à extraire trois approches intéressantes du mysticisme par la fiction africaine :

 

Bassin du congoL’étudiant intéressé pourra découvrir les lectures de ces textes triés par l’écrivain béninois. Certains extraits de roman sont réellement chargés de ces atmosphères qui caractérisent le champ magico-religieux qui conditionnent nombre de populations d’ascendance africaine. D’ailleurs, les descriptions de Gary Victor étonneront les néophytes par leur proximité avec des réalités africaines. Mais, cela, j’en ai déjà dressé plusieurs remarques dans ma chronique sur les treize nouvelles vaudou.


Jacques Dalodé complète son exposé par deux lectures : celles du Pleurer rire d’Henri Lopès et de son propre recueil de nouvelles Très bonnes nouvelles du Bénin et il apporte deux nouvelles approches :

  • Le mysticisme par l’exercice du pouvoir
  • Le mysticisme par la raison et l’empirisme

Avant d’évoquer la deuxième partie des échanges, j’aimerai réagir sur l’exposé et la définition du mysticisme qui, dans une approche très commune, s’apparente à l’occultisme. Je me souviens qu’adolescent dans les quartiers populaires de Brazzaville, la qualification « mystique » à un acte renvoyait immédiatement à la fois à l’occulte et à la capacité à interagir avec les mânes, les ancêtres et autres esprits. Là-bas, il ne viendrait pas à l’esprit du commun des mortels de comprendre la prière d’un prêtre catholique ou d’un pasteur évangélique comme un acte mystique. Ce qui cependant à la définition du mysticisme.Le mysticisme est associé aux croyances magico-religieuses et corrélé à une part de mystère (ce qui est le cas) et de fantastique. Cela explique en partie, le fait que la session et le traitement de la thématique ont touché le vaudou, le culte des ancêtres et l’animisme, bref croyances africaines plutôt endogènes, alors que l’islam et le christianisme auraient également pu faire l’objet d’une scrutation. En effet, comment s’exprime le mysticisme africain dans le cadre des réligions monothéistes ? La littérature africaine se confronte-t-elle à cette dimension ?

De gauche à droite Dibakana Mankessi, Pierre Laporte et Jacques Dalodé


La table ronde avec Jacques Dalodé, Pierre Laporte et Dibakana Mankessi

Faisant suite à l’exposé, le débat qui est tout aussi intéressant: Pierre Laporte, auteur du roman poétique Trajectoires paru aux éditions Diasporas noires, professeur de sciences physiques, cartésien endurci et Dibakana Mankessi, romancier et entre autres, auteur de La brève histoire de ma mère (Editions Acoria), sociologue, mystique adouci. Ils ont rejoint Jacques Dalodé, ingénieur des ponts et chaussées. Ce background n’est pas signalé ici pour faire pompeux, il va pas mal orienter les échanges que nous vous invitons à découvrir par le biais de la vidéo.

« Où allons-nous ? »

La question fondamentale que l’aîné Gabriel Kinsa, conteur, griot qu’on ne présente plus, cette question disais-je pose depuis l’assemblée des étudiants est : « Où allons-nous ? ». Même, si le sage l’intronise par un de ces préliminaires dont seuls les maîtres de la tradition orale savent faire l’usage, l’interrogation a un écho particulier en chacun des étudiants d’un soir. Car les textes lus renvoient à de nombreuses réalités sur lesquelles on a justement du mal à mettre des mots. Un contexte lourd, pesant, oppressant dont on parle avec discrétion. Si le daman de Camara Laye semble dicter ses quatre volontés à l’invisible, si la puissance de sa parole lui permet d’avoir le contrôle sur les événements et apporte une protection nécessaire, ce qui vaut pour la mère, ne vaut pas forcément pour le fils. « Où allons-nous ? » traduit aussi la possibilité de se tenir à distance pour prendre du recul ou pas. Ayiti, viscéralement attachée à ses croyances africaines, nous révèle, au travers du texte de Gary Victor, Treize nouvelles vaudou, combien cet imaginaire est envahissant et oppressant tant pour les personnages mis en scène que pour les lecteurs. Il n’y a qu’à entendre Jacques Dalodé parlant de ses lectures sous-terraines et de ses sorties titubantes de rame de métro. Notre homme n’a pourtant bu. Il s’est pris une nouvelle de l’haïtien. Un bémol a d’ailleurs été émis quand Pierre Laporte, un peu trop cartésien, a parlé d’un fantastique qui lui parle. Ce qui est fantastique pour vous, lui a rétorqué un intervenant, constitue un socle de croyances voraces qui prédétermine les actions de beaucoup de personnes dans ces contrées tropicales.  


La possibilité de la distance

Une difficulté que j’ai observée pendant cet échange et de manière générale en littérature des Afriques et celle de la prise de distance par rapport à ces croyances qui pour certaines peuvent participer à la construction des individus, mais qui souvent sont sclérosantes. Jacques Dalodé, qui a écrit un texte qui pourrait être perçu comme une réponse venue du Bénin à Gary Victor, explique un peu la distance et l’humour qui sous-tendent ses nouvelles en faisant intervenir le surnaturel béninois : L’éducation et l’exil simplifient la prise de parole. Quand on sait que Gary Victor est plongé dans son île, il y a là un élément de réponse qui explique que son texte soit autant marqué. Mais que dire de Ben Okri et de ses mondes oniriques ? L’atmosphère de La route de la faim, que les lectures de Jacques Dalodé font découvrir, est assez proche du roman Etonner les dieux du même romancier. Ici, le destin d’Azaro, son personnage central est littéralement lié au monde surnaturel. Difficile de dire si une mise à distance est possible. La croyance de Camara Laye aux pouvoirs de son daman est sans équivoque : il a vu. Celle d’Alain Mabanckou est chargée de sarcasme dans Mémoires de porc-épic (Prix Renaudot 2006). Alain Mabanckou se montre habile dans sa lecture des dites croyances. Faisant écho au bestiaire des fables de Jean de La Fontaine, il met un sympathique porc-épic dans la peau d'un remarquable tueur en série. « Si un béninois racontait une histoire proche de celle narrée par le célèbre romancier congolais, je n’y verrai que du feu ». Je paraphrase Jacques Dalodé. Tellement ces croyances sont partagées en Afrique subsaharienne. Alain Mabanckou en joue avec efficacité pour proposer un vrai mangeur d’âmes, auxquels les bantous croient beaucoup plus que l’apprenti tueur pathétique, Grégoire Nakobomayo, d’African psycho (paru en 2004). La distance dans Mémoires de porc-épic est à la fois dans l’humour et l’originalité de ses drôles de mémoires. Un élément intérieur à ce système de pensée vient à confesse, il fallait y penser et être suffisamment détaché pour le faire.


D’ailleurs sur la question de la distance, Jacques Dalodé est quelque peu dubitatif quand la question « Auriez-vous pu écrire les Très bonnes nouvelles du Bénin dans votre pays ? » lui est posée. On sent qu’écrire sur une telle thématique n’est pas aisé.

Critique et bémols

Qui a lu Très bonnes nouvelles du Bénin, comprendra la logique et le cartésianisme qui conduit l’analyse de Jacques Dalodé. Il pose d’ailleurs une question judicieuse. Si ces croyances étaient aussi efficaces,pourquoi, les hommes d’état qui les utilisent pour tenir leur population sous leur coupe, ne les utilisent pas à des fins de développement ou pour au moins augmenter leur fortune personnelle ? On entre naturellement dans un nœud très complexe à défaire. Croyances entretenues pour dominer les individus qui s’y soumettent. Certains évoqueront qu’il ne s’agit pas du même référentiel. Mais ceux qui après cette rencontre, approfondiront la lecture de Gary Victor,pourront mieux cerner ce questionnement qui est manifeste dans les lettres d'Haïti et dans de nombreux textes de littérature africaine. Cartésien, Dibakana Mankessi l’est aussi dans son travail. Et ce n’est pas forcément incompatible avec sa croyance au culte des ancêtres avec lesquels il interagit. Il tente d’apporter une nuance sur les mots avec une nécessité de différencier occultisme et mysticisme. Ses  développements sont disponibles sur la vidéo.

Pour terminer

Cette première session de l’Université populaire de la littérature des Afrique(s) a été riche d’enseignements. Comme Les palabres autour des Arts, elle est un échange certes introduit par le maître de céans, mais offre un vrai échange autour d’une thématique. A la différence, et cela est peut être le fait que c’est un auteur qui lançait le coup d’envoi, l’exposition aux textes et aux mots a fait de ce moment une véritable rencontre littéraire. Le sujet aussi délicat fut-il a été remarquablement abordé avec des angles d’attaques très différents. La question qui demeure est celle de savoir si l’approche de ces formes de mysticisme est émancipatrice pour l’homo africanicus. Une réponse proposée au lecteur est dans les ouvrages lus. Voir la vidéo de la session

 

 

Ouvrages de référence
  • Très bonnes nouvelles du Bénin, Jacques Dalodé (éditions Gallimard, Continents noirs, 2012)
  • La route de la faim, Ben Okri
  • Mémoires de porc-épic, Alain Mabanckou (édition du Seuil, Prix Renaudot 2006)
  • Treize nouvelles vaudou, Gary Victor (éditions Mémoires d’encrier, 2008)
  • Le pleurer-rire, Henri Lopès (éditions Présence africaine, 1982, Grand prix littéraire d’Afrique noire)
  • L’enfant noir, Camara Laye (éditions Plon, 1953)

Auteurs présents pour la première session de l'UPLA

  • Pierre Laporte. Trajectoires (roman poétique, aux éditions Diasporas noires, 2012)
  • Dibakana Mankessi. La brève histoire de ma mère (roman, aux éditions Acoria, 2009) 
  • Joss Doszen. Le clan Boboto (Loumeto)

(*) UPLA – Université Populaire de la littérature des Afrique(s)

Interview d’Alain Mabanckou, co-organisateur du festival Etonnants Voyageurs à Brazzaville

Mabanckou ©Alain Mabanckou est un auteur majeur sur la scène littéraire française et africaine. Ses textes sont traduits dans une douzaine de langues aujourd’hui. Il a obtenu de nombreux prix littéraires parmi lesquels le prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc épic ou le Grand Prix de littérature de l’Académie française 2012 pour l’ensemble de son œuvre. Son dernier livre, Lumières de Pointe-Noire (Seuil, 2013) est classé parmi les meilleures ventes de livres en France. Du 13 au 17 février derniers il a codirigé le Festival Etonnants Voyageurs qui s’est tenu à Brazzaville.

Alain Mabanckou, bonjour. Vous avez milité depuis plusieurs années pour que le festival Etonnants Voyageurs puisse poser également ses malles en Afrique centrale, à Brazzaville, la capitale de votre pays d’origine. Pouvez-vous revenir sur ce long lobbying discret qui a fini par porter ces fruits ?

Bonjour. En effet cela faisait quelques années que je souhaitais que le festival Etonnants Voyageurs se déroule en Afrique centrale, parce que la plupart des rendez-vous culturels importants sur l’Afrique se passent généralement en Afrique de l’Ouest (cinéma, photographie, etc.). Brazzaville, capitale reconnue comme le bastion de grands écrivains était le lieu tout indiqué. Je connaissais déjà le festival Etonnants Voyageurs de Bamako, j’y suis allé à toutes les éditions. L’idée était qu’on puisse garder cette édition malienne et en créer une autre en Afrique centrale. J’ai œuvré dans ce sens, et malheureusement l’édition de Bamako a été arrêtée pour des raisons que j’ignore. Dans ces conditions on courait le risque de ne plus avoir un grand rendez-vous de littérature en Afrique subsaharienne francophone. J’ai remis sur la table mon idée de Brazzaville devant Michel Le Bris lorsque nous étions en Haïti où a lieu aussi Etonnants Voyageurs tous les deux ans. Nous avons sollicité deux prix Nobel de littérature dans le dessein de parrainer l’édition brazzavilloise : le Franco-mauricien J-MG Le Clézio et l’Américaine Toni Morrison. Ils ont été enthousiastes et nous ont donné immédiatement leur accord, suivi de celui d’une bonne trentaine des plus grands auteurs du monde entier qui ont constitué alors notre Comité de soutien. Le Festival de Brazzaville était né…

Comment avez-vous vécu en tant que codirecteur les préparatifs de ce festival, tant dans le suivi des contacts des acteurs du terrain que dans l’organisation de la venue des différents invités ? 

Une équipe de France a fait plusieurs voyages au Congo pour travailler avec celle de Brazzaville. C’était un travail en synergie pour que l’accueil des invités, de la presse se fasse dans de bonnes conditions. Le Festival de Brazzaville a bénéficié de l’expérience du Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo (France) qui a une pratique de plusieurs décennies dans l’organisation des évènements culturels de ce genre. Je me suis rendu également sur place à deux reprises, de même que mon codirecteur Michel Le Bris. Je suis arrivé une semaine avant l’ouverture du Festival pour éviter le syndrome de la calebasse qui se casse au seuil de la porte. Dès que quelque chose coinçait, nous intervenions aussitôt. C’est ce qui a expliqué la réussite de cet évènement.

« L’Afrique qui vient » a été le thème du festival. Quel sens donniez-vous à cette thématique ? Et quel regard portez-vous sur son traitement et sa perception par le public congolais ?

« L’Afrique qui vient » est un terme du grand philosophe camerounais Achille Mbembe, et je conseille à vos lecteurs de lire son magnifique ouvrage Sortir de la grande nuit (éd. La Découverte) ! Le sens que nous donnions à ce thème était celui que ce philosophe traçait dans son essai : un monde était en train de mourir, mais un autre naissait, dans le tumulte et le chaos, avec une formidable énergie. Les turbulences et les conflits du continent ne devaient pas occulter cette émergence. L’Afrique qui vient est celle-là qui met à mal les discours convenus, ceux de la fatalité et de la nostalgie. C’est une nouvelle Afrique dont les artistes, les écrivains et les créateurs dessinent les contours. C’est ce bilan qui a été fait à Brazzaville, avec des auteurs venus des quatre coins du monde – parce que pour « penser » l’Afrique il serait suicidaire de s’enfermer entre Africains alors même que dans les autres espaces de création notre continent est au cœur du « discours ».

Les bantous de la capitaleIl est parfois utile sinon recommandé de comprendre comment les autres vous perçoivent. Le traitement de cette question a été une véritable réussite dont les échos ont été reportés dans la presse panafricaine et d’autres continents puisque des grands quotidiens anglais comme The Guardian, The Independent, Newsweek ou The Economist étaient là. Sans oublier toute la presse française Le Monde, Libération, L’Express, L’Humanité, Télérama, France 3, France O, France 24, TV5 et notre partenaire France Inter qui a émis en direct de Brazza pendant deux jours consécutifs. Le public congolais a bien été réceptif et réactif tout au long des rencontres d’autant que nous avons évoqué le conflit au Mali et le fanatisme, la littérature face à la censure, la question des littératures nationales etc. De grands débats dans les quartiers populaires (Bacongo, Poto-Poto, Moungali etc) ont drainé des foules, notamment lorsqu’il s’agissait d’un état des lieux de la littérature des « deux rives » (les deux Congo) ou de certaines villes africaines considérées comme des « cratères » mais pleines de créativité (Lagos, Le Caire, Kinshasa, Johannesburg). Le Nigéria fut un des points forts, sans compter le débat houleux sur le « Printemps arabe » avec, entre autres, de grands noms de la littérature algérienne, Boualem Sansal, Yahia Belaskri. Je ne peux que me réjouir en me disant que cela s’est passé dans mon pays ! Et les Congolais prenaient la parole !

Pouvez-vous nous apporter votre regard sur l’ensemble des manifestations qui ont dépassé le cadre littéraire, pour des projections cinématographiques, des concerts de musique ou des défilés vestimentaires pour les amoureux de la sape…

Tout s’est passé dans l’esprit d’Etonnants Voyageurs : une programmation riche, variée, allant de la littérature en passant par la peinture, la photographie et le cinéma. Les écrivains sont allés dans les collèges, les lycées et l’Université où les livres avaient au préalable été envoyés dans les établissements. Dans une ville où le cinéma n’existe plus, il était émouvant de voir ces projections « en plein air », avec des jeunes captivés par le pouvoir de l’image grâce à ces films faits ou réalisés par des Africains ou des amis du continent. Les concerts – toujours gratuits – furent des moments de valorisation de la musique congolaise avec Les Bantous de la Capitale, Clotaire Kimbolo, Zao, Nzete Oussama ou encore Roga Roga. L’Ecole de peinture de Poto-Poto fut ce lieu où j’ai animé une grande rencontre avec la nouvelle génération des poètes congolais aux côtés de leurs aînés. Nous avons notamment rendu hommage au poète Léopold Congo-Mbemba qui nous a quittés il n’y a pas longtemps. La Sape fut un sujet parmi tant d’autres, et il a été traité de manière académique, universitaire, avec la présence du professeur Lydie Moudileno qui enseigne aux Etats-Unis et qui a consacré des études sur la question. Les romancières Léonora Miano et Elizabeth Tchoungui ont été parmi les intervenantes à cette table-ronde.

Quelle réception la jeunesse brazzavilloise a accordé à tous ses écrivains venus du monde entier ? 

Il y avait un grand élan dans la ville. Un souffle qui redonnait aux jeunes l’espoir d’un retour de la culture dans la capitale. Les amphithéâtres de la fac de Lettres étaient bondés. Les rencontres dans les quartiers populaires et l’Institut Français étaient remplies, et certains s’asseyaient par terre ! C’est une jeunesse dont la curiosité a été à son comble, et certains allaient rendre visite aux auteurs jusque dans le hall de l’hôtel. J’ai vu des collégiens et des lycéens venir en masse le samedi et le dimanche – c’est-à-dire après leur période de cours. Ce dont les auteurs étrangers ont remarqué c’est le respect, la finesse de cette jeunesse qui, même lorsqu’elle prenait la parole, avait conscience que les revendications les plus efficaces sont celles qui passent par le calme et la précision de la pensée. C’est pour cela par exemple que j’ai beaucoup apprécié l’intervention de l’auteure Gilda Moutsara qui a pris la parole de manière intempestive lors de l’ouverture du Festival devant le ministre de la culture pour lui rappeler la situation sociale du pays. Certes le ministre a cru que j’avais « téléguidé » ma consoeur (« – Merci pour cette mise en scène ! dira-t-il), mais je confirme, comme l’a d’ailleurs rapporté L’Express, que l’écrivaine a agi en son âme et conscience.

Puisque je dirigeais l’ouverture, j’ai dit à notre consoeur qu’elle pouvait prendre tout son temps (les enregistrements de ces échanges peuvent être réécoutés sur le site de France Inter). C’était pour moi un des moments forts du festival car s’il n’y avait pas cette tribune d’Etonnants Voyageurs à Brazzaville qui aurait pu entendre la voix de cette consoeur qui vit et écrit au Congo ? Evidemment quelques « opposants » autoproclamés qui vivent en Europe et passent des heures à pianoter frénétiquement sur des sites à la limite du nationalisme grégaire ont voulu instrumentaliser cet épisode, allant même jusqu’à expliquer que l’écrivaine avait été emprisonnée ! Si c’était le cas, j’en aurais fait une affaire personnelle. Ce genre de ragots, il y en aura davantage car, hélas, le Congo est un pays où si vous ne faites rien pour la jeunesse on vous montre du doigt ; et si vous faites quelque chose, comme ce festival Etonnants Voyageurs, on vous accuse de collaborer ou de chercher un poste ministériel ! Je ne suis candidat à rien, et l’existence que je mène me convient parfaitement. Je ne suis pas obligé d’intervenir sur la culture de mon pays. Je le fais pourtant le cœur léger, l’âme tranquille et la conscience au repos. Honni soit qui mal y pense…

Vous avez fait une brillante intervention sur les littératures nationales lors de ce festival. Or dans un article paru sur Afrik.com vous avez violemment été pris à parti un auteur congolais qualifiant le concept de la littérature-monde « d’imposture » et d’effacement des littératures nationales…

En tant que professeur j’ai horreur du hors-sujet. Cela veut dire au fond trois choses : ou l’étudiant n’a pas suivi le cours, ou il ne l’a pas compris ou alors il n’a pas le niveau de ses collègues. Si ces trois points se regroupent sur un seul individu, alors c’est la catastrophe. Il y a des gens qui sont intellectuellement endettés, et il faudra un jour, pour leur intérêt, les mettre en procédure de cessation de paiement ! Faut-il rappeler que le festival de Brazzaville n’avait pas pour thème la « littérature-monde », mais « L’Afrique qui vient » ? La littérature-monde fait l’objet de thèses de doctorat, elle est étudiée aujourd’hui dans les grandes universités américaines, anglaises, australiennes, et même en France. Elle ne signe pas l’acte de décès des littératures nationales, mais elle pose comme postulat le refus du diktat de la littérature française sur les autres espaces qui créent en langue française. Pour mémoire, voici quelques lignes de la conclusion du Manifeste que nous avons signé dans Le Monde en mars 2006, par 44 grands écrivains comme Le Clézio, Amin Maalouf, Edouard Glissant ou Dai Sitje : « Littérature-monde parce que, à l'évidence multiples, diverses, sont aujourd'hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d'"interdit de la fiction" ce qui depuis toujours a été le fait des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l'inconnu du monde – et à l'inconnu en nous. »

1David Can reybrouck et AMIl semble que cette polémique soit le fruit d’un auteur congolais qui n’a pas été invité au festival. Pourquoi d’autres auteurs congolais reconnus comme Wilfried N’Sondé, Dibakana Mankessi n’étaient pas présents à Brazzaville ? 

Le comité de sélection du Festival opère librement ses choix. Je n’ai qu’un seul regret : celui de n’avoir pas pu convaincre ce comité d’inviter le romancier Dibakana Mankessi qui, avec patience, est en train de bâtir un véritable parcours littéraire. Il a été victime du nombre surabondant d’auteurs congolais retenus dans la programmation (plus d’une trentaine vivant sur place !) Quant au brillant romancier Wilfried N’Sondé qui réside en Allemagne, nous l’avions invité dès le départ mais il ne pouvait pas se soustraire à certains engagements qu’il avait contractés bien avant notre sollicitation – c’est son gagne-pain. Dans l’ensemble la littérature congolaise a été largement représentée aux côtés des aînés comme Emmanuel Dongala, Henri Lopes, Tchitchelle Tchivela, Lydie Moudileno et la trentaine de jeunes auteurs qui faisaient leurs premiers pas dans un festival international. Il faudra rappeler aussi la délégation des auteurs de « l’autre Congo », la RDC. Il s’agissait avant tout de privilégier ceux qui résidaient dans le pays et non de parachuter toute la diaspora congolaise. On ne met jamais à l’honneur les écrivains qui vivent sur place : c’était l’occasion rêvée pour nous de les connaître, de les épauler, de leur faire rencontrer les éditeurs et les écrivains venus d’ailleurs.

Votre prochaine expérience en tant que directeur de festival littéraire vous conduira en Corrèze, à la tête de Foire du Livre de Brive la Gaillarde, avec pas moins de 350 écrivains invités. Un autre sacré défi ?

En effet je présiderai en novembre prochain l’un des plus grands salons du livre de France, la Foire du livre de Brive la Gaillarde. C’est un grand honneur car c’est le salon où se joue la littérature d’expression française, avec notamment la présence des membres du prix Goncourt et de grandes pointures des Lettres françaises. Je donne les grandes lignes de la programmation et j’ai une liste d’une quinzaine d’auteurs que j’aime et que je vais inviter…

 

Propos recueillis pour Terangaweb, Paperblog et Chez Gangoueus par Lareus Gangoueus

 

Crédit photo :

Photo portrait Alain Mabanckou  : Alain Mabanckou. @ Hermanc (http://www.rfi.fr/emission/20130214-festival-etonnants-voyageurs)

Photos 2 et 3 : Caroline Blache, tous droits réservés