Berbères, berbérophones, berbéristes

Au X° siècle, un biographe andalou, Ibn al Faradi, mentionne dans ses notices d’hommes illustres un tiers d’Arabes, le reste étant composé de Berbères et de convertis. Deux siècles plus tard, dans le même exercice, chez Ibn al Abbar, on note deux tiers d’Arabes pour seulement un tiers de Berbères. Que s’est-il donc passé dans la Péninsule en deux siècles pour que le rapport numérique entre Berbères et Arabes s’inverse au profit de ces derniers ? Les faits connus auraient dû au contraire amoindrir encore plus la proportion d’Arabes : car il n’y a plus eu de peuplement arabe supplémentaire, alors même que les Berbères n’ont cessé de déferler sur la Péninsule, mercenaires Zénètes au X° siècle, Almoravides Sanhadja au XI°, Almohades Masmouda au suivant…

Il s’est passé, au cours de ces siècles, quelque chose d’habituel dans le processus de civilisation : la sédentarisation, l’urbanisation, l’extension de l’écriture et du commerce, se sont faits au bénéfice de la culture dominante. En abandonnant le droit coutumier pour la charia, l’horizon tribal pour celui de l’Etat de Cordoue, l’économie en autarcie pour l’échange monétaire, les Berbères s’arabisèrent : dans leur langue, puis, quelques générations plus tard, dans leur identité. Et des tribus qu’on savait de science sûre amazighes devenaient, par cette alchimie, arabes.

Identité raciale, identité généalogique

Cet exemple montre l’extrême labilité des frontières « ethniques » dans les sociétés maghrébines traditionnelles. Fondées sur l’appartenance généalogique, le nasab, celles-ci pouvaient connaître des changements radicaux en termes de langue et de religion, tout en gardant le même substrat humain. Combien de tribus berbères, une fois arabisées – par le commerce, les alliances politiques, la sédentarisation dans les plaines – se découvraient des ancêtres himyarites ou de Mudar ? Au bout de quelques générations, seuls des généalogistes pointilleux allaient encore noter de tels « conversions »…Sur cette structure mentale propre, la modernité a sur-imprimé une autre manière d’identifier les populations. Le positivisme scientifique, qui traita l’humanité comme un phénomène biologique, avança main dans la main avec la montée des nationalismes en Europe, unifiant les populations paysannes autour d’une culture centralisée. Lors de la colonisation, ce regard que les Occidentaux portèrent d’abord sur eux-mêmes, ils le projetèrent sur leurs sujets maghrébins.

On essaya même de se figurer des types physiques arabe et berbère. On oublia cette bataille qui opposa, en 741, des Arabes à des Berbères : ces derniers se rasèrent la tête, pour pouvoir se distinguer de leurs adversaires…Aujourd’hui, on voudrait faire d’une frontière très mouvante un axe racial ancien ; on tendrait à faire croire aux « Arabes » de Marrakech ou de Meknès qu’ils viennent, racialement, du Yémen, alors même qu’il y a encore quelques générations, leurs ancêtres parlaient berbère dans le Haut-Atlas ou le Tafilalet.

Différences ethniques ou linguistiques ?

Distinguer entre Berbères, berbérophones et berbéristes, serait un utile exercice d’hygiène mentale préalable à toute proposition publique. La berbérité « raciale » est le produit d’une modernité politique et scientifique. Cette définition raciale, en se superposant aux identifications tribales, masque ce fait fondateur : tous les Marocains sont des berbères, racialement parlant, dans des proportions variées. Les quelques dizaines de milliers d’authentiques arabes qui s’installèrent au Maroc contribuèrent surtout à « labelliser » d’une filiation bédouine la population locale. La berbérophonie dessine, à l’intérieur de cette masse humaine, les frontières d’un reliquat géographique et culturel. Ces frontières sont mouvantes. Régressant avec la modernité, elles peuvent enfin, aujourd’hui, se stabiliser et peut-être regagner du terrain.

Mais l’erreur méthodologique serait de confondre ces berbérophones d’aujourd’hui avec une ethnie figée et cristalline. Puisque la modernité refuse les Etats pluriels, disons qu’il y a au Maroc des berbères berbérophones et des berbères arabophones. Et la question ethnique n’est qu’un paravent pour le débat culturel et linguistique, qui nous concerne tous.

 

Omar Saghi, article initialement paru sur son blog