Comprendre le marché du travail africain : faiblesses et potentiels

àlaune_introLes remous qu’ont connus bon nombre d’économies au cours de cette dernière décennie ont épargné l’Afrique dans sa globalité, si l’on s’en tient aux performances réalisées en termes de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). En effet, au moment où les pays du Nord enregistrent de faibles performances économiques, l’Afrique affiche une forte résilience face à la crise économique et financière mondiale, avec une croissance estimée à 4,8% en 2013 et des prévisions tournant autour de 5,3% pour 2014.[1]

Ces performances en matière de croissance n’ont apparemment pas permis d’apaiser les tensions sur le marché du travail africain qui reste tributaire, entre autres, d’un chômage endémique et d’une précarité de l’emploi. Pourtant si l’on s’en tient à certaines théories économiques[2], une croissance soutenue devrait, au-delà d’un seuil donné, contribuer à réduire le chômage.

Dès lors il convient de s’interroger sur les facteurs explicatifs de ce “décrochage apparent entre la croissance et l’emploi”. Ce questionnement se justifie d’autant plus que la création d’emploi est le plus souvent perçue comme un préalable à la réalisation d’une croissance inclusive, c’est-à-dire profitable à toutes les composantes de la société et en particulier aux pauvres. Deux questions peuvent dès lors se poser :

  • Peut-on considérer, comme le stipulent certains analystes, que cette croissance est encore insuffisante pour avoir des retombées significatives en termes d’emplois ?
  • Devrait-t-on plutôt chercher la réponse dans l’existence de facteurs structurels bloquants, propres au marché du travail des économies des pays d’Afrique ?

L’objectif de notre analyse n’est pas de théoriser sur ces deux questions. Nous soutenons toutefois qu’une croissance soutenue et durable demeure une condition nécessaire mais pas suffisante pour engendrer des changements conséquents au niveau social. Dans la suite, nous tenterons de faire ressortir, à travers une caractérisation du marché du travail africain, les facteurs structurels qui pourraient expliquer la persistance du chômage et la précarité de l’emploi dans nos économies. Il sera aussi question de mettre en avant les atouts dont disposent nos économies pour inverser cette tendance.

L’Afrique tire-il avantage de son dividende démographique ?

L’Afrique et plus particulièrement la région subsaharienne est la dernière à entamer une transition démographique dans le monde. Cette transition démographique[3] tardive et inachevée accroît les tensions sur le marché du travail, dans la mesure où chaque année une cohorte de près de 17,5 millions de potentiels demandeurs d’emploi (âgé de 15 à 64 ans, qualifiés ou pas) s’ajoute au nombre pléthorique des sans-emplois. D’après le rapport sur les «Tendances mondiales de l’emploi 2012» du Bureau International du Travail (BIT), le taux de croissance de la population en âge de travailler devra tourner autour de 2,8% entre 2010 et 2015. Conjointement à cette poussée démographique, on note une faible capacité de création d’emplois[4] dans nos économies, ce qui transforme le dividende démographique en un facteur contraignant qui vient aggraver la dépendance économique déjà existante. Dès lors, un des défis majeurs pour les pays africains sera d’identifier les secteurs moteurs de la croissance et d’envisager des mécanismes visant à accroitre leur capacité à générer d’emplois décents et productifs. 

Pourquoi les secteurs porteurs de la croissance en Afrique ne génèrent-ils pas suffisamment d’emplois ?

La croissance observée en Afrique reste volatile car reposant essentiellement sur les secteurs à forte intensité capitalistique.[5] En Afrique Subsaharienne par exemple, près de 15% de la production annuelle et 50% des exportations proviennent de ressources naturelles non renouvelables.[6] Or, l’activité dans ces secteurs tourne essentiellement autour de la production et de l’exportation de matières premières à l’état brut, ce qui est un facteur compromettant au regard de la faible valeur ajoutée générée et du faible nombre d’emplois décents créés. 

repartition_emploi_secteursMême si en Afrique du Nord le secteur des services reste le principal pourvoyeur d’emplois, dans une bonne partie de l’Afrique (Afrique Subsaharienne), le secteur primaire et notamment le secteur agricole traditionnel fournit la plus grande part des emplois (graphique ci-dessus). Les estimations préliminaires du BIT ont révélé qu’en 2011, 62% des personnes employées en Afrique Subsaharienne le sont dans le secteur agricole. Mais l’activité dans ce secteur reste toutefois similaire à celle du secteur informel, avec une bonne part des emplois exercés dans des conditions difficiles et généralement sans protection sociale. L’emploi y est parfois exercé de façon occasionnelle ou indépendante. Selon l’OIT, 76% de la population active en Afrique subsaharienne en 2012 exerce un “emploi vulnérable”.

Ainsi, peut-on dire que la prédominance du secteur primaire, et en particulier celui des produits de base agricoles dans nos économies, est un frein à la création d’emplois ? Bien au contraire, d’après le rapport 2013 sur les perspectives économiques en Afrique, un secteur primaire solide peut servir d’appui pour permettre une transformation structurelle, c'est-à-dire « une diversification économique  qui créera des emplois productifs ». En effet, selon le même rapport, « l’analyse de l’avantage comparatif relatif fait apparaître qu’un secteur des ressources naturelles solide va souvent de pair avec un secteur manufacturier solide » [7].

Il apparait ainsi que, pour accroître aussi ses emplois ruraux agricoles que non agricoles, l’Afrique doit exploiter au mieux  ses matières premières en modernisant le secteur agricole traditionnel pour accroitre la quantité et la qualité de la production. De plus des chaines de transformation locale des produits de base devront être mises en place pour permettre l’industrialisation progressive du monde rural.

L’économie informelle ne peut-elle pas être une alternative à la résorption du chômage ?

La faiblesse des emplois salariés, notamment  dans les économies d’Afrique subsaharienne[8], ainsi que les lourdeurs administratives et le niveau d’imposition contraignent une bonne partie des travailleurs non agricoles à œuvrer dans l’informel. Ce secteur mobilise près de trois quart de la population active en Afrique Subsaharienne dans des emplois non agricoles de subsistance, instables, à temps partiel, sans protection sociale et généralement à faible rémunération. Mais il demeure malgré tout un secteur régulateur de l’économie car étant le principal pourvoyeur des revenus des activités non agricoles des ménages. D’où la nécessité de mettre en place des politiques visant à tirer au mieux profit de ce secteur, en le dynamisant davantage et en mettant en place les conditions pouvant  faciliter sa transformation en un secteur privé productif.

Les demandeurs d’emplois ont-ils les qualifications requises pour intégrer le marché de l’emploi ?

Un problème majeur et inhérent aux économies de la plupart des pays africains est celle de la qualification des personnes en âge de travailler (main d’œuvre potentielle). La question de la qualification basée sur l’investissement en capital humain demeure essentielle dans la mise en cohérence et la réussite des politiques d’aide à la création d’emplois productifs. Pour qu’il y ait effectivement une création d’emploi, il faut que l’offre d’emplois des entreprises coïncide avec l’offre de travail, ou mieux avec l’offre de compétences, des actifs demandeurs d’emploi. De plus l’investissement en capital humain constitue un élément essentiel dans le processus de création et de pérennisation des emplois. Une entreprise dotée d’une main d’œuvre hautement qualifiée gagne en productivité et réalise plus de plus-value qu’elle peut réinvestir en capital (humain et physique). Offrir aux demandeurs d’emploi, notamment aux jeunes, une éducation et une formation adéquate leur permettant de saisir les opportunités d’emplois apparaît dès lors comme une exigence dans la lutte contre le chômage.

Cette revue non exhaustive des problèmes propres au marché de l’emploi Africain permet d’alerter sur la nécessité de mener des actions coordonnées, précises et surtout basées sur les réalités existantes en vue de réduire le chômage et d’améliorer les conditions des travailleurs. Pour ce faire, les visions politiques et les promesses électorales en matière d’emploi, ainsi que toute autre politique de promotion de l’emploi doivent être basées sur des systèmes d’information fiables sur le marché du travail et surtout être traduites en actes concrets.

Jean Rodrigue Malou

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] «Perspective économique en Afrique 2013 », CEA, BAD.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] Notamment à la loi d’Okun (1962) établissant une relation empirique forte entre la croissance du PIB et le chômage

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] De manière simplifiée la transition démographique désigne le « Passage d'un régime démographique traditionnel, où la fécondité et la mortalité sont élevées, à un régime moderne de fécondité et mortalité beaucoup plus faibles »  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[4] 17 millions et 78 millions emplois créés  respectivement  en Afrique du Nord et en Afrique Subsaharienne entre 1999 et 2009

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] Produits de base agricoles et énergétiques et sur le secteur des produits de base non renouvelables

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] «Perspectives économiques régionales, Afrique Subsaharienne», FMI, Avril 2012,P.74

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[7] AfricanEconomicOutlook.org

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[8] Le choix de focaliser nos analyses sur l’Afrique Subsaharienne tient du fait que la situation y est plus alarmante