Afrique : d’un paternalisme à l’autre ?

ELEONORE378462En 2013 l’OUA aurait eu cinquante ans ; cinquante années marquées par des discours forts, des déclarations d’intention, des reniements et peu d’actes permettant d’aller au-delà du slogan. Il y a eu les blocs de Casablanca et Monrovia, l’UA longtemps après, puis encore plus récemment des initiatives telles que la « théorie des jeux » appliquée, par des chercheurs de l’Université de Dakar, à la problématique de l’Union des Etats africains pour aboutir à un objet artificiel dénommé : « Etat virtuel d’Afrique ». Entretemps, on a vu la mise en place d’organisations régionales, au plus grand bonheur des théoriciens des « cercles concentriques ».  Il y a surtout eu, pendant tout le temps qu’a duré ce processus encore en cours, ce face à face entre les chefs d’Etats d’après indépendance qui, à quelques exceptions près, ont agi sous l’influence de l’ancienne puissance coloniale et des figures, essentiellement des intellectuels ou opposants dans leurs pays, qui ont écrit et agi contre ce paternalisme qui se substituait au colonialisme.

Ce débat est encore très actuel sur le Continent, et il a amené certains à proposer d’autres modèles pour contrer l’influence toujours prégnantes des anciennes « puissances coloniales », France et Angleterre surtout,  mais aussi celles de leurs voisins européens et de leur allié américain.

Dans des pays d’Afrique subsaharienne à fortes populations musulmanes tels le Sénégal, on distingue souvent l’école  du blanc de l’autre, celle où l’on apprend d’abord les préceptes de l’Islam, appelée communément l’école arabe. Parmi ceux qui en sont issus certains sont allés faire des études supérieures dans les pays arabes et il en est qui tendent à substituer au modèle occidental, celui dit oriental. Des voix s’élèvent cependant pour refuser ce qui est appelé : « un autre paternalisme ».

Certaines réactions après une tribune de Tariq Ramadan sur la récente intervention française au Mali  en sont une parfaite illustration. Après avoir pris connaissance des écrits de ce dernier, en effet, Bakary Samb, chercheur au Centre d’Etude des Religions de l’Université de St Louis, a publié un article intitulé « L’autre vrai paternalisme occulté par Tariq Ramadan ». Il y suggérait que Ramadan ne faisait que perpétuer, sous une autre forme, « l’image d’une Afrique sans civilisation, terre de l’irréligion (Ad-dîn ‘indahum mafqûd) rejointe par les théories de la tabula rasa, véhiculée par Ibn Khaldoun (Muqaddima) et noircie par l’intellectuel syrien Mahmoud Shâkir, dans son Mawâtin shu’ûb al-islâmiyya ». Image  restée selon lui « intacte dans certains imaginaires. Mahmoud Shâkir présentant, à titre d’exemple, le Sénégal qu’il n’a peut-être jamais visité comme un pays avec ses ‘’ sauvages et cannibales ‘’ dépourvu de toute pratique ou pensée islamique ‘’respectables ‘’ ».

A peu près les mêmes critiques faites à un Nicolas Sarkozy perpétuant, sans paraître y toucher, les thèses, notamment Hégélienne, présentant le nègre comme un sous homme, dans son « discours de Dakar ».

Il s’agirait ici d’un comportement répandue chez les élites arabes qui ne concevraient, selon Bakary Samb, leurs relations avec les africains que sous un angle paternaliste et de domination. Ce ne serait rien d’autre, à l’en croire, qu’un «paternalisme arabe savamment drapé du prétexte d’islamisation ». 

L’on se gardera bien, faute d’éléments probants, de prendre position sur les desseins inavoués ou supposés de Ramadan. Autant avec Sarkozy la manœuvre était évidente par sa grossièreté et sa maladresse autant un Tariq Ramadan perpétuant Ibn Khaldoun nous parait plus invraisemblable. L’intérêt de cette réaction, qui reflète une position assez partagée dans l’intelligentsia africaine – on peut citer parmi ses autres tenants Tidiane Ndiaye, l’auteur du « Génocide voilé » – réside à notre avis, dans le débat de fond qu’il pose à savoir si en termes d’idéologie et d’utilisation de valeurs culturelles comme forces motrices pour amorcer le développement l’Afrique doit continuer à importer des modèles.  S’il n’est pas temps de sortir de ce rapport « dominant-dominé » avec les « partenaires au développement » qu’ils soient occidentaux, arabes, chinois ou autres.

La réponse n’est pas tranchée. Une grande partie des mouvements panafricanistes qui ont émergé depuis cinquante ans ont été inspirés par des leaders comme Kwamé Nkrumah, Sékou Touré, Thomas Sankara ou Cheikh Anta Diop.

En regardant leurs propositions sur la question du développement et de l’unité africaine on note des divergences dans l’approche. Une chose au moins, cependant, les réunit : le refus de toute vision importée du développement et de toute domination culturelle extérieure. Autant de préoccupations que nombre d’intellectuels africains trouvent aujourd’hui révolues.

Pour eux, de manière générale, il n’est pas question de remettre en cause tout ce système hérité de la colonisation ni de chercher dans notre histoire et dans l’expérience tirée de cinquante ans d’échecs comment changer de cap. Il faut juste quelques autres « ajustements structurels » ou d’autres solutions qui ont en commun le fait de ne jamais sortir de ce modèle ultra libéral pérennisé par les deux « figures paternelles » que sont le FMI et la Banque mondiale.  Cela et puis se tourner vers la Chine au risque – on a rarement cela à l’esprit lorsqu’il s’agit du géant asiatique – de s’exposer à un « autre paternalisme » économique.  

Lamido Samusi, gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, fils d’ancien diplomate en poste à Pékin, le relevait récemment : « La Chine, disait-t-il, prend nos ressources naturelles et nous vend des produits manufacturés. C’était également l’essence du colonialisme. Les Britanniques sont allés en Afrique et en Inde pour s’assurer des matières premières et des marchés. L’Afrique s’ouvre maintenant de son plein gré à une forme d’impérialisme. »

Ces élites africaines d’aujourd’hui, évoquées plus haut, seraient-ils l’incarnation, jusqu’à la caricature, de « l’intellectuel colonisé » tel que décrit par Umar Timol ? « Créature de l’Empire ayant fait de brillantes études dans une de ses grandes universités, il a été un étudiant modèle et il maîtrise parfaitement les savoirs qu’on lui a inculqués. Il a lu tous les grands philosophes, écrivains et historiens de l’Empire. La littérature de l’Empire est sa littérature, l’histoire de l’Empire est son histoire, la philosophie de l’Empire sa philosophie. » Il a aussi lu les grands intellectuels des anciens pays colonisés mais souvent « sur un mode ‘’exotisant’’ » c’est-à-dire pour valider le « savoir dominant ».  Il a « parfaitement assimilé le discours des intellectuels de l’Empire.

On pourrait le comparer à un perroquet qui ressasse le discours dominant. » Lorsqu’il critique, se rebelle contre l’ancien colonisateur, c’est généralement  avec les outils que ce dernier « lui fournit » et d’autre part « dans l’exercice de sa critique, il doit demeurer dans certaines limites car il ne veut surtout pas que les intellectuels de l’Empire le relèguent aux confins. Il est celui qui croit tout savoir, qui croit être le plus cultivé, le plus apte à penser le devenir des autres mais il ignore paradoxalement l’essentiel. »

Dans ce débat idéologique certains, dans les pages même de ce site, sont allés jusqu’à comparer l’idée d’une parenté entre les peuples d’Afrique subsaharienne et l’Egypte pharaonique, donc l’idée d’une unité culturelle de l’Afrique noire – thèse à laquelle s’adossent bon nombre de panafricanistes pour prôner une réappropriation de l’Afrique par les africains allant des programmes enseignés dans nos écoles aux richesses de notre sous sol – à la construction de l’idéologie nazie.

C'est une comparaison pour le moins douteuse mais qui a un intérêt au moins : elle montre qu’en Afrique même (ici on ne parle plus d’idéologues d’Occident ou d’ailleurs : ni Dawson et son « homme de Piltdown », ni Hegel, ni Ibn Khaldoun, ni un autre) la réflexion sur ces questions est une confrontation des extrêmes. Il faut certainement en passer par là pour bâtir un modèle consensuel au sens de faire adhérer le plus d’énergies à un projet panafricain dans lequel on compterait d’abord sur nous-même pour avancer.

Racine Demba