Par Thierry Amougou, économiste, professeur à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), membre de IACCHOS (Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines)
Le 02 février 2024, au moment où je commence ce texte, la guerre menée par Israël contre le Hamas a déjà fait 27.019 morts et 66.139 blessés Palestiniens. L’horreur quotidienne est donc le plat du jour, qu’à leurs sens défendant, dégustent les yeux du monde devant le bombardement cathodique du petit écran. Les âmes sensibles « zappent » ou se couvrent les yeux quand les journaux télévisés invitent dans l’intimité des familles les nouvelles atrocités de ce champ de bataille. D’autres, plus affectés pour de multiples raisons, se contentent des pleurs muets et des larmes sèches de leurs esprits. Comme une grenade, mon cœur écarlate n’a aucune sympathie pour les explosions qui réduisent en miettes hommes, femmes, enfants et bébés pour la passion du bruit assourdissant et du fatras derrière soi après la déflagration. Comment échapper aux balles et à leurs sinistres sifflements ? Comment éviter le règne de la vie en miettes ? Comment résister au béton qui passe de la forme bâtiment à la forme gravas ? Comment crier plus fort que des canons en rut ? Comment dire la vie plus haut qu’un char qui crache le feu de la mort de toute sa machinerie et de toute sa technologie ? Je n’ai pas de réponses pertinentes, alors j’écris. J’écris parce que mon cœur, ma grenade organique bat encore, et que, dans une complicité intime avec mon cerveau, elle cherche un refuge salvifique vers mes multiples références intellectuelles. Elle espère y trouver une Ambassade, une terre d’accueil pour une humanité d’une égale dignité. Je pense que nous en sommes très loin dans ce conflit. Nous en sommes à mille lieues dans ce monde où une telle humanité fait face au sens interdit et au cul de sac lorsqu’elle cherche sa route, lorsqu’elle scrute sa destination. Sommes-nous sortis de la civilisation ? Barbarie et civilisation ne font-ils qu’un désormais ?
Les lignes qui suivent sont une réflexion intime d’un universitaire sur le conflit israélo-palestinien et sa résurgence prégnante depuis quelques mois après l’attaque terroriste du Hamas sur Israël. Elles montrent comment ce conflit traverse mon corps, mon esprit, mes références intellectuelles et interroge ma personne et le monde. Elles montrent comment mon travail d’enseignant est impacté et mettent en lumière la foultitude de questions qui m’envahit. Peut-on penser une Ambassade pour une humanité d’une égale dignité ? Qu’est-ce qui fonde la différence entre civilisation et barbarie en suivant Sigmund Freud, Norbert Elias et Friedrich Hegel ? Peut-on parler de barbares modernes ? Qu’apprendre de Nelson Mandela, des philosophes Fabien Eboussi Boualaga et John Duwey ? Voilà quelques-unes des interrogations auxquelles j’essaie de répondre.
- Requiem pour l’humanité : À quel penseur m’accrocher ?
La première référence que mon cœur oriente vers mes méninges est « Malaise dans la Civilisation »[1] de Sigmund Freud. Dans cet ouvrage, le célèbre psychanalyste défend l’idée qu’en ce qui concerne « la vie psychique, la conservation du passé est plutôt la règle qu’une étrange exception… » Cette thèse freudienne me frappe véritablement comme un gourdin. Elle rend encore plus évidente ce que je perçois, c’est-à-dire, un véritable déraillement civilisationnel…
Je me rends compte qu’autant Vladimir Poutine a déclenché sa guerre contre l’Ukraine au motif de lutter contre les « Nazis » qui ferraient subir un génocide aux Ukrainiens Russophones, autant l’Etat juif qui a pour mémoire fondatrice un génocide subi par les siens du faits de vrais Nazis, écrase la Bande de Gaza au point où de nombreux intellectuels comme George Yancy, Michel Moushabeck, Didier Fassin et Judith Butler parlent de génocide et de l’exclusion des Palestiniens du statut de personne par Israël et les Etats-Unis[2]. Le « Malaise dans la Civilisation » dont parle Freud prend ici au moins trois formes que je décline de façon interrogative. N’est-ce pas la conservation psychique du triste passé des Juifs qui s’opérationnalise chez Vladimir Poutine lorsque qu’il avance comme alibi pour faire la guerre à l’Ukraine les « Nazis » et le « génocide » ? N’est-ce pas parce que Poutine sait très bien ce que « Nazis » et « génocide » évoquent dans l’imaginaire collectif mondial et notamment occidental, qu’il les mobilise pour légitimer son occupation de l’Ukraine ? N’est-ce pas la même loi freudienne de conservation psychique de la violence et de son imaginaire qui permit de faire le lien entre l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 et l’holocauste en considérant que cette attaque est le plus grand massacre de Juifs en une journée depuis la Shoah ? Le « Malaise dans la Civilisation » ne traduit-il pas au XXIè siècle le fait qu’alors que Friedrich Hegel exalte « La Raison dans l’Histoire »[3] dans son cours de 1830, les actions et les réactions violentes des acteurs dans les sociétés modernes usent plus de la loi de conservation psychique de la violence pour définir leurs comportements que de la fonction civilisatrice de la raison ?
Friedrich Hegel est donc la seconde direction vers laquelle mon cœur guide mon cerveau. Il espère y trouver une valeur refuge, un concept consolateur… Tout de suite, mon corps tressaillit d’espoir car la raison c’est le graal du mode moderne. C’est le maître mot de Hegel dans son ouvrage de philosophie de l’histoire. C’est le principe opérationnel qui, d’après ce philosophe, mène les peuples et le monde, malgré la force motrice des passions dans les grandes réalisations humaines. L’Homme étant un animal raisonnable, il y a une intervention, même inconsciente, de la raison dans tous ses actes. Dès lors, l’Histoire étant l’Histoire de l’Homme, celle-ci est mue par une sorte de raison universelle qui mène le monde vers la liberté et le droit dont l’Etat est à la fois l’aboutissement et l’acteur pilote…
Ma joie corporelle et intellectuelle est cependant de très courte durée. Inquisiteur, mon cerveau revient à la charge pour questionner le relâchement de mon constat de déraillement civilisationnel du monde. Aussitôt des contradictions fusent…
Si nous suivons Hegel alors la raison comme instance d’aide au discernement et à la décision est omniprésente dans la Shoah (génocide des Juifs par le troisième Reich) en 1945, dans la Nakba (dépossession multiforme, notamment foncière et violente des Palestiniens par les Juifs) depuis 1948, dans l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et dans l’écrasement de la Bande Gaza par Tsahal en guise de riposte. Es-tu convaincu par cette conséquence de la dialectique hégelienne ? me demande mon cerveau. Penses-tu vraiment que la Shoah, la Nakba, l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 et l’éradication de la Bande de Gaza de la carte par Tsahal soient des formes cachées mais agissantes d’une raison qui, en sous-main, mène cette partie du monde vers le droit, la liberté et le bien-être ? Comment sortir de la barbarie via la raison hegelienne si la raison est au fondement du mal de masse et si ladite raison tue au point de toujours repousser à demain les résultats positifs de son action positive dans l’Histoire ? À quand le règne de la liberté et du droit si des Etats (exemple de la Russie en Ukraine et d’Israël à Gaza) censés incarner l’aboutissement et la mise en scène de la civilisation ne respectent pas le droit international et font de la guerre le moyen de garantir leur liberté au détriment de celle des autres ? À quand la terre promise pour les Palestiniens ? À quand, dans une histoire sous l’égide d’une raison qui alimente la destruction comme la nuée porte l’orage, la liberté et la paix pour les Juifs ? Faut-il attendre que la Raison-Dieu, celle qu’exalte Hegel, agisse en son temps avec la violence comme prix à payer ? Ne faut-il pas que les Hommes qui font l’Histoire choisissent dès maintenant des actions non- violentes comme le fit Gandhi ?
- Des barbares modernes…
N’avons-nous jamais été rien d’autre que des barbares les uns pour les autres depuis les rapports intertribaux des sociétés anciennes aux rapports interétatiques actuels ? Le droit, l’Etat et leurs idéologies ne sont-ils, comme le pensait déjà Karl Marx, que des superstructures protectrices de la classe dominante et illusionnistes d’un changement des fondements violents des rapports sociaux ? Cette autre série de questions fait venir Thomas Hobbes et Fernand Braudel à la rescousse de mes tourments face au conflit Israélo-palestinien.
Je me demande en effet à quel stade se trouve la raison dans l’Histoire quand, au XXIè siècle, le meurtre de l’autre demeure, pour de nombreux acteurs étatiques et non étatiques, la condition de rester en vie. C’est ainsi que raisonne le Hamas par rapport à Israël dont il vise la destruction. C’est mêmement ainsi que raisonne l’extrême droite israélienne par rapport à la Palestine et au Hamas. Dans une telle configuration hobbesienne, « la solution finale », c’est-à-dire celle qui me sauve de la mort et me donne le droit à la vie devient inévitablement le meurtre de mon semblable dont la continuité de la vie dépend aussi du droit qu’il a d’ôter la mienne[4]. C’est cette logique du meurtre et de la crémation réciproques qui dicte les comportements dans le conflit historique entre Israël et la Palestine. Les extrêmes des deux côtés, en refusant le droit à la vie d’autrui différent d’eux, témoignent du fait que le monde moderne n’est pas encore sorti du stade barbare de l’Homme loup pour lui-même. Je pense donc qu’on peut parler de barbares modernes comme d’un produit civilisationnel de la Raison dans l’histoire. Ce qui se passe en Ukraine et à Gaza constitue le renouvèlement de la preuve que dans l’histoire longue, la violence paroxystique, c’est-à-dire la guerre totale, est plus la règle que l’exception dans la recherche de solutions aux problèmes des Hommes et des sociétés. Dès lors, Freud et Hegel ne peuvent plus être d’accord car les barbares modernes qui s’expriment en Ukraine et à Gaza contredisent la conception freudienne de la civilisation comme « la totalité des œuvres et des organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent notamment la réglementation des relations des Hommes entre eux. »[5]
- …Aux génies de surface
Au regard, d’une part, du soutien de l’Occident, notamment des Etats-Unis, à la guerre totale à Gaza et, d’autre part, de l’élan du cœur pour la Palestine et les Palestiniens du Sud global, je pense que le monde se trouve dans une lutte des classes feutrée à travers deux Internationales qui existent de façon symbolique sans avoir été organisées institutionnellement au préalable. D’un côté, l’Internationale des Etats dominants en lutte contre le terrorisme et pour la conservation de l’ordre mondial actuel. De l’autre, l’Internationale des laissés-pour-compte qui, conscients d’être des dominés au même titre que les Palestiniens, sont empathiques par rapport à la Bande de Gaza. Cette dernière rappelle à la fois l’ancien statut de colonie de nombreux pays du Sud global et leur actuel statut de pays sans voix au sein des instances internationales de décision. Les statuts asymétriques de ces deux Internationales dans le système international d’Etats les oppose dans l’appréciation du conflit et le rôle des acteurs impliqués. Pour les peuples dominés ayant connu la colonisation et les violences qui s’ensuivent, le Hamas est « un mouvement de résistance » du peuple palestinien et Israël un Etat colonisateur qui ne respectent pas le droit international à l’instar de tous les Etats forts jadis colonisateurs. Les Etats du Nord, obligatoirement conservateurs d’un ordre du monde qui leur est favorable, misent plus sur le caractère terroriste du Hamas et le droit d’Israël à se défendre.
Je note aussi, alors que l’Internationale des Etats dominants joue toujours son rôle de chef d’orchestre mondial, que des fausses notes apparaissent en son sein via ses populations subalternes qui, en soutien aux Palestiniens, dénoncent la politique de la mort intra-muros et de la vengeance sans limites. Tout se passe comme si, sans se concerter, ces subalternes du Nord et du Sud global sont convaincus que c’est l’absence d’une justice pour tous qui est le fond du problème entre Israël et la Palestine. Ce problème est que, l’Etat d’Israël qui a le droit d’exister, souffre d’une infirmité morale, celle de se construire via un processus à la fois de dépossession des Palestiniens de leur terre et de non-respect du droit international.
Cela étant, les décideurs du monde ne sont-ils ceux que Fernand Braudel appelait ironiquement et de façon métaphorique des génies de surface ? Oui, cet éminent historien de l’école des Annales avait pour méthode d’analyse la longue durée nécessaire à la généalogie des phénomènes à travers la recherche des nappes profondes d’histoire lente permettant d’isoler la totalité historique comme une infrastructure explicative d’ensemble[6]. Force est de constater, comme le critiquait Fernand Braudel, que les décideurs et les instances de même nature s’activent sur ce qui fait le plus de bruit et brille. C’est-à-dire à la fois l’histoire événementielle (attaque terroriste du Hamas, expédition punitive de Tsahal) et l’histoire conjoncturelle (la guerre endémique entre Israël et la Palestine). Ils ne sortent pas de ces histoires supérieures et superficielles pour s’attaquer à la lame de fond qu’est l’injustice structurelle des rapports entre l’Etat juif et les Palestiniens. C’est cette injustice structurelle qui commande les conjonctures et les évènements sur lesquels les acteurs décideurs, que dis-je, les génies de surface s’activent. Conséquence, le problème reste intact, sans réponse et la même injustice historique reproduit d’année en année les mêmes conjonctures et les mêmes évènements meurtriers. Tant que le monde décideur restera à la surface des choses, il continuera d’assassiner des tombereaux de vies humaines innocentes. Chose, je le pense, qu’on ne peut éviter qu’en cessant d’être des génies de surfaces pour devenir des adeptes du décryptage des structures de l’injustice historique. C’est la seule posture analytique où on peut entendre la dictée d’un monde ancien dont l’injustice gouverne toujours le présent.
- La mort des pauvres, des pauvres morts : restes muets de la politique ?
Les pauvres innocents morts en Israël à cause de l’attaque terroriste du Hamas et les pauvres Palestiniens qui sont écrasés dans la Bande Gaza ne sont-ils pas ceux que Michel Foucault[7] refusait de considérer comme des restes muets de la politique ? Ne sont-ils pas finalement ceux que les Etats forts et les gladiateurs des deux côtés considèrent comme tels en se débarrassant ainsi de leur responsabilité dans qui arrivent aux Hommes d’os et de chair ? Je pense, contrairement à ce que souhaitait Foucault, que ces tombereaux de cadavres sont effectivement devenus des restes muets de la politique, celle du Hamas du côté palestinien et celle de Benjamin Netanyahu du côté israélien. Ces deux extrêmes et leurs organisations sont dans une violence cyclique à travers une série d’attaques et des contre-attaques récurrentes depuis plusieurs années au point de faire oublier que c’est leur extrémisme et l’immobilisme de la communauté internationale qui assassinent à la fois les Israéliens et les Palestiniens. Ceux-ci sont pris dans ce tourbillon de violence rivalitaire parce que mimétique comme le pensait René Girard[8]. Une violence rivalitaire qui aboutit à une normalisation de l’état permanent de guerre au service d’une négation réciproque du droit des autres à un Etat.
Outre cela, je pense qu’il y a même des restes muets de la politique encore plus muets que d’autres. La récente escalade dans la Bande de Gaza le montre car les plus ou moins 1000 victimes juives du Hamas ont été plus décriées et commentées par les médias et les Etats occidentaux que les désormais plus de 27.000 Palestiniens tombés à ce jour sous les bombes de Tsahal. Cette distribution inégale des émotions et de l’indignation n’est pas surprenante dans la mesure où la règle n’est pas que toute vie perdue est un drame, mais que certaines vies perdues sont des drames et d’autres pas. Le niveau d’émotion et d’indignation dépend moins de la profondeur et de l’intensité du mal infligés à tout Homme que du statut, de la couleur et de la religion des victimes dudit mal. La preuve, des Africains se noient dans la méditerranée par milliers depuis plusieurs années à cause des politiques migratoires xénophobes sans que cela n’émeuve le monde autrement que via quelques brèves des journaux télévisés. Les massacres à l’Est de la RDC existent depuis plus de trente ans sans aucune initiative internationale pour y mettre fin parce que les massacres des pauvres sont normaux. Ils font déjà partie des normalités étranges du monde moderne.
Ce n’est donc pas une histoire récente mais ancienne que les restes des populations pauvres soient des restes muets de la politique. Ce n’est pas une surprise que la colonisation qui semble le maître mot de plusieurs dirigeants israéliens de ces dernières années, aboutissent au massacre des Palestiniens car on sait qu’historiquement, la colonisation et le massacre des populations indigènes vont toujours de pair. La colonisation espagnole du nouveau monde a son lot de massacres de populations autochtones, autant que les colonisations allemande et française en Afrique. Concernant la France, Daniel Schneidermann[9] montre que ces massacres débutent avec la consolidation de l’empire colonial français alors qu’Yves Benot[10] met en lumière qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la IVème République fut autrice des massacres de Sétif (mai-juin 1945) à Madagascar (1947), d’Haiphong (1946) au Vietnam, de Côte-d’Ivoire (1949-1950), de Casablanca au Maroc (1947) et du Cameroun (1955-1972) où l’armée française a éliminé des dizaines de milliers d’hommes et de femmes dont le seul tort était de revendiquer pour plus de libertés ou pour l’indépendance.
Pour moi, la banalisation du mal dont parle Hannah Arendt[11] ne se limite plus, dans sa version contemporaine, au caractère ordinaire du bourreau, un individu de tous les jours mais auteur d’actes monstrueux. Je pense que le monde moderne connaît une anesthésie du devoir moral devant le mal absolu, le mal non naturel et encore plus lorsqu’il frappe les plus pauvres. Je le pense parce qu’en dehors des populations, et hormis les actions de l’Afrique du Sud, les mobilisations des grandes puissances sont faibles, mieux leur vie quotidienne continue comme si de rien n’était alors que des hommes, des femmes et des enfants innocents tombent par milliers. On massacre sur terre et les décideurs regardent ailleurs… C’est le sentiment que j’ai de ce manque d’intranquillité et de cette anesthésie du monde moderne par rapport au mal non naturel. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » le disait l’ancien président français Jacques Chirac pour fustiger l’immobilisme des décideurs face au réchauffement climatique. La phrase est valable pour ce qui se passe à Gaza car cette bande de terre et sa tragédie sont les miroirs de l’autodafé de notre propre humanité.
- Amphithéâtres : la guerre verbale contre l’Occident a bien eu lieu
Mes étudiants ne vivent pas sur mars. Ils ont droit à la parole, une parole pour discuter des problèmes qui baignent leur vie quotidienne. Aussi j’ai passé la parole à mes étudiants pendant trente minutes tant lors du début de la guerre russo-ukrainienne, qu’au début de l’offensive israélienne dans la Bande de Gaza. Ma pédagogie est simple. Je donne la parole à qui souhaite la prendre pour exprimer ce qu’il pense du conflit. Je n’interviens en tant que professeur que pour réguler les prises de parole dans un débat uniquement entre les étudiants. Ce n’est que lorsque les prises de paroles et les débats inter et intra étudiants ont cessé que j’interviens sur base de ce que les uns et les autres auront développé. Ces débats ont donné lieu à une évidence :
En dehors des étudiants qui ne disent rien mais qui doivent certainement en penser beaucoup, ceux qui parlent sont majoritairement contre l’Occident dans la Guerre en Ukraine alors que c’est la Russie l’agresseur et l’Occident celui qui sanctionne l’agresseur. Il en est ainsi parce que les étudiants ont de la mémoire et pensent que ce que fait Vladimir Poutine en Ukraine est une habitude des Occidentaux à travers le monde sans que personne ne les sanctionne. J’ai été marqué par le fait que mes étudiants ne condamnent pas catégoriquement l’agression de l’Ukraine par la Russie mais mettent dos à dos Poutine et les pays occidentaux au motif qu’ils font tous la même chose. Mon intervention a consisté à signaler que ce n’est pas parce qu’une action négative devient une habitude de tous à travers le monde qu’elle cesse d’être une action négative. Mes étudiants ont en effet tendance à dire que puisque les Américains attaquent parfois certains pays sans respect du droit international, alors le fait d’attaquer un pays n’est plus condamnable. Il se passe ici un affaiblissement du droit international à travers ce sentiment de mes étudiants potentiels dirigeants de demain. D’où le malaise dans la civilisation dont je parle à la suite de Sigmund Freud. Les règles deviennent ce que nous en faisons…
S’agissant de l’actuelle phase du conflit entre Israël et la Palestine après l’attaque terroriste du Hamas, je me suis retrouvé face à un paradoxe. Au lieu que les étudiants ne condamnent pas Israël comme ils l’ont fait pour la Russie dans l’agression de l’Ukraine par Poutine, la majeure partie des interventions a plutôt été contre l’Etat juif alors qu’il avait été agressé par le Hamas. Là, les étudiants m’ont démontré qu’ils maîtrisent la source du problème et que dans cette source, d’après eux, c’était encore l’Occident le fautif en soutenant Israël contre les Palestiniens depuis toujours sans daigner résoudre la question de fond. Le triomphe des lumières à travers le monde est-il en train de rencontrer une résistance ou une réfutation dans le milieu estudiantin ? Je me suis posé cette question dans la mesure où l’Occident est condamné par mes étudiants par contumace tant dans la guerre de la Russie en Ukraine que dans la guerre entre Israël et le Hamas. Si mes étudiants voient l’Occident dans des conflits où il n’est pas partie prenante directement, alors ils sont conscients que c’est l’Occident, en tant qu’entité dominante du système-monde, qui a toute la responsabilité dans l’état actuel de ces conflits. Les mêmes étudiants assimilent Israël à l’Occident. Le sentiment d’injustice envers les Palestiniens qu’ils manifestent me semble plus large dans leurs rangs que la défense de l’Etat juif.
- De la souffrance et de la victime suprêmes dans le conflit Israël/Palestine : Quid d’une Ambassade pour une Humanité d’une égale dignité ?
Pour moi, une Ambassade pour une Humanité d’une égale dignité est un lieu infranational, national ou international où les Hommes sont libres et égaux en droits et devoirs de telle façon que les Droits de l’Homme soient les mêmes pour tous. C’est une terre promise des Droits de l’Homme et de leur concrétisation pour tous les Hommes. Ma quête intime et intellectuelle d’un tel lieu, ne peut échapper à la religion comme prisme de lecture du conflit israélo-palestinien pour au moins quatre raisons. Premièrement, je suis issu d’une famille chrétienne si pratiquante que ma grand-mère paternelle qui n’avait jamais été à l’école pensait que Jérusalem était au ciel et pas sur terre. Deuxièmement, le conflit israélo-palestinien est enrobé et imbibé tous azimuts de religion. Le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam se marchent en fait sur les pieds dans cet espace géoculturel où les extrêmes politiques les transforment parfois en messianismes politiques détonants. Benjamin Netanyahu n’a-t-il pas une approche messianique du sionisme au point où il réfute le terme colonisation pour celui d’occupation de la terre biblique d’Israël ? Le Hamas n’a-t-il pas de l’Etat d’Israël l’image de Babylone, c’est-à-dire de l’ennemi à abattre que fut Rome pour les Juifs dans le récit biblique ? Babylone est effectivement dans l’histoire du christianisme une autorité satanique et démoniaque qu’il faut détruire parce qu’elle a utilisé son pouvoir politique et économique pour corrompre le monde, le coloniser. Troisièmement, puisque je parle de civilisation, je ne peux échapper aux religions qui, ainsi que l’enseigne André Malraux, sont les noyaux durs de toute civilisation : « La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. »[12] Sigmund Freud partage cette idée en affirmant que « Nous ne pouvons imaginer de traits plus caractéristiques de la civilisation…d’indice culturel plus sûr que le rôle conducteur attribué aux idées dans la vie des hommes. Parmi ces idées, les systèmes religieux occupent le rang le plus élevé dans le système des valeurs »[13].
Il est cependant indiscutable qu’aucune des trois religions monothéistes sus-évoquées n’a été et ne peut être de nos jours le fondement d’une Ambassade pour une humanité d’une égale dignité. Le conflit israélo-palestinien en est la preuve en ce sens qu’en promettant la paix et le bien-être à leurs peuples, ceux-ci récoltent l’insécurité permanente comme résultat concret de deux messianismes concurrents. La raison du plus fort restant toujours la meilleure comme le disait Jean de La Fontaine, la violence censée être domestiquée et absorbée par le Christ crucifié en tant que victime expiatoire de la violence rivalitaire entre les Hommes, revient sur les faibles et les pauvres [14]. Je dois donc me tourner vers autre chose car John Duwey[15] nous met en garde contre les religions et les grandes valeurs morales universelles sans ancrages ni sur les réalités concrètes et encore moins sur les connaissances rationnelles des sciences sociales. Pour lui, les voies par lesquelles la conduite humaine est susceptible d’un progrès moral suppose de s’appuyer sur une description aussi objective que possible de ses éléments constitutifs, les habitudes, les impulsions et l’intelligence sachant que ces éléments sont engagés dans une négociation permanente avec les conditions sociales, économiques, culturelles qui composent leurs environnements. Dans ce cas, le monde aura toujours un retard par rapport au progrès moral pouvant le conduire vers une Ambassade pour une égale dignité. En fait, les enseignements que donnent par exemple la sociologie de Norbert Elias[16] à travers la civilisation des mœurs sont toujours, expériences sociales obligent, ex-post par rapport à une période où des crimes ont déjà été commis. Ce que dit John Duwey ne peut donc aider que si une fois les expériences violentes connues et leurs enseignements tirés par les sciences sociales, nous devenions non seulement des « Hommes qui s’empêchent » certaines choses comme le recommandait Albert Camus[17], mais aussi des Hommes qui remplacent la raison du plus fort et la liberté de leurs pulsions violentes par une organisation harmonieuse du vivre ensemble : « Le développement de la civilisation impose des restrictions, et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne »[18]. C’est ce qu’a compris Nelson Mandela en mettant en place la commission vérité et réconciliation. Mandela qui fut considéré comme un terroriste par de nombreux régimes occidentaux a opéré une mutation qui montre que c’est moins la violence et la force qui construisent la stabilité et la sécurité que la justice au sens d’organisation de la vie en partage. La commission vérité et réconciliation a effectivement été le moment où Nelson Mandela qui pensait rendre justices aux Noirs, aux Indiens et aux Métisses Sud-Africains via l’exclusion des Sud-Africains blancs du pays, a montré que la sécurité, la paix et la stabilité réelles s’obtiennent en considérant l’ennemi d’hier moins comme une tête à couper que comme quelqu’un avec lequel on peut cheminer et bâtir l’avenir. « Je suis parce que nous sommes » décline « Ubuntu », la philosophie bantoue qui ne conçoit la vie et l’existence qu’en partage. En devenir adepte nécessite donc, ainsi que nous le recommande le philosophe Africain Fabien Eboussi Boulaga, un apprentissage à devenir humain car cela, chez le primate qu’est l’Homme, est un avènement improbable qui exige une série d’interdits, de renoncements et de devoirs.
Ainsi, nous ne devrions plus, après les horreurs qu’a connues et que connait le monde, penser le vivre ensemble harmonieux en cherchant comment faire passer l’autre de vie à trépas même si cet autre est notre ennemi. Nous devons le faire suivant un principe suivant lequel l’expérience des évènements passés étudiés par les sciences sociales enseigne que c’est le renoncement de tous et de chacun à certaines choses qui garantit la vie en partage. Mais le monde contemporain a une approche anthropophage et autophage du vivre ensemble. Nous cherchons plus le formatage du monde à notre image que sa transformation à l’image de tout le monde. Autant de choses qui nous éloignent d’une Ambassade pour une humanité d’une égale dignité. Existent-ils des crimes tels que si vous en avez été victimes vous deveniez incritiquable et détenteur d’un droit d’infliger des violences atroces à d’autres Hommes ? Y a-t-il un crime tel que si vous critiquez les agissements des descendants de ceux qui l’ont subi vous deveniez automatiquement tant adepte de l’idéologie qui les fit souffrir que conspirateur des pratiques criminelles de cette idéologie ? Y’a-t-il des victimes et des souffrances au-dessus de toutes les autres victimes et souffrances ? La réponse à ces trois questions est positive dans le conflit israélo-palestinien. Cet état de chose nous éloigne d’une Ambassade pour une Humanité d’une égale dignité. Un lieu où tous les Hommes sont libres et égaux en droits et devoirs, un endroit où il prévaudrait une inviolabilité des Droits de l’Homme.
Thierry Amougou est économiste, professeur à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), membre de IACCHOS (Institut d’Analyse du Changement dans l’Histoire et les Sociétés Contemporaines). Thierry.amougou@uclouvain.be
[1] Sigmund Freud, 1978, Malaise dans la Civilisation, Paris, Presse Universitaire de France, page 37.
[2] Judith Butler, 2023, « Les palestiniens ne sont pas considérés comme des personnes par Israël et les Etats-Unis », Par George Yancy, Truthout, 31 octobre 2023 ; Michel Moushabeck, 2023, « Un génocide est encours à Gaza. Les dirigeants américains ne peuvent plus dire : Nous ne savions pas », Truthout, 26 octobre 2023 ; Didier Fassin, 2023, « Le spectre d’un génocide à Gaza », AOC.
[3] Friedrich Hegel, 2012, La Raison dans l’Histoire, Paris, Univers Poche.
[4] Alexandre Escudier, 2009, « Temporalisation et modernité politique : penser avec Koselleck », Annale. Histoire, Sciences Sociales, pp.1269-1301.
[5] Sigmund Freud, 1978, op. cit. page 37.
[6] Fernand Braudel, 1958, « Histoire et science sociales : la Longe durée », Annales, pp.725-753.
[7] Michel Foucault, 1984, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », Libération, n°967, 30 juin-1er juillet 1984, p.22.
[8] René Girard, 2011, La violence et la sacré, Paris, Fayard.
[9] Daniel Schneidermann, 2023, Cinq têtes coupées. Massacres coloniaux : Enquête sur la fabrication de l’oubli, Paris, Seuil.
[10] Yves Benot, 2005, Massacres coloniaux. 1944-1950 : La IVè République et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte.
[11] Hannah Arendt, 2012, L’humaine condition, Paris, Gallimard.
[12] André Malraux : « Note sur l’Islam », 3 juin 1956.
[13] Sigmund Freud, Sigmund Freud, 1978, op. cit. page 42.
[14] René Girard, 2011, op.cit.
[15] John Duwey, 2023, Nature humaine et conduite. Introduction à la psychologie sociale, Paris, Gallimard.
[16] Norbert Elias, 1994, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy.
[17] Albert Camus, 1994, Le premier Homme, Paris, Gallimard.
[18] Sigmund Freud, Sigmund Freud, 1978, op. cit.
[19] Fabien Eboussi Boulaga, De la philosophie africaine, You Tube, consulté le 17/11/2023.
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