L’année 2011 est décidément partie pour marquer l’histoire : révolution du Jasmin en Tunisie, révolution du Nil en Egypte et surtout cette question aussi poignante qu’enthousiaste : à qui le tour ? Ce vent révolutionnaire est salutaire ; il met cependant en exergue une approche particulièrement biaisée de l’Afrique. Aussi bien les populations et les gouvernants que les journalistes, politologues et autres observateurs de tous horizons, n’ont cessé de parler d’une révolution dans le monde arabe à tel point qu’on en oublierait que la Tunisie et l’Egypte se trouvent sur un continent qui s’appelle…l’Afrique. Le traitement fait à ces événements est en effet particulièrement révélateur de la fracture qui existe, tout au moins dans les esprits, entre ces entités qu’on appelle si communément Afrique du nord et Afrique subsaharienne.
Tout le problème tiendrait au Sahara car il s’agit d’abord de l’histoire du plus vaste désert chaud du monde, qui, en ayant de cesse de s’étendre, crée de fait une fracture physique. Il reste qu’il convient d’avoir à l’esprit que l’homme, quand il l’a voulu, a su dompter les affres de la nature, comme le prouve le très dynamique commerce transsaharien entre le 6ème et le 16ème siècle et dont les trois derniers siècles de cette période ont marqué l’apogée.
Il s’agit ensuite, au-delà de complexes et clichés entre des populations qui n’entendent surtout pas s’identifier les unes aux autres, de l’histoire des races (n’ayons pas peur des mots), l’Afrique subsaharienne correspondant à l’Afrique noire et l’Afrique du nord à la terre des arabes. On en oublierait là encore que l’épicentre du monde arabe reste plus proche de la péninsule arabique et du Machrek que du Maghreb et surtout que l’essentiel de la population de l’Afrique du nord n’est pas arabe mais plutôt berbère.
Il convient de combattre ces barrières physiques, raciales et psychologiques si nous souhaitons construire un destin commun pour l’émergence de l’Afrique. Ce destin commun constitue d’ailleurs un impératif aussi bien au regard d’un passé souvent méconnu que nous partageons – les travaux de Cheikh Anta Diop sont à cet égard édifiants – que de l’avenir qui soulève, à l’échelle du continent, des défis aussi prégnants qu’identiques.
D’un point de vue politique, il aurait ainsi été judicieux, à la suite de la Tunisie et de l’Egypte, de poser nos yeux sur l’Algérie et la Lybie comme des pays africains plutôt que des pays arabes. Allons plus loin, il serait judicieux, plutôt que vers le Yémen et le Bahreïn – pays dans lesquels un changement est sans doute tout aussi nécessaire –, de tourner notre regard vers la Guinée Equatoriale et l’Angola, dirigés respectivement par Theodore Obiang Nguema et José Eduardo Dos Santos depuis 1979, le Cameroun sur lequel règne Paul Biya depuis 29 ans ou encore, dans un autre registre, le Sénégal où Abdoulaye Wade n’a visiblement pas renoncé à une dévolution monarchique du pouvoir. Quand bien même d’un Etat à l’autre les réalités ne sont jamais tout à fait identiques, les révolutions du Jasmin et du Nil devraient inspirer d’autres pays sur le continent car, et on ne l’a pas assez dit, ces révolutions sont africaines.
D’un point de vue économique aussi, il existe de véritables opportunités de synergies entre ce qu’on appelle l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne. Les pays d’Afrique de l’Ouest et le Maroc gagneraient par exemple à dynamiser davantage leur coopération. Certes le Royaume chérifien entretient déjà des rapports économiques poussés avec ces pays, mais les efforts consentis de part et d’autre restent largement insuffisants face à l’ampleur du challenge. Il importe d’aller plus loin. Le projet d’extension de la zone de libre échange UEMOA au Maroc qui en est le premier partenaire économique africain est intéressant. Il l’est encore davantage dans la perspective, qui peut paraitre utopique pour l’heure, d’un élargissement à l’Algérie et à la Tunisie, créant ainsi une véritable intégration économique dont le schéma pourrait être reproduit dans d’autres régions du continent. L’Union africaine, à défaut d’être une réalité politique, pourrait de façon crédible devenir une réalité économique capable de peser dans les négociations internationales face à l’Europe, aux Etats-Unis et à la Chine.
Par ailleurs, le projet de route transsaharienne, qui tarde à se concrétiser entièrement, gagnerait à être remis à l’ordre du jour. Amorcée il y a plus d’une quarantaine d’années, ce projet réunit l’Algérie, la Tunisie, le Tchad, le Niger, le Mali et le Nigéria. Au-delà des intérêts économiques certains qui pointent à l’horizon, ce type de projets d’infrastructures devrait plus profondément contribuer à rapprocher les peuples de part et d’autre du Sahara.
Aujourd’hui encore, les frontières restent beaucoup trop cloisonnées entre l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne ; surtout, les paramètres d’analyse utilisés jusque là sont pour l’essentiel obsolètes et inadaptés à notre désir d’avenir. Il appartient à notre génération de faire tomber ces barrières et de renouveler ces paramètres.
Nicolas Simel
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Je partage le point de vue sur le biais de l’analyse qui ne voit dans les révolutions récentes qu’un phénomène strictement confiné au monde arabe. Comme tu le dis, ces deux pays sont avant tout africains, et les populations des pays africains que tu as cité gagneraient à s’en inspirer. De plus, si l’attention médiatique pèse sur ces pays, cela renforcera les forces populaires qui, sur place, luttent pour plus de justice et de démocratisation de leur système. Vivement le printemps africain !
Très bonne analyse, Simel, sur la séparation qu’on a tendance à effectuer entre les deux ensembles en se basant sur des facteurs culturels et non sur des facteurs géographiques plus objectifs. Si les échanges économiques, culturels et humains sont aujourd’hui réduits, il n’en a pas toujours été ainsi, comme tu le rappelle bien.
Le colonialisme a morcelée l’Afrique est a en des ensembles encore plus petits, organisés en systèmes clos qui se réduisent souvent à un Etat,voire à une province. Je pense que l’intégration continentale (ou devrait on dire la « réintégration ») devrait se faire par étapes, les États d’Afrique du Nord et ceux d’Afrique Sub-saharienne ayant d’abord à régler des problèmes de voisinage immédiat avant de tisser des liens avec des régions plus éloignés.
Malheureusement, ce n’est pas juste le Sahara qui est un obstacle. A mon avis, celui ci est meme aisément surmontable vu les investissements effectués (dont la route transsaharienne et les liaisons aériennes de plus en plus fréquentes). Le plus grand obstacle se situe au niveau du Sahel, zone qui est devenue l’une des plus dangereuses du monde et qui n’a ni les moyens (ni la volonté?)de prolonger les infrastructures lancées par l’Afrique du Nord ou l’Afrique de l’Ouest, régions plus dynamiques et plus stables davantage engagée sur l’ouverture extérieure. Cela dit, tout le monde doit changer d’attitude car le commerce est une dynamique gagnant-gagnant:l’Afrique du Nord sera le débouché de l’Afrique sub-saharienne vers l’Europe, de même que les États maghrébins gagneront à investir dans leur profondeur saharienne et africaine.
Salut!
Nico, perso, je pense que la distinction faite par les politologues, les experts, les journalistes, et même par les sub-sahariens et les Maghrébins, entre le Maghreb et l’Afrique noire n’est pas forcément un regard biaisé.
Au-delà de la [gigantesque] frontière géographique ironiquement représentée par le désert du Sahara, les populations des deux zones sont culturellement, linguistiquement, historiquement, essentiellement différentes.
Le fait que « l’épicentre du monde arabe » se trouvât essentiellement au Machrek n’empêche pas que le Maghreb fît parti du « monde arabe », et ce au-delà de sa situation sur le continent africain. TOUS les pays du Maghreb, Mauritanie incluse, ont comme langue officielle l’arabe classique / littéraire (en Tunisie, elle l’est de jure, tandis que le français l’est dans la pratique).
Michel Aflaq, fondateur du parti Baath, pourtant originaire du Machrek car né à Damas, parlait de créer une seule nation arabe, de l’Atlantique au Golfe.
Nous avons certes partagé un passé, mais il remonte à l’antiquité, tandis que la conquête arabe, qui assit justement l’hégémonie arabo-musulmane dans le Maghreb, est nettement plus récente et plus marquante.
Sinon, je ne suis pas d’accord avec cette affirmation:
l’essentiel de la population de l’Afrique du nord n’est pas arabe mais plutôt berbère.
Les Berberophones (ensemble de plusieurs ethnies: kabyiles, Tamazight, chleus…) sont essentiellement présents au Maroc, au sud de l’Algérie (Touaregs), en Kabylie, et très peu présents ailleurs dans le Maghreb. La carte suivante, tirée du Monde diplomatique, quoiqu’un peu vieille (2002), permet tout de même de se faire une idée de leur présence dans la région: http://anthropoasis.free.fr/IMG/jpg/Carte-berbere_Monde-diplo.jpg
La différence existe aussi dans les mentalités. En Afrique sub-saharienne, on ne se sent pas proche des maghrébins, et vice-versa. Prenons l’Égypte, par exemple, où Nasser se voyait comme un leader dans les trois cercles (Africain, Islamique et Arabe), aujourd’hui, les Egyptiens se reconnaissent plutôt dans les mondes islamiques et arabes que dans le cercle africain.
Je pense donc que ce n’est pas un hasard si le vent de la révolution n’a pas traversé le Sahara, mais a plutôt continué vers le Machrek (Yémen, Syrie, Bahreïn, Jordanie…). Et les observateurs n’ont pas peur en parlant de monde arabe en ébullition.
Par contre, je suis tout à fait d’accord avec vous, les populations subsahariennes devraient s’en inspirer, car la situation qu’impose la majorité des dirigeants en place est inacceptable.
En espérant, comme le clame Manual, que le printemps Africain est pour bientôt!
* Excusez-moi, je voulais dire que les observateurs n’avaient pas « tort », pas « peur ».
Merci Souleymane pour les précisions et compléments.
Je ne pense cependant pas que les populations soient de part et d’autre « essentiellement différentes » comme tu le dis.
Culturellement, les pratiques sont très similaires. Si je prends l’exemple de deux pays que je connais plutôt bien, le Sénégal et le Maroc, on partage plus de points communs qu’il n’existe de différences, je pense au sens de la famille, à certaines valeurs comme le respect des anciens, ou encore à des travers comme la pression sociale continuelle. Je pense aussi à la vie sociale toujours teintée de considérations religieuses. Et à cet égard encore, les points communs sont nombreux. L’islamisation de l’Afrique subsaharienne est en grande partie liée à l’Afrique du nord. La pratique religieuse des confréries soufistes est issue de l’Afrique du nord. On continue de partager d’importants lieux de pèlerinage (à Fès au Maroc ainsi qu’en Algérie).
Sur le plan linguistique, l’arabe dialectal donne certes à l’Afrique du nord une certaine unité linguistique, mais d’autres pays d’Afrique subsaharienne comme le Soudan, le Tchad et le Niger ont des populations qui parlent arabe et dans une moindre mesure, des langues comme le wolof sont truffés de termes arabes. La langue ne parait donc pas être une barrière fondamentale.
Plus important encore est l’impérieuse nécessité au point économique de rapprochez les deux zones de part et d’autre du Sahara. Il faut déjà essayer de remédier à l’existence du « non-Maghreb » qui entraine un manque à gagner chiffré à des milliards de dollars (le FMI l’estime à 2 points de croissance par an pour chaque pays du Maghreb). Il faut ensuite relever le défi de l’intégration plus large en surmontant l’espèce de frontière que constitue le Sahara. Cette nécessité économique ne me semble pas dénuée de sens sur les plans culturel et social.
Hello, Nico!!!
Je comprends très bien ton raisonnement, mais si j'ai insisté sur l'arabe en tant que langue officielle des pays du Maghreb, c'était parce que j'ai eu l'impression que tu minimisais l'appartenance de ces pays dans le monde arabe, sous prétexte que l'épicentre du monde arabo-musulman se trouvait en Orient. Ce n'était pas pour nier l'influence de l'arabe dans les langues de l'Afrique sub-saharienne.
Je suis tout à fait d'accord avec toi sur le fait qu'une coopération économique plus poussée entre les deux "sphères" est nécessaire. Mais en considérant le problème de façon terre à terre, il semblerait que les maghrébins sont plus enclins à s'investir dans la [morte-née?] Union de la Méditerranée chère à Sarkozy, ou dans la Ligue Arabe, plutôt que de collaborer avec leurs camarades sub-sahariens. À l'exception de Kadhaffi, pour d'obscures raisons… 😉
Oui Souleymane! Tu as raison d'évoquer le cas de l'Union pour la Méditerrannée! Sans être parano au point de soutenir, comme le font certains, que Nicolas Sarkozy aurait engagé ce processus pour saper les tentatives de rapprochement entre l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne, je pense qu'il est nécessaire de convaincre aussi bien au nord et au sud du sahara, les différents acteurs politiques et économiques de l'intérêt majeur d'un rapprochement plus fort entre ces deux zones. Et il faut d'autant plus le faire qu'on est clairement en concurrence avec d'autres espaces comme l'UMA ou encore l'Union Européenne avec ses statuts avancés. Je ne suis pas sûr qu'il faille aller dans des logiques exclusives mais il est nécessaire de faire de l'intégration au niveau continental une priorité.