Les mots auront été, quelle que soit sa fin, l'affaire de ma vie. Jamais je ne les ai considérés comme de simples instruments de joutes oratoires. Dans ma famille d'instituteurs désargentés, ils représentaient une revanche claire : la victoire de l'Esprit sur le Temps. Mieux : leur découverte, l'évolution du sens que je leur donne, leur maîtrise et leur utilisation correcte sont les marqueurs immédiats de ma vie, du milieu dans lequel je me trouve, de mes projets et de mes craintes. L'un d'entre eux me revient constamment en tête, ces derniers mois. Je l'ai évité de mille façons, ai louvoyé autant que possible, opposant arrogance et mépris à son acceptation, à son admission, à sa… « reconnaissance ». Il s'agit de ce mot.
Après sept ans au Prytanée, le sens immédiat du mot « reconnaissance » m'était militaire : « exploration à l'avance d'un lieu ». Devant rédiger un mini-essai (De Césaire à Sarmiento), l'an dernier, à l'occasion des dix ans du cycle Amérique latine de Sciences Po, je ne pus échapper à cette reminiscence martiale: « je dois, de ce fait, à Olivier Dabène et à la direction du 1er cycle ALEP de m’avoir ouvert à cet étrange sentiment qui est estime, gratitude et humilité. Notre langue ne le sait traduire que par une allusion – presque une boutade – rigidement militaire : la reconnaissance ».
Il devint « juridique » lorsque j'envisageai assez sottement de faire « du droit » et me ruinait la vue dans la lecture de poussiéreux manuels de droit international public : « reconnaissance d'un État » Puis, il y eut cette autre « reconnaissance » la plus commune, la moins commode, celle qu'on ressent devant « la gentillesse d'inconnus ».
Pourtant, la définition de ce terme, la plus solidement ancrée en moi reste la première, étymologique, du mot : « poser comme déjà connu » ; parce que deux portraits magnifiques de cette acception me restent gravés dans la tête, avec une précision légèrement douloureuse.
Le premier est dressé par Dante dans la Divine Comédie (L'enfer, Chant XV), le second par un autre auteur italien, Primo Levi dans Si c'est un homme.
Explorant cette partie de l'enfer réservée aux Sodomites, le jeune poète est interpellé par son ancien maître, condamné à une longue marche infinie, en enfer, au cours de laquelle la moindre hâte est châtiée par un siècle d'immobile consomption. Malgré le visage buriné par tant de tribulations, la fatigue, la distance, Dante reconnaît (au sens propre) l'ancien chancelier de Florence, Brunetto Latini :
« Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,
j'examinai de près ce visage trop cuit,
et ses traits calcinés ne purent m'empêcher
de le trouver enfin parmi mes souvenirs,
et, baissant doucement ma main vers sa figure,
je dis : « Sire Brunet, vous étiez donc ici ? »
Cette image du souvenir est aussi une image de l'amitié et du pardon. Que l'essayiste et l'homme d'Etat qu'était Latini se soit fourvoyé, dans sa vie personnelle, au point de se retrouver, dans cette partie infamante du lieu de destitution, s'efface devant la vigueur, la profondeur de l'amitié et de l'identification, la reconnaissance, proprement dite. Reconnaître est aussi se reconnaître. C'est Proust avant l'heure. Dans ce « passé retrouvé », il y a l'image de ce qui a été, de ce qui fut vu de même que la trace de celui qui vit, de ce qu'il ressentit.
Il y a aussi la « reconnaissance » comme admission : "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la victoire". Elle peut être non-voulue, accidentelle, c'est celle de Levi à Auschwitz, « reconnu », c'est à dire « démasqué » par un compatriote. C'est aussi le long et terrible lamento qui suit : la foule des condamnés, inconnus de lui, mais qui le reconnaît comme un des siens et hurle à s'en damner des appels à l'aide dans un italien spaghetti que le futur auteur de « maintenant ou jamais » « reconnaît » malgré tout comme appel à l'action. Impossible appel à agir, maintenant, là, tout de suite. Il est intéressant de noter que cet événement, est l'amorce, l'annonce de la fin. Si c'est un homme prend, paradoxalement, dès cet instant des allures de conte initiatique. Comme si l'horreur des camps de la mort avait aussi pour but (inavoué, si l'on veut) de faire accepter l'impossibilité de tout sauver. Comme s'il fallait « reconnaître » cette réalité. La reconnaissance comme admission du possible et de l'impossible. La reconnaissance comme humilité.
C'est cette « reconnaissance » comme découverte, admission, acceptation de soi à soi-même, qui est, de fait, la plus douloureuse. Dans l'instant où Dante « reconnaît » Latini et l'accepte comme oracle, prend en compte ses mises en garde, il se « reconnaît », se revoit « élève » à l'écoute du maître. Il s'accepte dans ce rapport probablement immuable et qu'il avait oublié, négligé. Primo Levi aussi finit par accepter et reconnaître son impuissance et est renvoyé à sa réalité : prisonnier, revenant, déjà mort.
Admettre, reconnaître ses ambiguïtés, ses doutes et ses lâchetés. Se reconnaître comme pécheur, comme mortel. Accepter les formes particulières de sa vie, de ses amitiés, et de ses amours, même dans leurs expressions les plus idiosyncratiques. C'est aussi une façon d'apprendre à vivre, une sorte de politesse, d'hygiène morale. Un exercice de liberté.
Illustration : Triple autoportrait par Norman Rockwell (1960)
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Du grand Assoko !