“No other continent has endured such an unspeakably bizarre combination of foreign thievery and foreign goodwill.
Barbara Kingsolver, The Poisonwood Bible
C’est que ce n’est pas facile d’aimer l’Afrique. Ça demande d'accepter pas mal de choses : le fait que Blaise Compaoré soit devenu un homme respectable, par exemple ; ou que Kadhafi soit regretté ; ou encore qu’il n’y ait qu’en Afrique où la précision « masculine » après circoncision, ne soit pas superflue. Ça exige d’être sur le qui-vive, un moment d’inattention et ce sont les Pygmées qu’on attaque; dans la minute suivante, c’est un machiste qui trouve des circonstances atténuantes au viol de mineurs (l’accusé a remis de l’argent et des friandises à l’enfant, elle n’a pas beaucoup pleuré, etc.), qu'on élit à la tête de la Cour Suprême sud-africaine. C’est un boulot à plein temps, ça demande beaucoup d’estomac et une mauvaise mémoire. J’ai une bonne mémoire et je gerbe très facilement : une image de césarienne ratée, une manifestation réprimée, et c’est fait… alors ceux qui débordent instinctivement et sans efforts, d’amour pour le continent m’ont toujours paru suspects. Il y a un je-ne-sais-quoi de condescendant dans cette compassion non-sollicitée.
Je ne parle pas tellement de ceux qui se fichent des zepards de Clichy La Garenne, mais rêvent de construire une école au Burundi. Non, c’est la version sophistiquée de la troupe qui ne m’inspire pas confiance. Dans sa forme extrême, c’est Henri Guaino, un autre grand amoureux de l’Afrique – N’allez pas croire, le Discours de Dakar avait été pensé comme une ode au continent. Dans sa version nomade, c’est Nicholas D. Kristof[1] du New York Times qui en plus d’avoir inspiré Bill et Melinda Gates à s’attaquer à l’Afrique, popularisa l’idée selon laquelle un viol se produisait toutes les minutes, en RDC. Evidemment, l’étude « scientifique » sur laquelle l’article était basée, ne reposait sur aucune donnée statistique crédible. De même, les viols commis durant les quatorze années de guerre civile ne concernèrent pas (dira-t-on « heureusement » ?) « 60% à 90% » des femmes libériennes, comme l’affirmait TIME.com pendant la couverture du procès de Charles Taylor. Une étude approfondie et conduite au niveau national reportait le chiffre déjà alarmant mais plus plausible de 18% de femmes victimes de violences sexuelles. On n’est plus ici dans le naïf enthousiasme pour des contrées inconnues. On pénètre là dans les eaux troubles du calcul, de la manipulation, de l’indifférence aux faits, à la vérité, et aux victimes (un viol de plus, une main en moins, quelle différence ? TIA This is Africa) voire du mépris.
Deux chapitres entiers du dernier Human Security Report[2], publié ce mois-ci par le Frasier Institute sont consacrées à défaire ces affirmations, entre autres. Il démontre aussi que l’ONU ne s’appuie sur aucune donnée valable lorsqu’elle affirme que les violences sexuelles contre les mineurs augmentent durant les périodes de conflits[3]. C'est une entreprise salutaire, pour deux raisons principales : elle permet de rétablir la vérité, qui même lorsqu’il s’agit de l’Afrique, est toujours bonne à dire, et surtout parce qu’elle freine, momentanément, les très connus « si tout est priorité… » et « à quoi bon… » qui eux même empêchent tout progrès, tout débat : insister sur la violence conjugale, le droit à la contraception et à l’avortement, alors « qu’une femme est victime d’un viol toutes les minutes » serait cruel.
On reconnaît les vrais amis de l’Afrique à ceci : l’Afrique les tourmente.
Joël Té-Léssia
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Suspicion quand tu nous tiens. Mais Joel, tu n'es pas le seul. Williams Sassine déjà en 1980, dans Apostrophes, la fameuse émission de Bernard Pivot, soupçonnait l'humanisme d'André Brink à propos des noirs d'Afrique du Sud. C'est très intéressant. Pour le prix d'un hamburger, tu as toute l'émission et ta posture est très proche de celle de Sassine, le grand romancier guinéen, aujourd'hui disparu. L'occasion de voir Monemembo, Brink et Sassine sur un même plateau, et Jean Cau se réjouir de cette avancée de la civilisation permettant à des auteurs africains de s'exprimer sur une grande chaine française. On vient de très loin…
Avec l'émission, que je recommande, c'est mieux
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/CPB80050410/l-afrique-noire-racontee-par-des-romanciers.fr.html
Merci Laréus pour le lien. Le risque est, bien évidemment, la paranoïa. C'est avec, le découragement, les deux ennemis à craindre. J'espère que je n'y cède pas totalement dans cette chronique 🙂
Sur Sassine… Ah Sassine… Un de ces grands brûlés que la littérature Africaine fournit, de temps en temps, avec une parcimonie presque sadique. Mémoire d'une peau, son roman posthume, est peut-être le plus beau, le plus tendu. A fleur de peau comme on dit
Bravo Joël. Très bel article!
Et quoi encore sur l'Afrique, je m'attends au pire.
Bcp ne serait pas surpris, une fois à l'aéroport, qu'on leur dise" Bienvenu au Zoo".Je pense que nous gagnerions à ce qu'ils nous laissent gambader dans nos forêts et savanes avec nos proches voisins babouins et nos collégues lions. Ils pensent l'afrique et en parlent comme le clochard sans aucun sous parlerait de la fortune; ils en disent tout ce qui leur vient à la tête. Avec leurs articles et commentaires entrelardés de chiffres très souvent exagérés ils s'alarment. Benh nous on s'enjaille.éh Joel, rend mi mon éléphant.
Autant de réflexions en si peu de texte! On peut déjà se réjouir que certaines affirmations commencent à être remises en cause. C'est aussi la preuve que nous avançons. Encore une fois Bravo Joel