Par Moussa Sylla, auteur du livre « La conformité bancaire au Sénégal et dans la zone UMOA » moussisylla@gmail.com
Il y a quelques jours, la France a promis de restituer 150 millions de dollars US[1] détournés par Sani Abacha, l’ancien Président du Nigeria entre 1993 et 1998, de son pays. En dix ans, entre 2006 et 2016, la Suisse avait rendu au Nigeria près de 723 millions de dollars US volés à son pays par la même personne.[2]
Au total, Sani Abacha et ses proches ont été accusés d’avoir pris illicitement plus de 4 milliards de dollars US des caisses de l’État nigérian et tenté de les blanchir dans les banques occidentales. Imaginons, avec 4 milliards de dollars, tout ce qu’un État aurait pu réaliser, combien d’hôpitaux, de routes et d’écoles de qualité il aurait pu construire.
La corruption est un fléau qui nuit au développement d’un pays[3]. Elle entraîne la surfacturation des marchés publics, amenuise les ressources fiscales, pervertit les valeurs d’une société qui se trouve gangrénée par l’argent facile et l’illusion que la réussite ne dépend pas d’un travail acharné. Elle crée une instabilité politique dans un État et provoque une difficulté à attirer les investisseurs étrangers, car ces derniers sont plus enclins à investir dans un pays qui lutte plus fermement contre la corruption.
Le 9 décembre 2003 a été signée la Convention des Nations unies contre la corruption, que le Sénégal a ratifiée en 2005 à travers la loi no 2005/11 du 3 août 2005. La date du 9 décembre marque la Journée internationale de lutte contre la corruption.
Combattre la corruption est une nécessité aujourd’hui. Si le concept de personne politiquement exposée (PPE)[4] a vu le jour, c’est dû à l’affaire Sani Abacha. Dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, la corruption fait partie des infractions sous-jacentes à ces deux menaces. Lutter contre la corruption contribuera à endiguer ces deux fléaux. Pour cela, John A. Cassara écrit dans son livre Money laundering and illicit financial flows : « Et la corruption, sous ses diverses et nombreuses formes, est le grand facilitateur du blanchiment de capitaux. »[5]
Les conséquences de la corruption ne sont pas que monétaires, elles sont aussi sociales. Le civisme fiscal en est tributaire. Dans un pays où les citoyens savent que leurs impôts seront judicieusement utilisés, que les détournements de deniers publics ne resteront pas impunis, les populations seront plus enclines à s’acquitter de leurs devoirs fiscaux. Dans le cas contraire, elles trouveront des moyens de ne pas payer leurs impôts, car estimant qu’ils seront détournés par quelques personnes, en toute impunité.
Il urge aujourd’hui que le Sénégal lutte plus fermement contre la corruption. Son Code pénal contient des dispositions relatives à la lutte contre la corruption, il a institué un organisme chargé de lutter contre la corruption (l’OFNAC), il impose à certaines personnes élues ou nommées à certaines fonctions d’effectuer une déclaration de patrimoine, enfin, il a ratifié la Convention des Nations unies et le Protocole de la CEDEAO sur la lutte contre la corruption.
Un corpus réglementaire destiné à lutter contre la corruption a été mis en place au Sénégal, ce qui est un pas important pour la vaincre. Toutefois, des réglementations anticorruption, aussi rigoureuses soient-elles, ne seront d’aucune utilité si elles ne sont pas appliquées. L’impunité s’avère le principal engrais qui favorise une culture propice à la corruption. Par ailleurs, l’équité est une nécessité pour l’efficacité dans ce combat. Si les populations perçoivent que telle personne est poursuivie pour des faits d’enrichissement illicite, parce qu’elle a un différend avec le pouvoir en place, et que pour les mêmes faits, telle autre personne ne l’est pas, parce qu’elle fait partie du pouvoir, elles ne soutiendront pas la lutte contre la corruption.
Le Sénégal doit également élaborer une réglementation qui impose aux entreprises, privées comme publiques, de mettre en place un dispositif de lutte contre la corruption et surtout de l’appliquer. Ce dispositif doit comprendre :
- un code de conduite qui interdit expressément tout fait de corruption ;
- la cartographie des risques pour l’application d’une approche basée sur les risques ;
- la formation et la sensibilisation continues des collaborateurs de l’entreprise sur la lutte contre la corruption ;
- l’élaboration de procédures anticorruption sur les appels d’offres, la mise en concurrence lors des recrutements, la politique cadeaux… ;
- le soutien du top management qui doit montrer, à travers ses mots et ses actes, que la lutte contre la corruption est importante pour lui ;
- l’interdiction de payer ou de recevoir des pots-de-vin pour obtenir ou octroyer un contrat ;
- des livres comptables transparents et fiables ;
- la gestion des conflits d’intérêts ;
- la protection des lanceurs d’alerte qui signalent des faits de corruption ;
- l’audit périodique du dispositif pour permettre son amélioration continue.
Nous avons évoqué plus haut les sommes importantes détournées par Sani Abacha. Ce dernier les avait transférées dans les banques occidentales. Ces flux financiers illicites ont entraîné d’énormes pertes en devises pour son pays. Les personnes qui détournent des deniers publics et les transfèrent dans les pays occidentaux drainent les devises dont un Etat a besoin pour payer ses importations. Prenons le cas du Sénégal. Sa balance commerciale est déficitaire[6] ; il importe, en grande partie, de pays qu’il doit payer en devises telles que l’euro et le dollar. Les flux illicites qui quittent le Sénégal entraîneront des difficultés à régler ses importations.
Toutefois, la lutte contre la corruption n’est pas un combat perdu d’avance. Tout pays peut l’éradiquer ou du moins fortement atténuer ses effets. Cela exige une forte volonté étatique, avec la mise en place d’un dispositif anticorruption et son application rigoureuse et impartiale. Parmi les moyens d’y parvenir :
- voter une loi anticorruption et s’assurer de son application ;
- traquer tout enrichissement illicite, et si la personne présumée coupable ne peut justifier son enrichissement, confisquer les fonds et les réinjecter dans les caisses étatiques,
- doter les organismes de lutte contre la corruption de plus de ressources et d’autonomie pour qu’ils jouent efficacement leur rôle, avec équité et impartialité.
David de Ferranti, Justin Jacinto, Anthony J. Ody, Graeme Ramshaw, dans leur livre Pour une meilleure gouvernance, écrivent sur la non-fatalité de l’échec dans la lutte contre la corruption :
« L’explication [du succès dans la lutte contre la corruption] tient, bien sûr, au simple fait que les sociétés qui se sont montrées capables de limiter la corruption disposaient pratiquement toutes d’un système efficace d’investigation – une institution judiciaire puissante et indépendante en capacité de faire appliquer les lois, des journalistes d’investigation habiles et compétents et des médias indépendants, des fonctionnaires hautement qualifiés, des organismes de contrôle disposant de moyens techniques et financiers adéquats. »[7]
Les quatre auteurs du livre ont résumé magistralement comment le Sénégal devrait s’y prendre pour lutter efficacement contre la corruption. Il en a tout intérêt : ainsi, il pourra offrir de meilleurs services publics à sa population et à un meilleur prix, il améliorera le civisme fiscal de sa population, augmentant ainsi ses recettes fiscales, et pourra mieux attirer les investisseurs étrangers, car ces derniers seront plus enclins à investir dans un pays où la corruption est strictement combattue, comme nous l’avons vu plus haut.
Pour cela, une lutte rigoureuse contre la corruption est une nécessité au Sénégal aujourd’hui. Cela ne doit pas juste être des mots, mais surtout des actions continuelles.
[1] Chiamaka Okafor, « France to return $150 million Abacha loot to Nigeria », 3 novembre 2023.
[2] Bassey Udo, « Abacha loot: Switzerland returns $723 million to Nigeria in 10 years », 15 mars 2016. https://www.premiumtimesng.com/news/headlines/200192-abacha-loot-switzerland-returns-723-million-nigeria-10-years.html?tztc=1
[3] Terence Ho, « Avoiding the ‘resource curse’ is the key to Singapore’s sustained growth », 12 novembre 2023:
“The truth is that it is hard for economic growth to take off in countries that are beset with conflict or corruption”
[4] Une PPE est une personne qui s’est vu confier une fonction politique importante au sein d’un État ou d’une organisation internationale. Les proches et les associés des PPE sont aussi des PPE.
[5] John A. Cassara (2021), Money laundering and illicit financial flows, page 302 : “And corruption, in its many and varied forms, is the great facilator in money laundering.”
[6] Selon les données provisoires de l’ANSD pour 2022, la balance commerciale s’est fortement dégradée, passant à -3986 Mds FCFA (-6,1 Mds EUR) en 2022 :
[7] David de Ferranti, Justin Jacinto, Anthony J. Ody, Graeme Ramshaw (2014), Pour une meilleure gouvernance, Nouveaux Horizons, page 71.
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