Durant mes études au Sénégal, un ami nous avait conté les derniers moments de son grand-père, une histoire absolument effroyable. Ils étaient venus, ils étaient tous là : le patriarche mourant accompagné de sa famille entière, fils, petits-fils, beaux-fils, pièces rapportées, concubines et bâtards. Tout un capharnaüm autour du vieil homme agonisant. Et plus grave encore, toute la famille pleurait sa mort, devant lui qui respirait à peine mais était définitivement vivant… ça a duré des semaines. Une version africaine de « La Mamma » d’Aznavour, en fait, mais sans la guitare andalouse, sans les chansons, sans l’Ave Maria.
J’y ai repensé en relisant cet article sur les « familles » de Nelson Mandela : la vraie et la politique (l’ANC) qui se disputent déjà l’héritage et le prestige du saint nom, alors même que Mandela est encore – plus ou moins – en vie. Sur la photo qui illustre l’article, on aperçoit un vieillard émacié, le visage de marbre, le regard vitreux, ailleurs, harassé et confus, entouré d’une demi-douzaine d’imbéciles heureux, rondouillards, souriants et aux anges : le bureau de l’ANC. Le photographe, selon le journaliste du NYT, ne cessait de répéter à la relique de « sourire ». Et si Nelson n’a pas souri, ses compagnons de route souriaient assez pour une éternité.
Les enfants et petits-enfants de Mandela ont été choqués par cette opération de communication, paraît-il. Comment a-t-on osé répliquer (piquer) leur méthode ? L’une ses filles a eu la hardiesse de comparer l’héritage de Mandela à celui des Rothschild : ceux-là ont mis à profit le nom dont ils ont hérité, pourquoi les héritiers de Mandela n’auraient pas le droit d’en faire de même ? Je ne sais pour qui la comparaison est plus insultante : les descendants de la dynastie Rothschild qui ont su faire fructifier, étendre et protéger l’héritage reçu, qui sont ainsi rabaissés au rang de prête-noms ; ou le père mourant dont le labeur et les sacrifices ne valent guère mieux qu’un compte en banque ou une assurance-vie. L’animateur de télévision français Jacques Martin avait l’habitude de dire : « l’argent ne fait pas le bonheur. Il permet seulement dans ses vieux jours de revoir ses enfants plus souvent »…
Vincent ROUGET a exploré dans les pages même de Terangaweb-l’Afrique des Idées les incertitudes sur l’avenir d’une Afrique du Sud « post-Mandela ». Mais une question plus mystérieuse demeure, celle de l’attitude de Mandela après son retrait de la vie politique. Depuis une dizaine d’années maintenant, le prestige de sa lutte contre l’apartheid, son manteau d’homme de paix, son sourire et ses cheveux grisonnant ont tous été mis à contribution. Pour le meilleur et pour le pire. De la lutte contre le Sida aux intrigues politicardes. De la production de vin aux posters et aux pins’. Du recueil de citations aux films. Des Doctorats honoris causa aux livres de Ségolène Royal. J’avais proposé qu’on étende la gamme aux préservatifs « Mandela » (le goût de la liberté, etc.)
La fin de vie de Nelson Mandela telle qu’on l’observe aujourd’hui est triste et affligeante – comme toutes les fins de vie. Banal et incérémonieux clap final pour une histoire riche et exceptionnelle. Le labeur achevé, les sacrifices consentis, la place dans l’histoire établie et confirmée, il ne reste plus qu’à expirer. Mortel, forcément mortel. S’en aller, si possible sans trop gêner, sans faire trop de bruit. Céder la place aux nouveaux venus qui tendus et ridicules dans leur impatience attendent leur tour de manège. Et puis rien.
Certes, mais tendre vers cette sure extinction en étant entouré de hâbleurs et de marchands de colifichets ? Remus et Romulus tétant la louve mourante. En voyant cette image du “grand” Mandela réduit à pas grand-chose, au crépuscule de sa vie, le regard perdu dans un monde lointain – et effroyable – je ne peux qu’accepter cette idée impie : même si l’on m’offrait son destin, la certitude de demeurer dans la mémoire des hommes, le salut de mon âme assuré et l’éternité dans la joie des saints, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Et je repense aux derniers mots d’un autre géant, le chancelier Adenauer : « Da jitt et nix kriesche » (Cela ne vaut pas la peine de pleurer).
L’un de mes poèmes préférés de Philip Larkin est sa – justement célèbre – « Aubade ». C’est une réflexion désabusée et froide sur la mort. Ni mélancolique, ni stoïque, elle rejette les fausses consolations du courage et de l’indifférence :
« Courage is no good: /it means not scaring others.
Being brave/ Lets no one off the grave.
Death is no different whined at than withstood »
Joel Assoko
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