Si un demi-siècle après les indépendances, le niveau de vie de l’Africain moyen n’a pas évolué, c’est en grande partie à cause de la capture de l’Etat opérée par certains investisseurs dont M. Bolloré est l’archétype.[1] Certes, les investissements étrangers restent incontournables pour bon nombre d’économies africaines, mais lorsqu’ils sont réalisés à la marge de l’éthique des affaires et en collusion avec les institutions politiques, ils deviennent nuisibles, néfastes, voire dangereux. Dans le cas d’espèce, ce n’est pas tant les investissements africains de M. Bolloré qui sont en cause, ni les soupçons qui pèsent sur les conditions de leur réalisation[2], mais plutôt la ligne de défense qu’il a choisie pour soigner son image auprès de l’opinion publique.
En effet, dans une tribune dans le JDD du 29 avril 2018, il défend être victime de la perception biaisée d’une Afrique « terre de non-gouvernance, voire de corruption » et se demande s’il ne faut pas l’abandonner. Loin de toute réalité, cette ligne de défense est la caricature la plus emblématique du nouveau discours sur l’Afrique construite par la toute petite minorité qui s’accapare les fruits de la croissance. Elle est fallacieuse car assimilant le Togo et la Guinée à toute l’Afrique, grossière car utilisant le chantage comme moyen de pression et relève de la diversion puisqu’il n’y répond pas aux actes qui lui sont reprochés.
Il est aujourd’hui admis, en particulier par les organismes en charge du financement du développement, que la croissance africaine ne profite pas aux moins nantis.[3] Malgré les investissements dont se prévaut M. Bolloré, ainsi que les milliers d’emplois qu’il prétend avoir créé, les personnes les moins nanties n’ont guère vu leurs effets. Par ailleurs, les ports africains, y compris les dizaines gérées par son groupe, sont les moins compétitifs au monde[4], en raison du monopole qui y est exercé. Par conséquent, il est inexact de brandir cette image d’une Afrique qui réussit pour si peu de personnes et dont il fait partie.
En parlant d’une Afrique de buildings, de réseaux informatiques et de jeunesse vigoureuse, son argumentaire occulte la particularité des pays concernés par l’instruction judiciaire dont il fait l’objet. Justement, le Togo et la Guinée sont deux pays parmi les plus pauvres d’Afrique. Dans le premier cas, l’Etat est géré comme une boutique familiale depuis plus d’un demi-siècle au détriment des togolais qui croupissent dans la misère absolue. Jamais, il n’y a eu d’alternance politique au Togo, le fils ayant remplacé le père, spécialiste des coupures d’Internet et de la répression violente de toute opposition. Comment s’attendre donc que dans un tel Etat il y ait des contre-pouvoirs capables d’empêcher la capture de l’Etat par des investisseurs maximisant leur profit ? Le cas de la Guinée est encore pire, point besoin de faire un dessin. Nous sommes donc en présence d’agissements ayant lieu dans des contextes institutionnels très faibles où l’appétit de l’investisseur n’a de limite que les intérêts du prince et de lui seul.
Il se demande s’il ne faut pas « abandonner l’Afrique » comme si en 2018, il était encore crédible d’utiliser le retrait des investissements comme un moyen de pression. Les grands pays émergents dont la Chine, l’Inde et le Brésil sont à l’affût. Par ailleurs, l’investissement en Afrique est de plus en plus réalisé par les Africains eux-mêmes, comme en témoigne le récent rapport du Boston Consulting Group. Par conséquent, continuer à utiliser des moyens de pression de la période postindépendance alors que les temps ont changé relève soit de la myopie ou de la diversion vis-à-vis des personnes qui ignorent l’environnement économique de l’Afrique.
Toutefois, au-delà des faits qui lui sont reprochés, c’est surtout le silence assourdissant des chefs d’Etats concernés qui intrigue. N’y a-t-il pas une procédure d’ouverture d’enquête judiciaire automatique au Togo et en Guinée ? N’est-ce pas là encore le signe de la faiblesse des institutions de certains pays africains ?
En tout état de cause, l’Afrique devrait se réjouir que des investisseurs qui utilisent la capture de l’Etat comme méthode l’abandonne. C’est à ce prix que les investissements bénéficieront aux personnes les moins nanties, créant ainsi un cercle vertueux d’une croissance inclusive et durable. Il est aussi question d’assainir les relations franco-africaines, car en le poursuivant, la justice française défend la république et envoie un signal fort aux investisseurs qui profitent de la faiblesse de certaines institutions africaines pour piller les économies, laissant derrière eux les pauvres diables qui, pour certains, se noient dans la méditerranée et, pour d’autres, souffrent le calvaire dans les rues de France. Que M. Bolloré aille donc répondre de ses actes en Afrique.
[1] Le documentaire « Complémentaire d’enquête » de France 2 est à ce titre très illustrateur.
[2] Cela est désormais du ressort de la justice française. Voir le multimédia du magazine Le Monde pour plus de détails.
[3] Voir l’édition 2018 des perspectives économiques en Afrique
[4] Voir les statistiques établies par l’UNECA sur la base des données de la Banque Mondiale
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