Et moi je sens en moi
Dans le tréfonds de moi
Malgré moi, malgré moi
Pour la première fois
Malgré moi, malgré moi
Entre la chair et l'os
S'installer la colère
Félix Leclerc, L'alouette en colère
Si j’avais eu vingt ans durant l’automne 2002, quand le coup d’état militaire fomenté par Soro Guillaume et le Sergent-chef « IB » contre Laurent Gbagbo s’orientait vers une guerre civile (les rôles joués ou non par Alassane Ouattara, le Général Robert Guéï ou l’ancien Président Henri Konan Bédié ne seront jamais totalement élucidés : ignorance complète ? soutien tacite ? financement ? soutien actif ? fourniture d’armes ou d’expertise militaire ? Agents de liaison ?), je ne crois pas que j’aurais pris les armes ou rejoint une milice d’auto-défense.
En juillet 2003 pourtant, si je n’avais pas eu quatorze mais seulement dix-huit ans, je n’aurais pas hésité une seule seconde.
Je n’ai pas l’habitude d’être « modéré » – ni en amour, ni en amitié, ni en politique, ni en société : les lignes de démarcation sont claires, les jugements sans nuances, les adhésions totales, les ruptures définitives ; les indécis m’horripilent. Mes relations les plus proches le savent qui sont néanmoins surprises, voire choquées par la violence extrême et la morbidité de mes opinions et – dans mes jours sombres – de mes «projets » lorsqu’il s’agit du pays où je suis né.
C’est qu’ils ne savent pas ce que les images de cette barbarie gratuite ont signifié pour moi. Ils n’ont pas vu les miens désorientés, brutalisés, livrés à la merci de hordes barbares et sans pitié. Ils ne les ont pas vu abandonner leurs terres, ni entendu leurs sanglots mal étouffés lorsqu’ils racontaient les longues semaines passées à travers forêts et clairières, pieds-nus, sales, se nourrissant de racines et de feuilles pour rejoindre Abidjan et échapper à la sauvagerie qui ,dans l’indifférence générale, s’abattait sur le Grand-Ouest du pays.
Ils n’auront pas vu mon petit-neveu au bord de la syncope lorsque je débarquai de Dakar en uniforme du Prytanée Militaire, craignant que le «corps habillé » ne vienne encore une fois le contraindre à la fuite, s’enquérant nerveusement du jour où je quitterais la maison. Ils n’ont pas suivi les débats parlementaires sur la loi d’amnistie, ni écouté les témoignages des rescapés : cet adolescent au regard blanc contant placidement, comme ailleurs, comment il dut creuser la fosse où la dépouille de son père devrait bientôt être jetée ; la cicatrice atroce de telle autre qui avait feint d’être morte et dont on trancha (mal) la gorge pour vérification ; ce quadragénaire inconsolable racontant l’agonie d’une dame qu’on éventra pour s’assurer du sexe de l’enfant qu’elle portait. Ils n’ont pas vu les images de ces exécutions sommaires : des gendarmes s’étaient rendus aux rebelles ; on les avait parqués derrière des barreaux, dans des sortes de cages et les « nouvelles recrues », chaque matin en exécutaient quelques uns, au hasard, à travers les grilles, pour se faire la main et s’habituer à l’odeur du sang.
Ils n’ont pas senti comme j’ai senti dans ma chair, que ce qui se passait là était la fin de l’innocence, la mort de mon pays. Il ne savent pas ce que cela a signifié pour moi comme rupture dans la relation que j'entretenais avec ce morceau de terre. Ils n'étaient pas là, lorsqu'on volait mon enfance, lorsqu'on m'arrachait mon adolescence. Ce qui s’est déroulé en Côte d’Ivoire entre Septembre 2002 et fin 2005, jamais je ne pourrai l’oublier, jamais je ne pourrai le pardonner. Jamais. De fait, à mes yeux, il y a aujourd’hui deux catégories d’Ivoiriens, d’un côté ceux qui considèrent ces crimes singuliers, injustifiables et indépassables, et de l’autre des gens que j’ai encore beaucoup de mal à considérer comme mes « compatriotes ». À côté des conséquences de Septembre 2002, la gabegie, l’incompétence, la corruption, la répression et même le messianisme exterminateur du couple Gbagbo et de son clan me paraissent tragiques certes mais définitivement insignifiants. Septembre 2002 est irrécupérable.
Il y a cinq ans, le 24 octobre 2006, je quittais Abidjan pour Poitiers. Je ne m’offrais qu'une seule alternative : ou bien refermer cette plaie, oublier ce pays, partir et faire partir le plus grand nombre des miens ou bien revenir en conquérant, auréolé d’une gloire universitaire ou littéraire que j’aurais mis au service de la justice et des morts de 2002-2006.
Aujourd’hui, je fais le compte : la rébellion a gagné, son chef est aujourd’hui Premier Ministre, Laurent Gbagbo s’est révélé incapable de protéger le pays, de gagner la guerre ou même de la perdre dignement, pire son entêtement et son manque de discernement ont mené ce pays au bord de l’extinction, l’armée républicaine est tombée elle aussi en barbarie et finit inféodée à l’ancienne rébellion, le PDCI est devenu faiseur de roi (le PDCI !! Les corrompus du PDCI ! Le PDCI créateur de « l’Ivoirité », ce PDCI-là !), la Cour Pénale Internationale n’enquêtera que sur les troubles post novembre 2010. Tout ça pour ça.
Aujourd’hui, je ne sais plus au juste contre qui je prendrais le maquis, les lauriers attendus ne sont pas venus, les portes du 27 rue Saint-Guillaume m'auront vu passer sans éclat, ivre de douleur et de désillusions, la plaie de 2002 est là, en mon sein, plus béante que jamais, et moi… Moi? Moi, j’écris des chroniques de fin de semaine sur un site inconnu – ni poète (même mineur), ni penseur (fut-ce entre guillemets) : je me rêvais Malraux, Orwell… je finis en pastiche de Christine Angot. Que les morts de 2002 me pardonnent.
Joël Té-Léssia
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Très émouvant !!!
Il ne faudrait pas rompre les promesses.
Je me suis toujours demandé quelle pourrait être la morale de ce feuilleton tragique. Tu as peut être une idée?
Très bel article comme d'habitude.. mais au fur et à mesure des publications l'auto critique est de plus en plus sévère, dommage!
@Georges&Leila : il ne faut pas trop faire attention au ton de l'article. Je ne sais écrire que dans le genre "pathétique". C'est plus une déformation qu'une véritable intention.
@Georges : Le but du texte était de rappeler simplement que parmi ceux qui ne fondent pas de joie à la vue du gouvernement ivoirien actuel il en est dont les griefs ne sont pas dus à un quelconque racisme ou ethnicisme inavoué, ni à un regret de quelque période noire révolue. Il y a eu de vraies blessures, de vraies atrocités, de vraies injustices dont personne n'a envie de se souvenir. Je voulais rappeler qu'avant 2010, il y a eu 2002 et qu'après 2002, la Côte d'ivoire, telle que je la connaissais n'existait plus. Si promesse il y a eu, elle a été d'un ordre purement intellectuel, de celles qu'on se fait de ne plus fumer, par exemple. La morale est qu'il n'y a de morale que celle des vainqueurs. Ainsi va l'histoire.
@Leila : soit rassurée, je ne suis pas devenu communiste. les auto-critiques publiques, ce n'est pas trop mon genre. Il s'agit plus ici d'un constat, peut-être amer. Désabusé? peut-être. Il se trouve, en vérité, que j'ai une tribune d'où je dicte chaque semaine mon verdict sur le cours des évènements. C'est typiquement le genre de situation où l'on peut se laisser aller facilement à la sur-évaluation de sa propre position, de son propre "talent". Et peut-être ai-je prêté le flanc, pas nécessairement en ligne, plutôt en société, au soupçon d'égomanie. Il s'agit plus d'un clin d'oeil adressé à certains lecteurs-amis : non je n'ai pas pris la grosse tête, je sais à peu près où je me situe. Et puis, Christine Angot, c'est pas si mal. J'aurais pu finir en… (gloups, j'ai du mal à le dire) en… Paul Wermus. 🙂
Un jour, on fera une compilation de tes tribunes hebdomadaires sur Terangaweb et le livre sera un best-seller. Je suis sûre que tu as déjà des idées de titre en tête…
Article très émouvant!
Je découvre ce site, ce think thank et je me dis qu'il faut lui assurer une plus grande aura. Vos articles (j'en ai lu que 2) sont très inspirés. Continuez ainsi. En ce qui concerne le sujet que vous traitez dans cette chronique, sachez que vous faites déjà beaucoup à travers vos écrits, fussent-ils sur un "site inconnu". La vérité éclatera au grand jour grâce à des personnes comme vous. Sachons conserver en nous cette colère que vous décrivez merveilleusement bien et l'utiliser comme socle de toutes nos actions. Car quelle que soit la durée de la nuit dans laquelle la Côte d'Ivoire et toute l'Afrique sont plongées aujourd'hui, le soleil finira par apparaitre. Préparons sa venue à travers les débats d'idées intéressants qu'offre ce site.
Très fraternellement!
J'avoue ne pas être totalement en accord avec votre position sur l incapacitéde M Gbagbo à se battre… Mais vos lignes écrites si férocement m'ont donné le sentiment d être normale, et équilibrée quant au ressentiment profond que j'éprouve en face de toute cette injustice et ce gachis lamentable. Merci et bravo l'artiste !!