Il faut du temps à certaines grandes idées, à certains cadres de pensée majeurs pour s’imposer dans le champ intellectuel et politique, se faire réapproprier par d’autres et s’incarner dans des mouvements de revendication sociale ou des politiques publiques concrètes. Il en va ainsi de l’œuvre intellectuelle de l’un des plus brillants et prolifiques penseurs socialistes de la seconde moitié du XX° siècle, l’économiste franco-égyptien Samir Amin. Nous nous proposons dans une série de trois articles de faire découvrir le personnage Samir Amin et d’expliquer le contexte intellectuel dans lequel il se situe (I), de présenter et d’expliciter ses principales théories (II), et d’en tirer nos conclusions personnelles sur le programme d’action qui pourrait découler de ses idées (III).
Samir Amin est né au Caire en 1931, d’un père égyptien et d’une mère française. Après une scolarité passée dans le système éducatif français (lycée français du Caire), il poursuit ses études supérieures à Sciences Po Paris, dont il sortira diplômé en 1952, et se spécialise ensuite en économie, obtenant son Doctorat es Sciences Economiques en 1957. Parallèlement à ses études supérieures, il milite activement au sein du Parti communiste français (bien qu’en désaccord progressif puis définitif avec le marxisme-léninisme) et participe à de nombreuses revues critiques réunissant de jeunes et talentueux étudiants issus de différents pays du Tiers-monde. Après avoir brièvement travaillé comme haut-fonctionnaire en Egypte de 1957 à 1960, il est obligé de s’exiler suite aux répressions que subissent les communistes égyptiens par le régime nassérien. Il travaille ensuite comme conseiller économique auprès du gouvernement malien nouvellement indépendant de 1960 à 1963. Ayant obtenu son agrégation de professeur de Sciences Economiques en 1966, il fait le choix de l’enseignement, et officiera à Poitiers, Paris-Vincennes et Dakar. Il est particulièrement attaché à la capitale sénégalaise, où il réside depuis plus de quarante ans, en tant que directeur de l’institut africain de développement économique et de planification qui s’y trouve puis, désormais, directeur du forum du Tiers-monde. Voilà pour la « carrière professionnelle ».
Cette présentation succincte élude pourtant l’essentiel de la vie de Samir Amin : son engagement intellectuel et militant pour comprendre le « Tiers-monde », analyser sa formation, son évolution réelle et formuler des solutions alternatives pour son mode de développement. Amin est représentatif de toute une génération d’intellectuels de gauche des années 1950 issus de pays colonisés ou dominés accédant ou en voie d’accès à l’indépendance, et qui doivent faire face à la question du rattrapage économique et social de leurs pays par rapport aux pays développés. Tout le problème, comme le formule Amin lui-même, reste à savoir si « ” rattraper”, c’est-à-dire développer en priorité les forces productives quitte à reproduire à cette fin beaucoup des caractères essentiels propres au capitalisme, ou ” bâtir une autre société” ? ».
On assiste donc à l’émergence, à partir des années 1950, d’une production intellectuelle que l’on regroupe sous le terme de « théories du développement », et qui transcrit les différentes stratégies imaginées pour permettre aux pays sous-développés de se développer. Deux grandes thèses s’affrontent alors : la théorie libérale selon laquelle la mondialisation, dans le sens d’une extension de la logique du marché au niveau mondial, entrainera mécaniquement le « développement » économique et social des différents pays du monde pour peu qu’ils respectent les préceptes libéraux ; la théorie du capitalisme nationaliste, qui promeut l’industrialisation locale accélérée sous l’impulsion de l’Etat, afin de produire une dynamique interne de développement et la protéger de la concurrence extérieure tant qu’elle n’est pas arrivée à maturation. C’est cette dernière alternative qui est majoritairement privilégiée par les grands Etats nouvellement indépendants, l’Inde, l’Egypte, l’Indonésie, suivant en cela l’exemple de l’URSS. Ce modèle de capitalisme nationaliste trouve une nouvelle élaboration théorique à travers l’école du desarrollismo qu’initie l’économiste argentin Raul Prebisch. C’est à cette époque que l’on commence à parler d’échange inégal entre les pays développés et les pays sous-développés : Raul Prebisch remarque qu’en période de récession, les produits primaires (produits agricoles) connaissent une baisse de valeur beaucoup plus rapide que les produits manufacturés du fait de l’incapacité des paysans à adapter leur production à la demande anticipée, contrairement aux industriels, ce qui aggrave les effets des déséquilibres économiques. Plus largement, on remarque une hausse des salaires des employés dans les pays développés liés à la hausse de la productivité, alors que les salaires restent dissocier de la hausse de la productivité dans les économies peu ou faiblement industrialisées. De sorte que les bénéfices de la hausse de la productivité sont tous accaparés par les pays développés. D’où l’impératif de développer des industries locales se substituant aux importations, pour favoriser une dynamique interne à même de coupler hausse de la productivité et hausse des salaires (Le développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes, Raul Prebisch, 1950).
La théorie de la dépendance, qui se développe toujours principalement en Amérique latine (Sergio Bagu, Fernando H. Cardoso), et à laquelle appartiennent aussi des auteurs comme Samir Amin et Emmanuel Arghiri, élabore une critique de gauche du desarrollismo. Il serait trop long de résumer sérieusement une école de pensée aussi riche et variée, on soulignera donc ici l’un de ses apports fondamentaux : le « sous-développement » du tiers-monde n’est pas le résultat d’une arriération de cette partie de l’humanité, mais le produit moderne de l’expansion capitaliste mondiale depuis le XV° siècle. Cette école de pensée se prolongera et sera raffinée dans les années 1970 par l’école théorique du « Système-monde » (Immanuel Wallerstein, André Gunder Frank) : l’économie mondiale se structure en pôles autours desquelles gravitent des périphéries dominées qui participent à l’enrichissement des pôles.
L’apport de ces différents penseurs aura été essentiel à la critique de l’ordre économique et politique moderne lors de la seconde moitié du XX° siècle. Ce sont ces penseurs qui ont alimenté théoriquement le mouvement altermondialiste et donné les arguments aux pays sous-développés et à leurs populations de contester les accords de libre-échange promus par l’OMC et la doxa du consensus de Washington plus largement. Ils représentent l’une des dernières branches critiques du mouvement socialiste : alors que la social-démocratie – qui se cantonne à des analyses mais surtout à des actions au plan national où se déroulent les enjeux de pouvoir – perd son emprise sur les enjeux globaux actuels, les intellectuels altermondialistes comme Samir Amin se sont chargés de réactualiser le logiciel théorique critique du capitalisme et du type de société qu’il produit en le pensant de manière globale, mondiale. Leur œuvre offre une clé de lecture particulièrement intéressante des questions concernant la situation économique, politique et sociale de l’Afrique subsaharienne. A ce titre, les théories développées par Samir Amin méritent d’être connues, analysées et réfléchies.
Emmanuel Leroueil
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Très content de trouver cet auteur que j'ai étudié dans mon cours d'analyse critique de théorie de developpement avec le professeur Séverin MUGANGU MATABARO
Imminent économiste tiers mondiste ayant participé au éffort developpement en tant que conseiller des certains pays d'afrique subsaharienne.
On voit le résultat: les pays d'Afrique subsaharienne ont plongé dans le sous développement pendant que les pays qui n'obeissaient aux préceptes ineptes des dépendantistes se sont développés à toute vitesse …
je suis content de l' anyse du prof en tant futur financier
J'ai lu une grande partie des oeuvres de cet émminent économiste, et en temps que theoricien ils m'ont beaucoup servi dans mes études sur le sous-développement, et j'en suis fière de lui en temps qu'arabe.
Pas de quoi être fier … Samir Amin vous a peut-être servi pour vos études, mais on ne peut pas dire qu'il ait servi aux pays en voie de développement.
Le dépendantisme est une impasse idéologiques destinée à faire reposer sur d'autres la responsabilité de ses propres échecs … Et il a prouvé son inefficacité redoutable!