L’affaire Petro-Tim : Pour un usage des voies de droit au Sénégal

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Le Sénégal est un pays où les voies de droit sont peu utilisées par les citoyens pour résoudre leurs problèmes. Qu’il s’agisse de litiges entre particuliers ou de différends opposant les citoyens aux institutions, le recours est beaucoup plus prompt à l’endroit des médias ou autres canaux publics. Or, l’espace public ne devrait pas être le lieu de résolution des affaires publiques. Cela est peut-être dû à la place que ces médias ont dans la vie démocratique (radios, télés, presse écrite) mais une nation qui se targue de sa vitalité démocratique doit en premier lieu prouver l’efficacité de ses voies de droit. L’importance des affaires portées sur la place publique alors qu’elles concernent précisément  des différends à portée juridique dont les tribunaux doivent être saisis est un déficit de démocratie.

En témoigne l’affaire Petrotim/Arcelor Mittal, qui est devenue un imbroglio où des affaires distinctes sont portées dans l’espace public alors qu’elles concernent des institutions importantes de l’Etat. Il y a dans cette affaire un méli-mélo d’accusations (conflit d’intérêts, corruption, détournement de deniers publics) faites au meeting du Parti démocratique sénégalais (PDS, le principal parti d’opposition) tenu le 21 novembre 2014. L’ancien Président Abdoulaye Wade (2000-12) a tout simplement « joint » deux litiges différents : celui opposant la société Mittal (devenue ArcelorMittal) à l’État sénégalais, et un autre litige dans lequel est cité Aliou Sall, le frère de l’actuel Président Macky Sall (2012-).  Aliou Sall est accusé d’avoir usé de ses relations et de sa fonction diplomatique de l’époque dans un contrat où Petro-Tim Limited (devenue Timis Corporation), une compagnie pétrolière de l’homme d’affaires roumain Frank Timis est privilégié, et même d’avoir touché des rétro-commissions, pendant que beaucoup d’argent public aurait été versé dans les comptes d’avocats personnels du chef de l’État. Ces accusations taisent plusieurs faits essentiels pour comprendre le dossier :

  1. Le fait qu’Aliou Sall a agi en qualité d’agent de l’Etat sénégalais en poste à Pékin ;
  2. Le fait que des avocats personnels d’un chef de l’Etat peuvent agir en qualité du chef de l’Etat intuitu personae et recevoir leurs honoraires sur un compte ouvert à cet effet ;
  3. Le fait qu’ArcelorMittal, s’étant retiré du contrat qui le liait à l’État du Sénégal pour l’exploitation de gisements miniers dans l’est du pays, a versé des dommages-intérêts à l’État après une décision du tribunal arbitral de Paris ;
  4. Le fait que c’est le régime d’Abdoulaye Wade qui a causé ce préjudice de l’État envers Mittal

Le flou qui a entouré la présentation de l’affaire Petro-Tim ces dernières semaines a donné l’impression qu’il y a eu « beaucoup de précipitation au début et peu de clarté à la fin », pour citer l’ancien ministre Alioune Badara Cissé. Mais lorsqu’elle a été examinée de façon sérieuse, les autorités sénégalaises ont eu vite fait de démontrer que le flou a été volontairement entretenu par Wade. Cette tentative de semer la confusion dans l’esprit des citoyens et, comme fréquemment, de divertir l’opinion par des sujets polémistes, ne va pas dans le sens de l’apaisement de la vie publique.

Car l’espace public n’est pas le lieu où les affaires d’une telle portée juridique doivent être résolues. Ce n’est bon ni pour la quiétude de l’opinion publique, ni pour l’exécution des programmes publics, ni pour le bon fonctionnement des institutions. Pour cette affaire, comme pour tant d’autres, les Sénégalais devraient se tourner vers les cours et tribunaux  pour éviter la pollution du débat public. Le débat politique doit porter sur les programmes économiques, l’opportunité des choix opérés, et non sur une lutte entre clans destinés à « détruire » des politiciens pour les intérêts d’une famille. Crier sous tous les toits qu’on détient des preuves et disséminer des rumeurs sans fondement ne sert pas la stabilité des institutions dont se targue le Sénégal. Le meilleur moyen de vider ce type de contentieux : le porter devant les tribunaux dans un pays où la justice est garantie ainsi que les droits. C’est valable pour cette affaire comme pour beaucoup d’autres qui faussent le débat démocratique.

Sauf à remettre en question l’indépendance des tribunaux ou la sécurité du système judiciaire, ce qui serait troublant pour des personnalités politiques qui étaient en fonction jusqu’il y a peu, il y a un danger à consacrer des meetings politiques à porter ces accusations devant le tribunal de l’opinion. Le système judiciaire sénégalais permet à tout citoyen d’attaquer les autorités administratives, y compris l’Etat, les collectivités décentralisées et les entreprises publiques : garantie constitutionnelle. Les actes des personnes morales de droit public peuvent être attaqués devant la Cour suprême et, même si les délais sont réduits, il y a toujours possibilité de provoquer une décision implicite de rejet (silence de l’administration après une requête). Et lorsqu’on estime que ce sont des actes non administratifs, il y a toujours les tribunaux régionaux et cours d’appels qui sont compétents. Mieux, le règlement non juridictionnel est possible (Médiateur de la République, Parlement, etc.).

Il est dommage que les tribunaux soient submergés presqu’exclusivement de différends liés aux mœurs (vol, viol, agressions, escroquerie) et très rarement saisis pour des questions de gouvernance. Beaucoup d’hommes politiques préfèrent s’exprimer devant les médias et devant les militants pour invectiver leurs adversaires au lieu d’agir avec responsabilité en utilisant les tribunaux du pays, alors même qu’ils ne manquent pas de moyens pour commettre des avocats spécialisés sur ces questions. Dès lors, comment expliquer cette propension à recourir aux médias et à l’espace public pour résoudre des problèmes politiques ayant une portée juridique ? Le meilleur moyen de vider ce type de contentieux et gagner la bataille de l’opinion est d’obtenir un règlement juridictionnel de ces litiges. Lorsque le Président actuel, Macky Sall, alors dans l’opposition, a fait l’objet d’une procédure judiciaire pour un patrimoine appartenant à l’État sénégalais (les fameux « fonds taïwanais »), un non-lieu fut rendu. Lorsqu’Ibrahima Sène, le leader du Parti pour l’indépendance et le travail, a été attrait en justice pour diffamation, il a été relâché au bénéfice du doute. Lorsque Karim Wade est soupçonné d’enrichissement illicite, c’est encore la justice qui doit trancher, qu’elle passe par la CREI, la Cour de justice de l’UEMOA, etc.

A l’heure où le gouvernement est dans une phase cruciale de mise en œuvre des programmes contenus dans le Plan Sénégal émergent, avec la gestion quotidienne des problèmes des ménages, les étudiants, les agriculteurs, les éleveurs, les pêcheurs, les transporteurs, et même les journalistes, ont certainement plus besoin d’être informés des efforts fournis par le gouvernement – baisse des loyers, des produits pétroliers, des prix des denrées, octroi de moyens aux collectivités territoriales, mise en place d’instruments comme la Banque nationale pour le développement économique (BNDE), le Fonds souverain d’investissements stratégiques (FONSIS), la Couverture maladie universelle (CMU) ou le Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence (PAQUET) – que d’écouter des accusations aussi légères que celles relatives à l’affaire Petro Tim/Arcelor Mittal.

Il serait bien que le débat public soit moins vicié. Fournir des efforts pour cogiter sur les programmes est en soi beaucoup plus bénéfique pour la vie publique que des accusations aussi légères qui ont leur place, encore une fois, dans les instances judiciaires financées exclusivement pour ces questions. Quel est l’apport marginal des attaques personnelles portées dans les médias à longueur de journée pour le pouvoir d’achat des Sénégalais ? Ces derniers méritent un débat public plus informé et plus structuré.

Mais on est en droit de croire que les électeurs sont moins enclins à écouter ces polémiques stériles qu’à évaluer le bilan des responsables qu’ils ont porté au pouvoir (local comme national). La bonne tenue des élections (locales en 2014, nationales en 2012) montre l’importance des résultats concrets. La maturité des électeurs prouvée lors des consultations électorales doit entraîner un meilleur débat public. L’Etat de droit vivra mieux lorsque les bons programmes économiques seront soutenus ; lorsque les résultats seront salués ; lorsque les attaques personnelles finiront devant les tribunaux.