L’Afrique et son laborieux apprentissage de la démocratie

Malgré les avancées considérables consenties en matière de démocratisation, force est d’admettre certains faits têtus qui caractérisent l’espace politique en Afrique Sub-saharienne. Le processus de démocratisation s’est déroulé dans un apprentissage difficile marqué par un tribalisme politique menaçant , un détournement d’objectif alarmant , et, in fine, la non satisfaction des besoins socioéconomiques des populations .

Un tribalisme politique menaçant

Le lien ethnique constitue un paramètre déterminant dans les Etats d’Afrique Sub-saharienne. Beaucoup de partis politiques se structurent suivant des clivages tribaux, régionaux ou claniques. En effet, « on cherche à s’emparer du pouvoir, non pas en fonction d’options politiques libérales ou socialistes, mais d’un clivage purement ethnique »[1]. A cet égard, il est intéressant de relater un épisode anecdotique au Cameroun où le gouvernement « a confisqué la vie à la première expérience de faculté privée de médecine créée au sein de l’université des Montagnes à l’Ouest du pays (…) la manœuvre reposait sur la volonté d’éviter que les Bamiléké ne monopolisent la formation des médecins »[2]. Lors du génocide rwandais, il a été signalé que « toute personne de telle ou telle autre ethnie qui ne montrait pas sa détermination à défendre son ethnie était considérée par cette dernière comme traître et risquait la mort. Il y en a effectivement qui sont morts tués par des gens de leur ethnie »[3]. Au Congo-Brazzaville, la politisation du fait identitaire a causé une déconsolidation des acquis démocratiques. Ainsi, « la constitution de milices basées sur des solidarités ethno-régionales et la transformation des leaders politiques en chefs de troupes tribales ont plongé le pays dans deux guerres civiles qui l’ont dévasté et mis terme à l’expérience de démocratisation »[4]. Même dans un pays comme le Bénin, les partis politiques n’ont pas été fondés sur une base nationale : «Il s’agit de partis d’obédience ethnique dont l’apparition vient aggraver ainsi les difficultés de la construction nationale (…) Certaines régions du pays sont écartées de la scène politique au niveau élevé du pouvoir (…) Mais depuis peu, les régions minoritaires sont en train de s’organiser elles aussi pour participer aux différents jeux politiques en créant leurs propres partis politiques ». Il apparaît dès lors que certains groupes ethniques qui seraient exclus de l’espace du pouvoir pendant un certain temps sont tentés de prendre leur revanche en opérant un « rattrapage ethnique » qui galvaude la cohésion nationale et remet en question les fondements mêmes de l’Etat-Nation en Afrique Sub-saharienne.

Ce phénomène est encore plus prononcé dans un pays comme la Côte d’Ivoire où les plus grands partis politiques se basent sur des allégeances purement ethniques et/ou régionales. Ainsi, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) compte dans ses rangs les Baoulé et les Agni, concentrés à l’Est et au Centre du pays. Le Rassemblement des Républicains (RDR), quant à lui, demeure le foyer des Malinké, des Gur, des Senoufo et des Lobi. Le Front Populaire Ivoirien (FPI) est l’antre des peuples de l’Ouest, notamment les Bété, les Dida, les Guéré, les Gouro. Les Abbey, les Ebrié et les Attié, eux, peuples du Sud, ont rejoint ce dernier depuis 2000 après avoir été déçus par le PDCI[5].

La prépondérance du fait ethnico-tribal dans le jeu politique s’avère donc très néfaste pour la construction de la démocratie dans des Etats où les crises post-électorales prennent souvent une coloration ethnique, régionale ou tribale. Cela est le cas en RDC, en Centrafrique, au Burundi ou encore en Guinée Conakry.

Un détournement d’objectif alarmant

Cependant, l’un des fléaux qui touchent le plus durement le processus de démocratisation en Afrique Sub-saharienne est probablement le détournement d’objectif dont il fait l’objet. Le but ultime du pouvoir politique étant la satisfaction de l’intérêt général, cet objectif a été complètement jeté aux oubliettes par les dirigeants africains. Ce détournement d’objectif s’illustre par une nette déconnection des élites par rapport aux populations et à leurs besoins. En effet, « une mauvaise compréhension, donc une mauvaise pratique de la démocratie pluraliste, a tendance, dans notre continent aussi, à couper de plus en plus des populations une classe politique qui semble s’être enfermée dans le cercle clos de luttes de positionnement »[6].

Ainsi, la démocratie apparaît sur le continent comme « un contrat de dupes, un système trop inique car au lieu de fonder une Afrique libre, il proroge paradoxalement le monolithisme archaïque »[7].  Les gouvernants africains et leur administration ont achevé d’appauvrir leurs populations en se livrant à un pillage sauvage des ressources publiques dans la plus grande opacité et la corruption généralisée. De ce fait, « l’Etat africain reste par excellence le lieu d’accumulation et demeure une source de redistribution et de profits pour la classe dirigeante. Seuls les pourvoyeurs et bénéficiaires de la rente étatique ont changé avec l’alternance politique »[8].

Par ailleurs, les avancées démocratiques notées dans les années 1990 s’estompent vers la fin de la décennie, avec la prise du pouvoir par la force de Laurent Désiré Kabila au Congo-Kinshasa, une nouvelle guerre civile au Congo-Brazzaville, une période de troubles politiques en République Centrafricaine, une répression d’opposants et de journalistes au Nigéria du Général Sani Abacha, ainsi que des tensions au Niger, au Mali, en Guinée et en Mauritanie, voire de guerre civile en Sierra Léone et au Libéria.

Le détournement d’objectif s’illustre aussi par la rapide volte-face qu’ont opérée les pouvoirs en place quelque temps après la vague pluraliste des années 1990. Beaucoup de dirigeants se sont ainsi adonnés à des modifications substantielles de leur Constitution pour pouvoir se représenter. Ce fut le cas en Guinée avec Lansana Conté en 2002, en Tunisie avec ZineAbiddine Ben Ali en 2002, au Tchad avec Idriss Déby en 2005, au Togo avec Gnassingbé Eyadéma en 2003, au Cameroun avec Paul Biya en 2008, et cela a failli être le cas au Sénégal avec Abdoulaye Wade en 2011 et au Burkina Faso avec Blaise Compaoré en 2014, n’eussent été les contestations de la rue auxquelles ils se sont heurtés. Dans d’autres pays comme le Rwanda, le Burundi, le Congo Brazzaville et la RDC, les velléités de tordre le cou aux dispositions constitutionnelles limitant le nombre de mandats présidentiels sont légion[9].

Il apparaît dès lors que les acquis démocratiques ont été confisqués par l’élite au pouvoir contre les aspirations des peuples africains qui restent écartés de la gestion des ressources publiques.

La non satisfaction des besoins socioéconomiques des populations

Le moins que l’on puisse dire, c’est que même dans les cas où la démocratie a prévalu sur le continent, elle n’a pas pu apporter une réponse satisfaisante aux besoins socioéconomiques des populations. Ainsi, cinquante ans après les indépendances, l’Afrique reste l’une des régions du monde les plus pauvres et les plus en recul en matière de progrès social. Si on prend en compte le taux d’alphabétisation par exemple, 65 millions d’adultes Ouest-africains, soit 40% de la population adulte, ne savent ni lire ni écrire[10]. De même, selon un haut fonctionnaire sénégalais, « près de 29 millions d’enfants d’âge scolaire ne sont toujours pas à l’école et près de 159 millions de jeunes et d’adultes ne savent ni lire ni écrire »[11]. Malgré l’ouverture démocratique, le progrès social n’a pas été au rendez-vous. Selon certains auteurs, le lien entre démocratie et développement économique n’est pas encore établi et la corrélation serait non linéaire : « aux niveaux faibles de droits politiques, une augmentation de ceux-ci stimule la croissance économique. Cependant, une fois atteint un niveau modéré de démocratie, davantage de démocratie réduit la croissance »[12]. Ceci corrobore l’hypothèse de Lipset selon qui « la démocratie est liée au stade de développement économique. Concrètement cela signifie que plus un pays est prospère, plus grandes sont les chances qu’il pérennise la démocratie »[13]. En d’autres termes, la croissance économique favoriserait le processus démocratique mais l’inverse ne serait pas vérifié pour le moment, sinon de façon résiduelle, et donc non décisive pour l’Afrique.

A partir d’une situation non démocratique, la démocratie favoriserait donc effectivement la croissance économique ; cependant, à un seuil de démocratisation significative, plus de démocratie serait de nature à limiter la croissance économique. Si l’on en croit certaines études, la relation entre démocratie et développement est tributaire du contexte, des conditions initiales, et du contenu de la démocratie propre à chaque pays[14]. Le contexte africain, où la culture du partage prend le pas sur celle de l’échange chère à l’économie de marché, demeure, dans cette perspective, singulièrement réticent au processus de démocratisation. La démocratie n’a pas été un facteur réel de progrès économique.

Axelle Kabou interpellait l’intelligentsia africaine et le système néo-libéral en interrogeant : « Et si l’Afrique refusait le développement ? ». Plus de vingt ans après, malgré les taux de croissance record enregistrés sur le continent, sa question reste toujours d’actualité. Mais au-delà du développement, c’est la capacité des Etats africains à assurer leurs missions régaliennes, et même ne serait-ce que d’avoir un fonctionnement institutionnel régulier qui est mis en cause. Malgré l’adoption et la mise en place de constitutions pluralistes, l’organisation d’élections plus ou moins transparentes selon les pays, l’existence d’une société civile de plus en plus exigeante, force est de reconnaître que les principes démocratiques de base sont encore largement ignorés par la plupart des pouvoirs en place, sous fond d’ethnisme de la vie politique. Pis, les besoins socioéconomiques des populations ne sont pas satisfaits par une classe dirigeante dont la première préoccupation est son enrichissement personnel. Devant cette situation, il urge pour l’Afrique de trouver un modèle de gouvernance adapté à son héritage culturel et pertinent pour son épanouissement économique et social. Il est difficile de dire si ce modèle devrait ressembler ou non au système démocratique, car le débat sur l’universalité de ce dernier reste entier et ouvert. Mais il devra en tout cas tenir compte des énormes défis sécuritaires, environnementaux, éducatifs, et relatifs au capital humain, qui devraient être le cœur des préoccupations des pouvoirs publics, et, de plus en plus, se nourrir des principes de gouvernance essentiels au vivre-ensemble pour assurer un minimum de cohésion aux Nations africaines encore si fragiles et composites, où l’expérimentation d’un système politique fragmenté a longtemps prévalu.

                                                                                                                                            Mouhamadou Moustapha Mbengue

[1]EbénézerNjohMouelle& Thierry Michalon, L’Etat et les clivages ethniques en Afrique, Abidjan, CERAP, 2011.

[2] Jean Claude Shanda TONME, La Crise de l’intelligentsia africaine, Paris, L’Harmattan, 2008.

[3] Emmanuel Ndikumana, « Ministère de la réconciliation dans un contexte de conflit tribal » in  Le Tribalisme en Afrique… et si on en parlait ? Abidjan, Presses bibliques africaines, 2002.

[4] Mamadou GAZIBO, Introduction à la politique africaine, op. cit.

[5] Dieudonné Brou Koffi ; « Démocratie et tribalisme en Afrique » in Le procès de la démocratie en Afrique, sous dir. Justine Bindedou-Yoman, Paris, L’Harmattan, 2016.

[6]Sémou Pathé GUEYE, Du bon usage de la démocratie en Afrique, Dakar, NEAS, 2013.

[7] Jean-Rodrigue-Elysée EYENE MBA, Démocratie et développement en Afrique face au libéralisme : Essai sur la refondation politique, Paris, L’Harmattan, 2001.

[8] Grégoire, 1994.

[9] Olivier Bilé, La Démocratie africaine reste mal partie… Rectifions le tir !, Paris, L’Harmattan, 2016.

[10]http://www.irinnews.org/fr/report/84101/afrique-de-l-ouest-lutter-contre-les-taux-d-alphab%C3%A9tisation-les-plus-faibles-du-monde

[11]http://www.lesoleil.sn/index.php?option=com_content&view=article&id=22318:lafrique-a-le-taux-danalphabetisme-le-plus-eleve-au-monde-selon-un-officiel&catid=98:education

[12]Barro R. J. Determinants of Economic Growth : A cross-country empirical study. MIT Press, 1997, Cambridge Massachussetts

[13]Lipset S. M. Some social requisities of Democracy : Economic development and Political Legitimacy. The American Political Science Review, vol. 53, No 1 (March 1959.

[14]Huber E., Rueschemeyer D., & Stephens J. D., The Journal of Economic perspective.Vol. 7, No 3, 1993.

Comprendre le processus de démocratisation en Afrique

Et si l’Afrique refuserait-elle la démocratie ? Nous vous proposons une série d’articles pour répondre à cette question. Ce premier article de la série fait un exposé de l’avènement du multipartisme en Afrique.

S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, selon Jean-Jacques Rousseau. L’accès au régime démocratique, à travers le monde, s’est déroulé de manière différente selon les peuples. En Chine, c’est le progrès économique qui a été privilégié sur l’ouverture démocratique. A Hong Kong, à Singapour, en  Corée du Sud et à Taiwan, il a été noté un net progrès économique en la présence de régimes plutôt autoritaires sur une période relativement courte. En Inde, la plus grande démocratie du monde a opéré sa transition numérique et technologique sans éradiquer son système de castes et a atteint une émergence remarquable. Les pays est-européens, y compris la Russie, ont adopté un système d’économie de marché qui ne s’est pas toujours accompagné de régimes démocratiques parfaits.

Les pays d’Afrique sub-saharienne eux, cinquante ans après leur accession à la souveraineté internationale, ont connu des fortunes diverses en matière de processus de démocratisation, mais semblent tous converger vers le pluralisme politique. La démocratie apparaît, dès lors, comme un « système politique indépassable »[1], en tout cas le « moins mauvais » des systèmes de gouvernement. Si on définit la démocratie avec le triptyque « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » selon la formule du Président américain Abraham Lincoln, l’on se rend rapidement compte que l’Afrique au sud du Sahara témoigne d’un paysage contrasté en la matière. Plus scientifiquement, on peut entendre par démocratie un régime politique dans lequel on observe «  des élections régulières au suffrage universel, une administration gouvernementale responsable devant les élus du peuple et les libertés d’opinion et d’association »[2].  Selon Paul Foulquié, c’est le régime politique dans lequel « le démos, le peuple, détient le kratos, la puissance »[3]. La souveraineté, et donc le pouvoir, appartient au peuple qui le délègue à des représentants élus, à l’inverse des régimes monarchiques ou oligarchiques où le pouvoir est concentré entre les mains d’un seul individu ou d’un petit groupe d’individus, et où la succession se fait le plus souvent de manière dynastique ou par cooptation selon des règles fermées.

Après une période de monopartisme plus ou moins intégral selon les pays, les pays d’Afrique sub-saharienne se sont heurtés à des crises économiques éprouvantes suite à l’adoption des Programmes d’ajustement structurels imposés par les bailleurs de fonds multilatéraux (FMI, Banque mondiale) dans les années 1980, avant d’entamer une période de transition démocratique au début des années 1990 marquée par l’organisation de conférences nationales qui ont débouché sur des élections ouvertes et un constitutionnalisme volontariste. Cependant, vers la fin des années 90 et dans les années 2000, un certain repli a été noté dans certains de ces pays sous la forme de modifications constitutionnelles substantielles qui visent à pérenniser les chefs d’Etat en place au pouvoir en plus de coups d’état militaires et crises postélectorales intempestifs. Tant et si bien que certains ont dû tirer la sonnette d’alarme, comme René Dumont qui affirmait que L’Afrique noire reste mal partie, ou simplement sonner le glas de la démocratisation du continent, à l’instar du Président français Jacques Chirac qui remarquait que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie ».  Ainsi, il semble légitime de se demander si la démocratie est un système bien adapté à l’Afrique, s’il est pertinent pour le continent au vu de son héritage culturel, et s’il permet l’épanouissement économique et social des populations africaines.

En d’autres termes, la démocratie est-elle un bon système politique pour l’Afrique ? Et si l’Afrique refusait la démocratie ? Pour étudier ces questions, il sera utile de revenir sur les aspects positifs que recouvre la démocratie en Afrique en examinant les raisons pour lesquelles la démocratisation progressive qui est observée sur le continent augure de lendemains prometteurs, avant d’analyser les facteurs qui font que l’apprentissage démocratique difficile sur le continent n’a pas abouti à un progrès socioéconomique significatif pour les populations africaines.

Le caractère novateur du leg institutionnel en Afrique peut s’observer par le fait que la démocratie est presque partout restée une idée nouvelle pour le continent. Le mouvement qui consiste à associer les populations au système de gouvernement et à les amener à y participer est une innovation[4]. Les sociétés précoloniales d’Afrique noire étaient plutôt fragmentées et connaissaient des formes d’allégeances traditionnelles autoritaires et non légales-rationnelles. Les différentes formes de royauté observées sur le continent n’étaient toutefois pas généralement centralisatrices. Les royaumes du Ghana et du Mali, par exemple, centres incontournables, à l’époque, du commerce de longue distance, ont été plutôt organisés selon un système confédéral, rassemblant les différents royaumes et provinces sous l’autorité d’un chef suprême plutôt que des systèmes centralistes[5]. Le royaume du Ghana a ainsi rassemblé, en plus des Soninké ou Sarakolé, les royaumes wolof et mandingue en leur laissant une large autonomie de gestion. Même s’ils reconnaissaient l’autorité de Koumbi Saleh, ils conservaient leurs institutions de gouvernance et faisaient une allégeance symbolique au roi conquérant. C’est peut-être à cause de cette gouvernance fragmentée que le Ghana, après une apogée au Xe siècle, s’écroule sous la pression des Almoravides en 1076[6] parce que le pouvoir n’était pas centralisé par Koumbi.

Trois siècles plus tard, c’est l’Empire du Mali, fondé par Soundjata Keita, qui adopta un système de gouvernement similaire à celui du Ghana, même si les codifications coutumières ont été plus fortes. La charte de Kurukanfuga décide de l’hérédité des professions à travers le système de clans des métiers. Soundjata Keita, devenu Mansa (roi des rois) crée un gouvernement de compagnons qui reconnaît deux types de provinces : celles qui ont fait allégeance dès le début de son règne à son autorité et dont les rois conservent leur titre (Ghana et Mema), et d’autres où il nomme des gouverneurs (farin)  pour représenter[7] l’autorité impériale. Le caractère fragmenté y est prépondérant puisque les chefs traditionnels, surtout au Ghana et à Mema, reconnaissent l’autorité de Soundjata mais continuent de s’auto-administrer. La centralisation du pouvoir n’était donc pas une règle en Afrique précoloniale.

De plus, la tendance générale était à la responsabilisation des gouvernants qui ne s’autorisaient pas tous les excès. En effet, comme le montre Cheikh Anta Diop, la règle était la primauté de l’intérêt général sur les intérêts personnels des gouvernants. Les pouvoirs traditionnels étaient organisés de manière à limiter les abus du fait de la présence de mécanismes de contre-pouvoir : « en Afrique noire, ni le roi ni un seigneur quelconque n’ont jamais eu le sentiment d’une possession réelle de la terre »[8] ; « les Africains faisaient une claire distinction entre l’Etat et son appareil d’une part, et les serviteurs de l’Etat, le roi en particulier, d’autre part ; par conséquent, l’idée d’un appareil d’Etat confondu avec la base (…) est insoutenable »[9]. Ce, d’autant plus que le roi pouvait être démis, voire physiquement éliminé, s’il venait à ignorer la Constitution[10]. La gouvernance était donc relativement responsable.

La période coloniale va, quant à elle, mettre en place des institutions administratives qui vont permettre une transition souple vers l’indépendance. En effet, « dans sa dernière phase, la colonisation a connu une libéralisation politique indéniable qui s’est traduite par l’introduction au sud du Sahara d’institutions représentatives modernes, de partis politiques multiples, d’une pluralité d’organisations syndicales, d’une presse libre, d’une législation afférente », même si elle  « s’est aussi distinguée par l’ampleur des manipulations administratives destinées à contenir et à orienter ces transformations »[11]. Cela signifie que l’appareil administratif légué par les puissances coloniales a posé les bases d’une gouvernance hiérarchisée dans les Etats nouvellement indépendants. Mais la période coloniale a aussi contribué à créer une classe bureaucratique proto-bourgeoise qui utilisait la puissance publique étatique pour asseoir une domination socio-économique perverse sur des couches plus faibles de la société telles que la paysannerie et la classe ouvrière, malgré l’existence de syndicats et coopératives.

Immédiatement après, les Etats nouvellement indépendants mettent en place un régime de parti unique  où une prégnance du Chef de l’Etat et la confusion du parti avec l’appareil étatique prévalent. Dans ce contexte, les rares élections qui avaient lieu étaient destinées à entériner l’orientation donnée par le pouvoir en place. Ainsi du Dahomey avec la création de la République populaire du Bénin en 1975, de la Haute-Volta avec l’imposition du parti unique en novembre 1962 jusqu’à la disparition de la 1re République en 1966, du Mali sous la 2e République en mars 1979, et du Sénégal avec la dissolution du Parti du Regroupement africain (PRA) dans le parti au pouvoir, l’Union progressiste sénégalaise en 1966[12].  Le paysage politique était dominé par un seul parti qui pourvoyait l’essentiel du personnel administratif. Ce personnel bureaucratique a peu à peu conquis le paysage économique à travers des sociétés publiques qui ont essaimé dans tous les secteurs industriels et commerciaux de ces pays.

Les Etats africains accèdent ainsi timidement à la société démocratique internationale sous l’égide de pouvoirs centralisateurs qui mettaient en avant la sauvegarde de la cohésion et de l’unité nationales pour justifier leur centralisme. Le pouvoir politique contrôle tout dans l’Afrique postindépendances : bureaucratie, nominations, carrières, économie, société, agriculture, religion, idéologies, culture, etc. Au Mali par exemple, l’ordre économique et social était essentiellement le fait du pouvoir politique, lui-même concentré entre les mains d’une petite élite proto-bourgeoise d’Etat, qui rassemble toute l’activité industrielle et commerciale au détriment de la formation d’une classe d’entrepreneurs privés[13] indépendants. Cette prédation économico-commerciale des bureaucrates maliens est également justifiée par la volonté de garantir l’intégration nationale et de la sauvegarder afin de conserver le pouvoir de négociation malien au plan international, dans un contexte de guerre froide. Dans le même temps, elle permet d’éviter la constitution d’une classe bourgeoise nationale capitaliste qui pourrait menacer à tout moment les intérêts des bureaucrates et leur hégémonie socio-économique[14].

Le même phénomène de prédation du secteur commercial par une élite bureaucratique proto-bourgeoise a prévalu dans d’autres pays de l’Afrique postindépendances, tels que le Sénégal et le Niger. Cette prédation économique passe par la création de sociétés agricoles qui permettait, à terme, le contrôle de la paysannerie et de la classe ouvrière. La politique foncière s’est faite largement au détriment des exploitations familiales traditionnelles, du fait de l’accaparement des terres par des hauts fonctionnaires véreux. Cette expropriation continue d’avoir des conséquences terribles dans ces pays. Ces situations ont engendré beaucoup de frustration au sein des populations ; ce qui conduira par la suite à la volonté de l’instauration d’un pluralisme politique devant permettre des alternances à  la tête des pays.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

[1] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992.

[2] Huber et al.

[3] Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF, 1982.

[4] Guèye, 2009.

[5] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley (sous la dir. de)  Transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest – Processus constitutionnels, société civile et institutions démocratiques, Paris, L’Harmattan, 2015

[6] Ib.

[7] Ib.

[8] Diop, 1987.

[9] Diop, 1981.

[10] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley, op. cit.

[11] Bayart, 1991.

[12] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley, sous la dir. de,  Transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest, op. cit.

[13] « L’Etat au Mali, Représentation, autonomie et mode de fonctionnement », Shaka Bakayoko, in L’Etat contemporain en Afrique, dir…

[14] Ib.

Elections législatives au Sénégal : quelles sont les forces en place ?

Les préparatifs pour les élections législatives au Sénégal vont bon train. 47 listes candidates convoiteront les voix des électeurs le 30 juillet 2017. Ce nombre préfigure d’une campagne âpre et de résultats serrés à ce scrutin. Une Assemblée nationale émiettée devrait en découler.

Les principales coalitions qui se feront face sont construites autour de ténors de la vie politique sénégalaise. La coalition de la majorité sortante, Benno Bokk Yakaar (BBY) sera conduite par le Premier Ministre Mahammad Boun Abdallah Dionne, et compte dans ses rangs le Ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, Monsieur Amadou Bâ ainsi que le Ministre de la Décentralisation, de la Gouvernance locale et de l’Aménagement du territoire, Abdoulaye Diouf Sarr. Elle rassemble des membres du Parti Socialiste et de l’Alliance des Forces de Progrès, parti de l’actuel Président de l’Assemblée nationale, et d’autres partis membres de la mouvance présidentielle.

L’opposition, elle, part en rangs dispersés après des efforts pour présenter une liste unique. La coalition Manko Taxawu Sénégal sera conduite par Khalifa Sall, le maire de Dakar, en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pour une affaire concernant la caisse d’avance de sa mairie. Elle compte dans ses rangs Idrissa Seck, Président du Parti Rewmi et ancien Premier Ministre, ainsi que Malick Gackou, Président du Grand Parti. Elle pourrait gagner notamment Dakar, du fait de la présence de Khalifa Sall, et Thiès, fief d’Idrissa Seck.

L’autre grande coalition de l’opposition est conduite par l’ancien Président de la République, Abdoulaye Wade, leader du Parti démocratique sénégalais. La coalition gagnante Wattu Sénégal est née de la scission avec Manko Taxawu Sénégal, du fait d’un désaccord sur la tête de liste. Elle pourrait représenter une sérieuse menace contre la coalition BBY. Le scrutin verra également la participation de nouvelles figures sur la scène politique sénégalaise. Il s’agit de l’ancien Premier Ministre Abdoul Mbaye, et de l’ex-Inspecteur des Impôts et Domaines, Ousmane Sonko, respectivement à la tête des coalitions Joyyanti et Ndawi Askan Wi. Ces deux personnalités adoptent une nouvelle façon de faire de la politique, avec des profils nouveaux. Ces élections seront un premier test pour eux, et leur permettront de connaître la perception que les Sénégalais ont de leur offre politique.  

Ainsi, les divisions au sein de la classe politique, du côté de la majorité sortante comme de celui de l’opposition, ont marqué la confection des listes électorales. La multiplicité des listes candidates a été beaucoup dénoncée par certains responsables politiques. Il semble que ce soit le mode de scrutin (mixte) qui soit à l’origine de cette profusion de candidatures à ces élections. En effet, 90 députés seront élus sur des listes départementales au scrutin majoritaire à un tour, et 60 sur une liste nationale au scrutin proportionnel, tandis que 15 seront pourvus parmi les 8 départements de l’extérieur.  Si le scrutin majoritaire favorise les grands partis, et notamment la majorité présidentielle, le scrutin proportionnel est, lui, à l’avantage des petits partis, en particulier du fait du système dit du « plus fort reste » qui fait attribuer des sièges selon le calcul suivant : il est déterminé un quotient national obtenu par le rapport du total des suffrages exprimés au nombre de sièges à pourvoir. Un siège revient à chaque liste qui obtient autant de fois ce quotient. S’il reste des sièges à pourvoir, ils sont attribués aux listes qui obtiennent le plus fort reste résultant de cette division dans l’ordre décroissant. En ce qui concerne le scrutin majoritaire, il fait attribuer l’ensemble des sièges à pourvoir dans un département à la liste candidate qui arrive première du vote.

Il faut noter que ce système comporte de nombreux inconvénients. D’une part, le système majoritaire ne traduit pas une représentativité du vote. Il ne prend pas en compte le poids de chaque formation dans le département donné car une liste peut remporter tous les sièges en jeu dans un département donné sans avoir la majorité absolue. Peut-être qu’un second tour serait plus juste. D’autre part, le système proportionnel favorise l’élection de candidats qui pourraient avoir plus de voix dans une localité que dans les autres, et qui atteindrait le quotient national sans nombre de voix conséquent.

C’est donc l’occasion de réfléchir au mode de scrutin pour les élections législatives. Devrait-on aller vers un scrutin majoritaire à deux tours pour permettre un partage plus net entre les candidats ? Devrait-on supprimer le scrutin proportionnel au niveau national ou le rendre plus représentatif ? Plus largement, ne devrait-on pas coupler les élections législatives et l’élection présidentielle ? Ne doit-on pas inclure un bulletin unique pour éviter l’impression d’un nombre inouï de papier ? Enfin, les formations politiques qui n’atteindraient pas un seuil minimal (5% par exemple) devraient-elles être autorisées à présenter des candidats ?

Ce sont autant de questions qui devraient mobiliser l’attention de la classe politique sénégalaise à l’issue de ce scrutin qui constituera un grand test pour la solidité de la coalition BBY au pouvoir.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

Article initialement mis en ligne le 06 juillet 2017

La Cote d’Ivoire : Ce géant d’Afrique aux pieds d’argile

Alors qu’elle affiche une certaine embellie économique depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, matérialisée par des taux de croissance soutenus sur plusieurs années, la Côte d’Ivoire a rouvert une page de son histoire que l’on aurait pu croire close. Le pays a renoué, du 12 au 15 mai 2017, avec une situation de crise sécuritaire que le gouvernement a eu du mal à résorber. 8 400 mutins ont tenu en otage pas moins de 5 villes du pays, d’Abidjan à San Pedro, en passant par Bouaké, Man, Korhogo, Daloa  et Bondoukou. Après des négociations laborieuses, un accord dont le contenu reste encore inconnu a été trouvé et les soldats sont retournés dans leurs camps. Cette deuxième mutinerie en l’espace de 5 mois (après celle de janvier) témoigne d’un malaise profond au sein de l’armée, d’une instabilité politique chronique et remet en question les progrès économiques de ces cinq dernières années.

Un malaise profond au sein de l’armée

Les auteurs de la mutinerie proviennent essentiellement des rangs de la rébellion pro-Ouattara lors de la crise post-électorale de 2011. Celle-ci s’est arrogée une légitimité revendicatrice qui n’est écrite nulle part, du moins sur aucun texte connu, depuis sa participation victorieuse à l’opération qui a expulsé Laurent Gbagbo du pouvoir. Elle considère avoir droit à un traitement de faveur de la part de la majorité au pouvoir qu’il a aidé à s’installer en 2011. Son caractère non républicain et son manque de formation militaire classique en font un élément d’instabilité dans un corps qui est censé garantir précisément la défense et la sécurité du pays. Les soldats mutins s’en sont même pris aux populations qui manifestaient contre leur mouvement d’humeur, en exerçant des violences physiques ou tirant à balles réelles sur elles. Les affrontements ont ainsi fait pas moins de 4 morts et une vingtaine de blessés parmi les civils et certains démobilisés qui n’ont pas été réintégrés dans l’armée après l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara. Cette mutinerie révèle un profond malaise au sein d’une armée ivoirienne divisée et qui peine à se reconstituer après la guerre civile qu’a connue le pays dans les années 2000. Dans cet imbroglio, le rôle de Guillaume Soro, qui était à la tête des Forces Nouvelles d’où sont issus ces ex-rebelles, reste ambigu. L’armée se trouve donc coupée en deux, entre une frange qui a survécu aux multiples crises qui ont secoué le pays dans la décennie 2000 et une autre qui est issue de l’ex-rébellion pro-Ouattara qui a été intégrée au forceps dans ses rangs. Il y a, dès lors, un urgent besoin de formation et d’organisation dans cette armée, pour la rendre apte à assurer ses missions de défense et de protection des populations et lui inculquer les valeurs républicaines.

Une instabilité politique chronique

Au-delà du danger qu’il y a à entretenir une armée non républicaine, peu soucieuse de sa mission de défense et de protection des populations, c’est la stabilité politique même de la Côte d’Ivoire qui est en jeu. Dans un pays qui a connu une guerre civile sanglante dans la première décennie 2000, sur fond de conflits ethniques, la réconciliation nationale est restée un vœu pieux et n’a pas dépassé le cadre de la commission Dialogue-Vérité-Réconciliation et de son rapport qui est resté lettre morte. Avec un paysage politique fortement marqué par les divisions ethniques et régionales, la stabilité du pays peine à s’installer. D’immenses efforts ont été consentis pour mettre les anciens belligérants autour d’une table, mais ils sont jusque-là restés vains. La IIIe République adoptée en 2016 était censée doter le pays d’une stabilité institutionnelle et, au passage, le débarrasser du concept d’ivoirité, mais le rapport des forces sur l’échiquier politique constitue un véritable frein à cette stabilisation. L’appétit de l’actuel Président de l’Assemblée Nationale pour le fauteuil présidentiel est bien connu, dans un attelage institutionnel qui ne lui est pas forcément favorable, tandis que le Président Ouattara ne l’a ni désigné ni pré-positionné pour sa succession. La nouvelle Constitution ivoirienne confère plutôt ce rôle au Vice-Président, Daniel Kablan Duncan, qui semble ainsi avoir la préférence du Chef de l’Etat.

Ce dernier gagnerait à clarifier les positions de chacun dans son entourage et à dissiper le brouillard autour de sa succession. Ses alliés du PDCI n’ont pas tu leur ambition de diriger le pays, et la division au sein du FPI ne garantit pas une élection présidentielle apaisée en 2020. De plus, rien aujourd’hui ne le met à l’abri d’un éventuel coup d’état, après la facilité avec laquelle quelques centaines de soldats ont réussi à prendre en otage tout un pays, et ce, deux fois en l’espace de 5 mois. La purge dans la hiérarchie militaire et le remaniement ministériel intervenus après la mutinerie de janvier n’y ont rien fait, ni son indignation et son désaccord ouvert avec les méthodes de ces revendications pécuniaires. L’autorité de l’Etat a été rudement mise à l’épreuve et la peur installée. Cette attitude de défiance vis-à-vis de l’autorité étatique sape les nombreux efforts qui ont été faits par le régime d’Alassane Ouattara et ses partenaires internationaux pour reconstruire le pays.

La remise en question des progrès économiques

Devant cette situation politique incertaine, le terrain économique – « tiré par l’agriculture, les services et l’industrie, ainsi que par la hausse de la demande intérieure et un essor des investissements » selon la Banque mondiale – risque de devenir plus fragile. Durant ces cinq dernières années, la Côte d’Ivoire a affiché des taux de croissance record, tournant autour de 8%, grâce à une politique d’investissements publics et de relance budgétaire accompagnée par les institutions financières internationales. La reprise économique était encourageante, de nouvelles entreprises se sont créées, des banques étrangères se sont installées et des institutions comme la BAD et la BRVM y ont installé leur siège. Pendant les quelques jours qu’a duré la mutinerie, la plupart des commerçants, magasins, grandes entreprises et banques des villes concernées ont fermé boutique tandis que les institutions internationales et représentations étrangères enjoignaient leurs personnels de rester chez eux et que les écoles demeuraient fermées. Cette situation porte préjudice à la reprise économique parce qu’elle décourage les investisseurs, déjà confrontés aux procédures administratives, au coût de la main-d’œuvre et au paiement élevé d'impôts. Les porteurs de capitaux hésiteront certainement à mettre leur argent dans une poudrière qui peut prendre feu à n’importe quel moment, sur la simple volonté d’hommes en armes qui réclament des primes de guerre, et ce, dans un contexte de montée du terrorisme dans toute l’Afrique de l’Ouest.  Il faut rappeler que les mutins avaient déjà obtenu 5 millions de F CFA chacun après leur premier mouvement d’humeur en janvier, et réclament pas moins de 7 millions F CFA chacun cette fois-ci. La somme globale que devra décaisser l’Etat, s’il accède effectivement aux revendications des mutins, tournerait autour de 60 milliards de F CFA, soit 1% du budget annuel. Que se passerait-il si d’autres corps, comme les enseignants et les médecins, s’adonnaient aux mêmes types de caprices et prenaient en otage tout le pays en cessant leurs activités ou demandaient les mêmes montants ? Le manque à gagner pour l’économie serait énorme, dans un contexte de ralentissement de la croissance et de chute des cours du cacao, filière qui emploie un tiers de la main-d’œuvre ivoirienne.

Cette mutinerie est très inquiétante pour un pays comme la Côte d’Ivoire, qui revient de loin : une décennie de guerre civile à forte coloration ethnique. Elle met à mal une partie de l’armée avec le pouvoir politique et la population pour des revendications de bas étage, à l’heure où les priorités devraient être ailleurs, sachant que les concessions financières faites aux mutins porteront un sérieux coup à l’investissement. La reprise économique amorcée par le régime d’Alassane Ouattara sera durablement remise en question par ces quelques jours de revendications, qui témoignent à la fois d’un malaise profond au sein de l’armée et d’une instabilité politique chronique, à un moment où les forces de défense et de sécurité devraient plus se préoccuper de leur contribution à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. Les mesures prises après le soulèvement de janvier n’ont pas montré leur efficacité et rien ne met la Côte d’Ivoire à l’abri d’un nouvel épisode de violences ou d’un coup d’état.

                                                                                                                          Mouhamadou Moustapha Mbengue

La coopération internationale est-elle suffisante pour les opérations de maintien de la paix en Afrique ?

Suite et fin d’une analyse relative aux opérations de maintien de la paix en Afrique, rédigée par Mouhamadou Moustapha Mbengue  dont la première partie a été publiée il y a quelques semaines. Dans cette dernière partie, Mouhamadou aborde les raisons pour lesquelles cette collaboration demeure insuffisante.

maintien-de-la-paix

Les opérations de maintien de la paix en Afrique sont caractérisées par un important manque de coopération entre les différentes parties prenantes à la résolution des conflits. Entre 1997 et 2014, 14 missions de maintien de la paix ont eu lieu dans la seule République Centrafricaine provenant d’acteurs aussi variés que l’ONU, l’UA, la CEEAC, l’UE et la France. Chaque entité déploie son personnel et ses moyens logistiques sans tenir compte d’un agenda commun devant aboutir à un rétablissement durable de la paix dans le pays concerné. Dans d’autres pays, les responsabilités sont tellement imbriquées qu’une lecture claire est impossible. Ainsi en Somalie, l’AMISOM dispose d’un personnel provenant de l’UA mais rémunéré par l’ONU, ainsi que d’un support technique provenant de l’UE, de l’Ethiopie, de Djibouti, de l’Ouganda, de l’UNSOA, et d’un organisme américain (Bancroft Global Development). La multiplicité des acteurs n’aide pas à une coordination harmonieuse de cette mission, d’autant qu’en la matière, la philosophie des acteurs engagés n’est pas toujours la même. D’aucuns adoptent une position de neutralité entre les belligérants (opération de police) tandis que d’autres comme l’UA donnent des directions plus offensives à leurs opérations de maintien de la paix.

De plus, contrairement au dispositif actuel, les missions de maintien de la paix devraient être accompagnées d'une stratégie globale de résolution des conflits, qui se matérialiserait par un processus de pacification. Ce volet politique est  en effet, indispensable à un véritable rétablissement de la paix. Lorsque ce processus n’est pas mis en œuvre  (République Centrafricaine, Somalie, Soudan du Sud), il a tout simplement échoué (RDC, Soudan, Mali, Ethiopie/Erythrée). D’autre part, les troupes de ces missions sont peu préparées aux aspects civils des crises, aspects pourtant incontournables dans toute résolution de conflit. Les différentes opérations de maintien de la paix sur le continent ont très peu intégré cette dimension politique dans leur agenda. C’est pour cette raison qu’en RDC par exemple, la force onusienne n’a pu empêcher les nombreuses violations de droits humains par les FARDC (forces armées congolaises) et les nombreux crimes commis contre les populations. De même, au Soudan du Sud, l’UNAMIS n’a pu empêcher l’irruption d’une guerre civile.

Cette absence de stratégie politique s’accompagne d’une mauvaise compréhension des mandats donnés aux missions d’intervention. Cette mauvaise compréhension est due au   manque de clarté des mandats conférés. Souvent, les résolutions des Nations Unies autorisant les interventions ordonnent le maintien de la paix « par tous les moyens nécessaires ».  Les différents Etats qui participent aux missions à travers l’envoi de troupes n’ont pas toujours la même compréhension de ce terme. Si les troupes onusiennes sont généralement plus préparées à une interposition entre les acteurs du conflit (désarmement, démobilisation, réinsertion), les troupes opérant sous l’autorité de l’UA et des organisations sous-régionales tendent à adopter une posture plus offensive et guerrière. Les personnels des missions d’interventions ont une interprétation divergente  de leur mandat lorsqu’ils sont censés protéger les civils, sachant qu’ils ne peuvent protéger l’ensemble des populations sur l’ensemble du territoire d’un pays en conflit. Ces acceptions diverses de leurs responsabilités ont fait que l’Union Européenne (en RDC, en République Centrafricaine et au Tchad) et l’Union Africaine (au Darfour et en République Centrafricaine, au début des années 2000) ont rencontré des limites sur le terrain quand il fallait protéger les civils uniquement « sous menace imminente » ou « dans leur zone de déploiement », surtout lorsque dans certains pays, leur présence a été considérée comme illégitime par les belligérants voire par des Etats concernés par le conflit (comme au Burundi en 2006, en Erythrée en 2008, ou au Tchad en 2009). La mission Eufor au Tchad par exemple a été fortement remise en question par les groupes armés dénonçant une proximité gênante entre la France et le régime Tchadien considéré comme corrompu et autoritaire.  Les troupes d’intervention rencontrèrent donc d’énormes résistances de la part des groupes armés (Aqmi au Mali, Shebab en Somalie, M-23 en RDC, ou les Séléka et anti-Balaka en RCA).

Un autre exemple du manque de coordination entre les différents acteurs des opérations de maintien de la paix en Afrique est celui de la Côte d’Ivoire. Malgré les efforts fournis pour arriver à un règlement politique de la crise (Accra I/Accra II, Marcoussys et Pretoria), le conflit ivoirien a connu un enlisement tenace pendant une bonne décennie. Lorsque Henri Konan Bedié a introduit le concept d’ivoirité lors de l’élection présidentielle de 1995 pour faire barrage à son rival d’alors, l’actuel Président Alassane Ouattara, les divisions au sein de l’armée se sont amplifiées. Elles ont mené au renversement du pouvoir par une milice qui le confia au Général Robert Guei.

Sur le fondement de ce concept d'Ivoirité, Alassane Ouattara sera, en 2000, écarté des élections présidentielles organisées et qui seront alors remportées par Laurent Gbagbo. C’est donc dans un contexte de grande instabilité que les forces françaises de l’Opération Lincorn sont donc intervenues, avec notamment des violences dans l’Ouest du pays. Ni Lincorn, ni l’ECOMICI, ni la MINUCI ne parvinrent à faire respecter les accords d’Accra et de Marcoussis.

Le processus de paix se heurta à de fortes résistances du fait du non-respect de ces accords, auxquels il faut ajouter celui de Pretoria en 2005. Le Président Gbagbo ignora complètement la résolution 1721 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. La situation sur le terrain continua à se détériorer jusqu’aux contestées élections présidentielles de 2010 qui ont acté par la force la fin du règne de Laurent GBAGBO ; ce dernier ayant refusé de reconnaître sa défaite. Les malheureux événements qui s’en suivirent, notamment une guerre civile à partir de mars 2011, illustrent encore une fois les insuffisances des différentes initiatives internationales enclenchées pour répondre à la crise ivoirienne. La présence de multiples acteurs sur le terrain n’a pas facilité une résolution rapide du conflit. Il a fallu une intervention armée des forces françaises pour arrêter le président Laurent Gbagbo et installer  Alassane Ouattara au pouvoir le 04 mai 2011.

Lors de la crise au Mali, le  principe de subsidiarité a été encore une fois mis à mal. Après avoir fait face aux résistances de la junte dirigée par le Capitaine Sanogo avec force sanctions et gel d’avoirs, la CEDEAO s’est employée à enrayer l’avancée des groupes armés du Nord. Elle a ensuite eu du mal à recevoir l’autorisation nécessaire du Conseil de sécurité de l’ONU pour déployer ses troupes, avant de devoir passer le relai à l’UA. Durant cet épisode, elle n’a pas apprécié l’appropriation de son plan d’intervention par l’UA et a considéré ce transfert d’autorité comme une « erreur de calcul stratégique »[1]. La collaboration entre ces deux acteurs, malgré une répartition des tâches[2], s’est donc mal déroulée au Mali.

Le cas libyen a achevé de montrer les énormes difficultés que rencontrent les acteurs internationaux à répondre à une crise sécuritaire sur le continent africain. L’UA, l’ONU et l’OTAN ainsi que la Ligue Arabe en sont allées chacune de leur propre compréhension de la situation. Alors que l’UA recherchait une stratégie d’intervention politique et expérimentait d’importants désaccords internes entre Etats membres, le Conseil de Sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1970 pour faire comprendre qu’elle tenait à diriger l’intervention. L’UA a ensuite formé un Haut-Comité ad hoc chargé de se pencher sur le cas libyen, avant que l’ONU n’émette la résolution 1973 établissant une zone d’exclusion aérienne, que l’OTAN exploita. Elle entreprit des bombardements aériens qui ont permis l’avancée des rebelles en Août 2011 et l’assassinat de Khadafi. Le Conseil National de Transition qui gérait le pays rendit le pouvoir à un Congrès National élu dont la mission était de gérer la transition dans le pays. Un important manque de collaboration fut constaté entre le Conseil de Sécurité des Nations Unies et  le CPS de l’UA ; cette dernière n’ayant jamais pu accomplir les actions qu’elle souhaitait. L’interprétation de l’article 4 de l’Acte Constitutif de l’UA est l’objet de sérieuses divergences entre Etats membres, dans l’optique de réponse rapide et coordonnée aux crises[3].

La gestion des crises politiques, notamment des conflits armés, n’est pas une mince affaire. En Afrique, la présence de multiples acteurs dans les opérations de maintien de la paix a donné lieu à la création de plusieurs institutions et mécanismes de gestion des conflits. Cependant, la collaboration entre les différentes entités n’est pas encore effective et comporte de nombreuses insuffisances. Les relations entre l’ONU et l’UA notamment, et souvent entre l’UA et les organisations d’intégration sous-régionales, se heurtent  à d’importantes résistances. Il urge de trouver un dispositif institutionnel de concertation et de collaboration entre l’UA et l’ONU pour une bonne division du travail. Au moment où les deux institutions renouvellent leur exécutif respectif (Antonio Gutterres pour l’ONU et probablement Abdoulaye Bathily pour l’UA), il sera intéressant de voir dans quelle mesure ces nouvelles figures réputées pour leur expérience et leur sens de la diplomatie apporteront des solutions appropriées au criant  manque de coordination dans les opérations de maintien de la paix dans les prochaines années.

 

 


[1] CEDEAO, “The Mali After-Action Review: Report of the Internal Debriefing Exercise”, novembre 2013.  

 

[2] Le leadership politique de l’AFISMA est revenu à l’UA (avec la nomination de Pierre Buyoya) et le poste d’adjoint au Représentant spécial de la CEDEAO, le leadership militaire revenant à la CEDEAO.

 

[3] Cilliers & Handy (2013), Lessons from African Peacemaking.

 

La coopération internationale est-elle suffisante pour les opérations de maintien de la paix en Afrique ?

maintien-de-la-paixL’Afrique et les opérations de maintien de la paix ont une longue histoire à narrer. Si, sur l’échiquier mondial, un total de 175 opérations de maintien de la paix peut être dénombré, le continent africain compte à lui seul plus de 90 opérations de ce type entre 1947 et 2013[1].

Ces opérations déployées sous la coupe d’organisations internationales telles que l’ONU, l’Union Africaine (UA) et l’Union Européenne (entre autres missions menées par des organisations sous-régionales ou de simples Etats) se heurtent à plusieurs difficultés de mise en œuvre.

Ce sont des opérations qui se déroulent généralement sur des territoires dont la situation sécuritaire est souvent complexe et où la recherche de la paix n’est pas aisée.  La trentaine de pays africains[2] ayant connu ce type d’opérations – après environ 50 conflits qui ont eu lieu sur le continent depuis 1955 – ont témoigné de résistances considérables sur le terrain. A ces difficultés initiales, s’est ajouté un manque notoire de coordination et de gestion harmonieuse entre les entités qui ont déployé des missions de maintien de la paix (ONU, UA, UE, Organisations régionales).

Du point de vue du droit international, les interventions armées ne peuvent avoir lieu que dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, du moins pour les pays signataires.  De ce fait, elles interviennent soit sous la bannière des Nations Unies, soit sous son autorité, soit sous sa permission. Parallèlement, l’Union Africaine et les Organisations de coopération sous-régionales[3] se sont dotées de mécanismes et de documents stratégiques de maintien de la paix ou de recherche de la stabilité. Ces dispositifs juridiques, alliés aux organes institutionnels[4] n’ont pas favorisé un niveau de réactivité acceptable face aux défis sécuritaires engendrés par les conflits de plus en plus multiformes et imprévisibles.  

La situation du Mali durant l’offensive des rebelles de l’AZAWAD et des Islamistes suite au coup d’Etat en 2012 est une illustration récente de l’échec desdits dispositifs.  Malgré la formation de l’AFISMA, – dont l’objectif était d’endiguer l’avancée des rebelles dans le nord du pays et des islamistes vers Bamako, – les forces non loyalistes n’ont eu aucun mal à gagner jour après jour les territoires désertées par l’armée loyaliste. Il a fallu le déclenchement de l’opération française Serval pour neutraliser les différents groupes armés qui ont mis l’Etat à terre, avant la création de la MINUSMA. Cette absence de réactivité – malgré l’existence de la Force Africaine en Attente, un Système continental d’alerte précoce et une Capacité de déploiement rapide – des organes et mécanismes institutionnels de maintien de la paix montre l’urgence pour l’Afrique et ses partenaires de se doter d’outils de coopération cohérents, rapides et coordonnés pour faire face à des situations sécuritaires de plus en plus complexes dans des pays en construction.

Des efforts soutenus dans la résolution des conflits et la recherche de la paix en Afrique

On remarque cependant que les pays africains, l’UA et leurs partenaires (ONU, UE, France, Royaume-Uni, OTAN) ont déployé des efforts considérables en faveur de la résolution des conflits sur le continent[5], contrairement à la pratique de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine), qui consistait à s’impliquer le moins possible dans les affaires internes des Etats, en application du principe de non-ingérence. Ce volontarisme remarqué, a permis de mettre en place des opérations telles que, UNAMID au Soudan, MISCA/MINUSCA en Centrafrique, AMISOM en Somalie, ECOMICI/MINUCI en Côte d’Ivoire, AFISMA/MINUSMA au Mali ainsi qu’AMIB au Burundi.

Sur la scène continentale, L’UA et les organisations régionales se sont également dotées de mécanismes juridiques et institutionnels destinés à répondre efficacement aux conflits. Le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA (CPS), , la Capacité africaine de déploiement rapide de la Force Africaine en Attente, la Capacité Africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) ou encore le Mécanisme de gestion, de prévention et de résolution des conflits de la CEDEAO, et l’Architecture de Paix et de Sécurité dont s’est doté le COPAX (Conseil Paix et Sécurité de l’Afrique Centrale) de la CEEAC, sont autant d’indicateurs de la volonté des Etats de répondre aux crises sécuritaires qui surviennent sur le continent. Depuis 2008, l’UA a signé un Protocole d’Accord sur la coopération pour la paix et la sécurité avec les organisations d’intégration africaines qui s’appuie sur le principe de subsidiarité pour opérer une division du travail entre acteurs internationaux. Dans plusieurs foyers de tension, l’UA a su faire prévaloir un avantage comparatif certain dans le cadre de la réponse aux conflits. C’est le cas avec l’AMIS en 2004, l’AFISMA en 2012 et la MISCA en 2013. La CEDEAO avec l’ECOMOG, avait par le passé démontré sa volonté d’intervenir dans les pays membres secoués par des conflits, comme ce fut le cas notamment au Libéria et en Sierra Leone, dans les années 1990.

Lorsqu’elles ne s’éternisaient pas comme en Somalie (AMISOM), les missions de maintien de la paix de l’UA préparent le terrain à celles de l’ONU, après qu’une relative stabilité ait été atteinte[6].  L’Union Africaine a ainsi gagné en expertise dans le cadre des missions de stabilisation ; le respect des accords de cessez-le-feu étant de l’apanage de l’ONU. La doctrine de l’organisation continentale se révèle donc plus offensive que celle des Nations-Unies. L’UA a également développé des partenariats à l’instar de l’Accord-cadre pour un Partenariat renforcé pour la paix et la sécurité signé avec l’ONU en 2014.  Le dialogue s’est accru entre le Conseil de sécurité de l’ONU et celui de l’UA en ce qui concerne les zones de conflit (Le Mali est un bon exemple). La présence d’un Représentant spécial du Secrétaire Général de l’ONU au siège de l’UA en Ethiopie témoigne de ce besoin de coordonner les actions. Cette collaboration s’est illustrée lors de la transition entre différentes missions en Centrafrique, où la MINUSMA (ONU) a remplacé la MISCA (UA), elle-même ayant pris le relai de la MICOPAX (EEAC) dans de bonnes conditions de coopération.

Cependant, dans des environnements sécuritaires difficiles, des insuffisances sérieuses sont nées dans la mise en œuvre des opérations de maintien de la paix par les différents acteurs. Ces insuffisances tiennent principalement au manque de collaboration, de coopération, et de division du travail entre les parties prenantes. Une étude approfondie sera consacrée à ce fait dans une seconde partie.

                                                                                                                             

                                                                                                                                                                                        Mouhamadou Moustapha Mbengue

Article mis en ligne le 10 novembre 2016


[1] Paul D. Williams, Peace Operations in Africa. Patterns, Problems and Prospects. George Washington University.

 

[2] Afrique du Sud, Angola, Burkina-Faso, Burundi, Comores, Côte d’Ivoire, Egypte, Erythrée, Ethiopie, Guinée, Guinée-Bissau, Libéria, Libye, Mali, Maroc/Sahara Occidental, Mozambique, Namibie, Nigéria, Ouganda, République Centrafricaine, République Démocratique du Congo, Rwanda, Sierra Leone, Somalie, Soudan/Soudan du Sud, Tanzanie, Tchad, Zimbabwe. 

 

[3] La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ; la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC) ; la Communauté des États sahélo-sahariens (CENSAD) ; le Marché commun pour l’Afrique australe et orientale (COMESA) ; la Communauté est-africaine (EAC) ; l’Autorité inter-gouvernementale pour le développement (IGAD) ; la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ; et l’Union du Maghreb arabe (UMA).  

 

[4] tels que la Commission Paix et Sécurité de l’UA, le Conseil de Sécurité de l’ONU, le Mécanisme de prévention, de gestion et de résolution des conflits de l’UA ou encore l’Architecture Africaine de Paix et de Sécurité,

 

[5] Plus de 40 000 troupes ont été envoyées par les Etats dans les opérations de maintien de la paix, hors Soudan.

 

[6] NUPI (2015), Options stratégiques pour l’avenir des opérations de paix africaines, 2015-2025.

 

2016 : une année électorale pour l’Afrique

JPG_Elections1806142016 est une année qui fera date dans l’histoire des élections en Afrique. Plusieurs raisons peuvent être retenues à cela. Pas moins de 16 pays du continent ont à relever le défi de l’organisation d’élections crédibles, transparentes et démocratiques. Cela démontre bien l’apparition d’une nouvelle Afrique dans laquelle les électeurs demandent des comptes à leurs représentants, la société civile participe activement aux processus électoraux et les gouvernements vont aux élections. Il y a donc une évolution nette de la société politique africaine qui fait que désormais les citoyens sanctionnent les dirigeants lors de consultations électorales, les médias relaient les préoccupations. Les paradigmes anciens en faveur desquels l’Occident dicte sa politique aux pays africains sur les questions de gouvernance, et investit son secteur économique sans aucune appréhension citoyenne ont cédé la place à de nouvelles règles du jeu qui exigent une large participation politique en Afrique.  Cette situation nouvelle a cependant conduit les pays africains qui ont organisé des élections en 2016 à des résultats mitigés, entre certains pays où la participation est élevée et d’autres où elle est balbutiante. Les joutes électorales ont lieu dans un paysage politique contrasté et dans l’apprentissage démocratique.

Entre progrès…

On peut retenir plusieurs leçons de ces élections. D’une part les Africains n’attendent plus personne pour parler à leurs dirigeants à leur place. Auparavant, c’étaient les dirigeants occidentaux qui dictaient leur opinion à leurs homologues africains sans que les peuples ne réagissent. Les dénonciations d’élections truquées et de manque de démocraties provenaient de dirigeants européens ou américains, en plus d’ONG et d’organisations du système international. L’unité africaine était limitée à de vagues conférences au sommet, un syndicat de chefs d’État hyperpuissants qui ne craignaient rien. Ceci tend à s’éroder dans la nouvelle Afrique. Il faut désormais compter avec la force de résilience de la société civile et de l’opposition politique. Les Africains sont capables de mettre sur pied des gouvernements légaux et légitimes et de les renverser en cas d’abus de droits humains à travers des contestations sociales.  Les pouvoirs africains sont maintenant mis en face de leur responsabilité en cas de violation des droits politiques auxquels il faut désormais ajouter les droits sociaux et économiques. Les régimes issus des élections sont des régimes qui ne durent pas au pouvoir sur la simple volonté du Chef. Au Bénin, Boni Yayi a voulu positionner Lionel Zinsou sans succès, montrant les failles qu’il y a à imposer un chef non désiré par le peuple. Zinsou a été renvoyé à ses origines occidentales et a perdu une élection qu’il a eu tort de croire gagnée d’avance, face à son riche adversaire Patrice Talon qui a mis d’importants moyens dans la campagne présidentielle. Au Burkina Faso, la révolution populaire a résisté aux tentatives de récupération militaires et a permis la désignation d’un chef accepté par le peuple après une transition constitutionnelle.

A Djibouti et aux Comores, c’est la même verve électorale qui anime l’opposition et la société civile. Guelleh a du mal à se départir de la gangue corruptrice qui caractérise son régime ; et le pouvoir comorien doit se renouveler selon la Constitution du pays. Dès lors, les élections ont été l’occasion de renouveler la classe politique, même si des résistances apparaissent.

Dans certains pays, il a été plus difficile d’implémenter une participation réussie (sans heurts) de la société civile et de l’opposition aux élections. En République de Guinée, c’est l’opposant Cellou Dalein Diallo qui a contesté avec vigueur la crédibilité du scrutin, provoquant une réticence des organisations de la société civile à participer jusqu’au bout au processus électoral. Au Gabon, l’opposition a du mal à s’affranchir de la tutelle internationale car le pouvoir d’Ali Bongo a beaucoup d’arguments financiers à l’endroit de la communauté internationale qui le laisse gouverner calmement.

Le fils d’Omar Bongo n’a cependant pas la même carrure que son père ni la même capacité à diriger. Dans une moindre mesure, il lui sera plus difficile de tenir tête à ses adversaires parmi lesquels il faut compter l’ancien Président de l’Assemblée nationale qui a reculé au dernier moment lors de la dernière élection présidentielle malgré l’appel d’une bonne partie du peuple. Guy Nzouba-Ndama a démissionné de son poste de Président de l’Assemblée nationale et annoncé sa candidature à la présidentielle. Mais il ne suffit pas de se présenter contre un leader impopulaire ou non démocrate pour gagner une présidentielle, il faut aussi avoir une base sociologique passant par la société civile et démocratique. De son côté, l’ancien Président de la Commission africaine Jean Ping va catalyser une frange politique déçue par la gouvernance d’Ali Bongo composée d’anciens compagnons d’Oumar Bongo, ce à quoi il faut ajouter cette affaire de nationalité du Président qui s’est invitée dans le débat électoral et l’affaire des immigrés qui est encore une fois mal gérée par le pouvoir en place.

… et balbutiements

D’autre part, on retrouve des pays où la participation électorale est moins importante et la démocratie n’est qu’un balbutiement voire un leurre. En Somalie et à Djibouti, les observateurs en viennent à s’interroger sur la pertinence de l’existence d’une opposition si elle ne parvient pas à s’ériger en véritable défense contre la violation des droits humains. Au Congo et en Ouganda, Denis Sassou Nguesso et Yoweri Museveni  continuent à régner en chefs hyperpuissants de pays qui n’ont pas encore structuré une opposition organisée et capable de renverser le pouvoir en place. Cela est plus souvent possible lorsque l’opposition est adossée à une société civile bien organisée, et dans ces derniers pays cela n’est pas le cas.

En Somalie la tenue d’élections sera juste un épouvantail démocratique dans une Corne africaine très instable. L’environnement politique extrêmement précaire, la percée des Shebabs dans le pays et les Etats voisins comme le Kenya, l’affaiblissement continu de l’AMISOM, en font un pays au bord du gouffre, sinon en plein chaos. La reconstruction de l’Etat voulue par la communauté internationale y a connu un grand échec. Le semblant d’élections qui y est organisé ne sert qu’à apprivoiser les pions de la reconstruction étatique.

Au Djibouti, même si le cas n’est pas aussi grave, la cause était entendue. Guelleh ne souffre d’aucune contestation crédible, à peine certaines velléités opposantes, n’ayant aucun sérieux. Le système pluraliste, récemment introduit, n’a pas atteint une maturité nécessaire à la production d’une opposition sérieuse, encore moins de société civile solide. Le scrutin y a été sinon une mascarade, du moins un processus habillé d’apparats électoraux très symboliques.

Au Tchad c’est l’affaire Habré qui a peu ou prou risqué de mettre Idriss Déby en difficulté. Mais l’élection présidentielle était gagnée d’avance dans un jeu démocratique hypothéqué. La société civile ne joue pas ce rôle de contrepoids qu’elle a pu jouer dans d’autres pays. Dans un pays qui subit les attaques de Boko Haram et qui a décidé de se battre contre cette nouvelle menace, il est possible que le maintien d’Idriss Déby assure une certaine stabilité au pays.

D’autres pays connaissent une participation politique encore très rudimentaire, au égard au déroulement du processus électoral. En Ouganda, Besigye a décidé de lutter une quatrième fois contre un Museveni qui n’hésite pas à faire changer la Constitution pour se maintenir au pouvoir qu’il détient depuis 1986. Là, aucune opposition sérieuse à Museveni et aucune société civile assez forte pour représenter une alternative pour inquiéter le pouvoir en place. En RDC, le fichier électoral est l’objet de vives luttes fratricides (internes au pouvoir) et internes à l’opposition.  Ce, d’autant plus que la date du scrutin n’est jamais stable (elle est repoussée plusieurs fois). L’article 70 de la Constitution est souvent brandi par le régime pour maintenir Kabila au pouvoir. La décision de la Cour Constitutionnelle qui permet à Kabila de rester au pouvoir jusqu’aux élections a poussé l’opposition à se radicaliser autour d’un Rassemblement anti-Kabila mené par Etienne Thisekedi. Mais là, la société civile n’est pas rejointe et ne peut donc pas compter sur le système judiciaire dont l’assujettissement au pouvoir à travers les liens corruptifs et patrimoniaux a fini de l’arrimer à Joseph Kabila.

L’enjeu principal de la conquête et du maintien au pouvoir en Afrique demeure économique. Les luttes pour le pouvoir en Afrique ont toujours des soubassements économiques. Le pétrole au Gabon et en Guinée équatoriale, les ressources minières au Tchad, en Guinée Conakry, l’or et le diamant en Afrique du Sud, où Julius Malema incarne un leadership jeune et débarrassé des scories des vieilles dictatures, tous ces enjeux économiques impactent la vie politique africaine au sens où ils la déterminent. Au Ghana, John Dramani Mahama fait face à une opposition qui tire l’alarme sur une inflation galopante (30%) et des taux d’intérêt très élevés, occasionnant de nombreuses pertes d’emploi. Là, le contrepoids qu’elle représente, alliée à une forte société civile, en fait un bel exemple de maturité démocratique. Les élections sont tenues régulièrement et la participation y est élevée. Il faut déplorer quelques épisodes violents dont les ressources économiques sont un soubassement, comme l’explosion d’une station-service au mois de juin. Le chômage y est un handicap très gênant pour le pouvoir.

Plus loin, la Gambie de Yahya Jammeh n’est pas l’objet d’autant d’attention sur la scène internationale alors que son leader Yahya Jammeh tient le pays d’une main dictatoriale qui ne fait de place à aucune opposition. Les rares voix discordantes sont au mieux pourchassées au pire emprisonnées si elles ne sont pas simplement exilées. La société civile est inexistante et le système judiciaire y demeure corrompu. Son voisin sénégalais est accusé de tous les maux. Jammeh a fabriqué son propre clergé, muselé l’opposition qui a implosé, et gagné toutes les élections en 2001, 2006 et 2011 dans des conditions totalement opaques, et islamisé l’Etat.

Il faut cependant saluer la transition centrafricaine réussie menée par Catherine Samba Panza qui a permis l’élection de Faustin Archange Touadéra à la présidence, malgré quelques grosses difficultés liées aux violences qui ont opposé les milices Séléka et les anti-Balaka.

Une année électorale marquante

Dans l’ensemble les élections de 2016 ont été plutôt stables puisqu’on a rompu avec les coups d’état et guerres civiles qu’on connaît. Les deux Congos font exception à cette généralité de l’année électorale africaine au paysage électoral contrasté augurant de meilleurs lendemains. 

Toutes considérations qui font que l’année 2016 restera comme une année électorale marquante. Même si à Brazzaville des heurts ont éclaté qui entachent, comme à l’accoutumée, la tenue des scrutins sur le continent, l’Afrique doit démontrer qu’elle peut organiser des élections transparentes et démocratiques. C’est une responsabilité historique pour la société civile, pour l’opposition, pour les citoyens du continent, et bien entendu, pour les pouvoirs en place. La société civile en particulier a un grand rôle à jouer puisque, comme au Tchad, elle est souvent confrontée à des forces de recul. En effet, la société civile, tout en n’étant pas pouvoir public, est amenée à participer au processus électoral. Cela le rend crédible, transparent et plus démocratique que si ce n’était pas le cas. Même si beaucoup de dirigeants actuels conservent une forte emprise sur le pays, dans certains Etats ils devront compter avec une société civile forte et informée, une opposition capable de résilience, et de nouveaux paradigmes de gouvernance liés à la modernité. Il y a donc de vrais défis à relever.

Le procès Habré ne doit pas être la justice des vainqueurs

JPG_AffairePetroTim060115Le procès qui s’est ouvert le 20 juillet 2015 à Dakar contre l’ancien Président tchadien Hissène Habré, représente un moment clé dans l’histoire judiciaire du continent africain. Les Chambres africaines extraordinaires, créées dans le cadre d’un mandat de l’Union africaine à l’Etat sénégalais, ont ouvert une page inédite du droit pénal international, et vont livrer un verdict qui, quel qu’il soit, fera date dans la justice mondiale en matière de droits humains. Hissène Habré est jugé pour crimes contre l’humanité, torture, et crimes de guerres commis au Tchad entre 1982 et 1990, après de longues années de lutte des victimes, familles et ONG.

Cependant, le triomphe que représente en soi la tenue de ce procès ne doit pas occulter la nécessité de faire la part de responsabilité que d’autres ont eue dans la commission de ces crimes. En effet, il serait dommage de faire porter à Habré seul la responsabilité de tous ces crimes. Les Chambres africaines extraordinaires doivent saisir l’occasion pour rendre justice entière. Pour la première fois, un ancien chef d’État africain est jugé dans un pays africain pour des crimes qui relèvent de la justice internationale par des juges africains. Cette possibilité offerte par le principe de la compétence universelle prévue par la Convention de New York sur la Torture, doit permettre de juger tous les responsables des forfaits commis.

La première raison est qu’Hissène Habré n’a certainement pas agi seul dans ces forfaits, et qu’en matière pénale les peines ne doivent pas être partagées, a fortiori en matière de droits humains et de torture. Habré est devenu président en juin 1982 à la suite d’une longue période d’instabilité ouverte par la chute du régime de François Tombalbaye (1960-75), avec l’aide de puissances étrangères comme la France et les Etats-Unis, et gouverné avec leur soutien. Certes, son pouvoir dictatorial a fait environ 40 000 victimes sur des bases ethnico-politiques, notamment lors de l’Opération « Septembre noir » en 1984 au sud du pays. C’est exactement pourquoi il faut faire juger ceux qui y ont pris part, sachant que certains d’entre eux occupent de hautes fonctions au Tchad et ailleurs en Afrique. L’actuel Président tchadien Idriss Déby, qui était chef des Forces armées nationales de 1983 à 1985, a organisé un procès contre ceux qui étaient soupçonnés d’y avoir participé. Cet empressement montre une volonté de faire taire des voix gênantes et de protéger certains.

La deuxième raison est que la justice africaine doit garder son indépendance et sa souveraineté : la responsabilité des Etats-Unis et de la France, qui ont aidé le Tchad d’Habré dans son conflit contre la Libye de Mouammar Kadhafi, doit clairement être établie dans le cadre de ce procès. Habré a voulu libérer le Nord du Tchad, si convoité par le guide libyen. Les victimes qui ont porté l’affaire devant un tribunal belge, et obtenu du Sénégal qu’il juge Habré après l’injonction de la Cour internationale de justice de « juger ou extrader », doivent fournir les mêmes efforts pour réclamer la mise en lumière du rôle des puissances étrangères dans les actes commis par son régime, pour respecter le principe d’égalité devant la justice. L’opération Épervier déclenchée par les forces françaises au début de 1986 en réponse à l’invasion de troupes libyennes, ainsi que l’aide américaine ont été cruciales dans le maintien d’Habré au pouvoir. C’est pourquoi il faut situer toutes les responsabilités, même à l’étranger.

Si ce procès ne permet pas de faire la lumière sur toutes les responsabilités dans ces crimes, le Sénégal et l’Afrique vont perpétuer l’image d’une justice internationale partiale –  celle des vainqueurs. Une justice qui sert à faire des exemples, mais pas toute la lumière. Tous ceux qui sont passés à La Haye, Africains ou pas, restent des bouc-émissaires de violences collectives qu’une poignée d’individus n’ont pas pu commettre seuls entre eux. Les Chambres africaines extraordinaires ont l’immense occasion de démontrer que la justice internationale peut être équitable, et ne doit pas simplement être une justice symbolique, ni celle des seuls vainqueurs.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

Décentralisation et gouvernance au Sénégal : comment stimuler le développement territorial

Décentralisation SénégalLe rôle des exécutifs locaux est de réaliser des actions de développement innovantes dans les domaines de compétence qui leur sont attribués. Au Sénégal, la décentralisation territoriale a obéi au souci de l’Etat central de contrôler de près l’action des collectivités locales depuis la première réforme de 1972 (Acte 1) et la création de la « communauté rurale ». L’État confie la gestion foncière au Président de conseil rural, mais conserve un fort contrôle de légalité de ses actes. Par la suite, la régionalisation opérée en 1996 (Acte 2) a doté la région, nouvelle entité locale, d’une autonomie de gestion administrative et financière pour désengorger la capitale du pays, Dakar. L’Etat central garde cependant toujours un contrôle de légalité étroit, majoritairement a posteriori. Avec l’Acte 3 de la décentralisation, qui a pour ambition d’ « organiser le Sénégal en territoires viables, compétitifs et porteurs de développement durable » (selon l’exposé des motifs de la loi 2013-10), les communautés rurales deviennent des communes de plein exercice et les régions disparaissent. Parallèlement, des pôles-territoires sont dessinés entre des zones porteuses de logique économique : le Pôle Casamance, territoire test, pour le potentiel en industrie, élevage, tourisme et agriculture ; le Pôle Diourbel-Louga pour l’agriculture et l’élevage ; le Pôle Fleuve Sénégal pour l’hydroélectricité, la riziculture,  le maraichage, l’industrie agro-alimentaire et la pêche ; le Pôle Sine Saloum, bassin arachidier, pour ses ressources halieutiques, touristiques et agricoles ; le Pôle Sénégal Oriental pour le tourisme et les exploitations minières ; Le Pôle Dakar-Thiès, pour ses potentiels industriels, le maraîchage, la pêche, l’artisanat, le tourisme et les services publics.

Ce nouveau découpage jette une passerelle entre deux objectifs : autonomie administrative des communes et urbanisation harmonieuse qui doit combler les faiblesses apparues dans le passé. Il rompt avec le transfert strict de domaines de compétences aux collectivités locales sans l’octroi de moyens qui devaient l’accompagner. Dès lors, les maires élus sous l’ère de l’Acte 3 doivent réaliser une réelle transition urbaine. Aux fonds de dotation de la décentralisation et fonds de concours des collectivités locales, des moyens financiers provenant de bailleurs de fonds et de places financières sont mobilisables.

Avec l’Acte 3, les autorités cherchent premièrement une meilleure cohérence territoriale en mettant fin aux disparités entre communes et communautés rurales, ce qui permettrait d’effacer les différences statutaires, de démocratiser davantage l’intervention des exécutifs locaux sur le plan international et d’équilibrer l’allocation des ressources provenant de l’Etat. Cela permettrait également de se conformer aux directives de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), sur l’harmonisation des appellations des collectivités territoriales. Deuxièmement, dans une démarche de coopération intercommunale, le département permettrait, d’une part, d’adapter la planification au niveau régional afin de  faciliter son appropriation par les échelons communaux ; et d’autre part, de servir de cadre de mise en œuvre des projets territoriaux et des politiques publiques, dont la réalisation dépasse le cadre d’une commune, par la mutualisation des ressources, des énergies et des moyens de toutes les communes du département. Enfin, le regroupement des régions en pôles de développement permet de valoriser les potentialités de chaque territoire et les mobiliser au service du développement local.  Ainsi, cette nouvelle réforme pourrait donc entraîner, à terme, des changements profonds dans la régulation territoriale à travers une « reterritorialisation » de l’action publique, l’amélioration des relations entre l’Etat et les collectivités locales, et poser ainsi les bases d’un développement par le bas, moins contrôlé.

D’un autre côté, il est question de revoir, dans cette réforme, le profil de l’exécutif local et le mode de financement des collectivités locales à travers la mise sur pied d’un Fonds de dotation de la décentralisation. Il s’agira également de renforcer le nombre de compétences transférées aux collectivités locales et de supprimer le cumul des mandats. Tout ceci montre donc que l’Etat central a réformé le cadre institutionnel, organisationnel et financier des territoires pour faire de la décentralisation un véritable outil de développement. La balle est donc dans le camp des maires et présidents de conseil départemental pour mettre à profit les nouvelles possibilités (communalisation, pôles-territoires) offertes par l’Acte 3 pour rendre leurs territoires plus performants dans la mobilisation de ressources humaines et financières.

La réussite du Plan Sénégal Emergent (PSE) passe nécessairement par le développement territorial. L’Acte 3 constitue le répondant territorial au changement de paradigme contenu dans le PSE. Il importe dès lors pour les exécutifs locaux (maires et présidents de conseil départemental) de s’approprier des opportunités offertes par le nouveau cadre institutionnel pour leurs territoires. Il faudra élaborer des programmes de développement local selon les ressources et spécificités des collectivités : exploitation minière à Kédougou/Tambacounda, aménagements touristiques à Dakar/Thiès/Ziguinchor/Kolda/Saint-Louis, productions agricoles et pêche à Fatick/Kaolack/, élevage et riz et à Diourbel/Louga/Podor, phosphates et zinc à Matam,  etc. C’est ainsi que les moyens de l’Acte 3 s’articuleront harmonieusement aux ressources du PSE. 

Magatte Gaye & Mouhamadou Moustapha Mbengue

Sénégal : 2017 aksi na !

Sénégal : 2017 aksi na ![1]

Macky-Sall-au-moment-de-sa-prestation-de-serment-300x200S’il suffisait de vouloir changer un pays pour que les progrès attendus soient réalisés, le Sénégal serait sans doute l’un des pays les plus prospères au monde. Les initiatives en faveur du développement économique et social se multiplient, par l’action (les politiques publiques) comme par la réflexion (conférences, séminaires, débats) au quotidien, à qui mieux mieux. Les politiques publiques en faveur de l’émergence contenues dans le Plan Sénégal Emergent (PSE) sont appliquées depuis le Groupe consultatif tenu à Paris les 25 et 26 février 2014 entre le gouvernement sénégalais et ses partenaires internationaux, malgré les obstacles rencontrés : chômage, grèves dans le système éducatif, campagne agricole tardive, tensions politiques… Les groupes de réflexion et d’échange sont légion à Dakar, la capitale, tout comme les ONG. Il se pose donc un problème immédiat : pourquoi le Sénégal reste-t-il encore un pays pauvre? Nulle prétention d’apporter ici des recettes miracles qu’il suffirait d’appliquer pour s’en sortir. Il est possible cependant d’expliquer la persistance de quelques freins au progrès économique.

Pour rappel, le Président Macky Sall a été élu en mars 2012 avec plus de 65% des suffrages. Il a formé des gouvernements avec 3 Premiers ministres (Abdoul Mbaye, Aminata Touré et Mohamed Dionne) qui ont tous une grande expérience professionnelle en matière économique derrière eux. La réalisation des engagements du Président Sall (sur l’agriculture, l’éducation, la santé, l’énergie, l’emploi) est donc certainement un objectif faisable. Beaucoup d’actions ont été faites : Couverture maladie universelle, Bourses de sécurité familiale, ports, routes, aéroports, Acte 3 de la décentralisation, modernisation du système éducatif (daaras[2], universités, écoles), FONSIS, FONGIP, BNDE, PAQET, baisse des prix (loyers, du carburant, du gaz, denrées)… Les projets sortent de terre tous les jours, appuyés ou réalisés par le gouvernement sénégalais, de la Casamance (Aguène et Diambogne) à Diamniadio (CICAD, 2e université de Dakar), du Fouta (valorisation des cultures de la vallée du fleuve Sénégal) à au Sine-Saloum (Université). Ces changements sont observables aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan quantitatif. Le Sénégal a nettement progressé dans le classement Doing Business de la Banque mondiale pour l’Afrique en 2014. Le régime a même pour ambition l’autosuffisance en riz en 2017. Il existe cependant quelques résistances au progrès économique et social qu’il faut vite effacer.

  1. Les oppositions aux réformes dites « consolidantes »[3]

Le gouvernement a fait depuis 3 ans un ensemble de réformes d’envergure et prépare d’autres. Outre celles qui changent les institutions (avant-projet de Constitution de la CNRI[4] à adopter), et celles économiques citées plus haut (fonds), il faut aussi compter celles du système éducatif (association d’acteurs économiques aux décisions des universités, voir aussi plus haut) et celles du système de santé (Couverture maladie universelle), qui doivent servir dans la durée. Ces programmes sont trop importants pour un pays comme le Sénégal, pour concerner un mandat ou un régime seulement. La pauvreté ne peut pas s’effacer du jour au lendemain, il faut continuer à exécuter les réformes pour qu’elles puissent porter leurs fruits dans la durée.

  1. Les tensions sur le front social et le débat politique

Le Sénégal est aussi connu pour son front social bouillonnant avec des syndicats toujours en grève (éducation, santé, justice) ainsi que pour la tension du débat entre opposition et pouvoir. Dans l’absolu c’est un indicateur de la vitalité démocratique du pays ; mais ce n’est pas une raison pour entretenir ces tensions qui peuvent entraîner des violences si elles débordaient. Il y a donc un effort de la part des gouvernants comme des responsables politiques et syndicaux pour apaiser le climat social, apaisement qui pourrait faciliter la mise en œuvre des réformes. Des expériences dans d’autres pays (Afrique du Sud et République démocratique du Congo) ont montré que les grandes réformes institutionnelles et économiques sont mieux comprises lorsqu’elles sont partagées avec les citoyens à qui elles s’adressent. C’est une leçon capitale. La charge négative que le procès Karim Wade, fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade, a charriée est un exemple patent du degré néfaste des tensions politiques pour la société entière. A sa condamnation à six ans de prison ferme pour enrichissement illicite le 23 mars 2015, après deux ans de poursuites judiciaires, les réactions du Parti démocratique sénégalais (qui l’a choisi deux jours avant comme candidat à la prochaine élection présidentielle) ont été très vives à Dakar. Il faut souhaiter que le débat politique porte plus sur les programmes économiques que sur les situations personnelles des hommes politiques, comme dans toute bonne démocratie apaisée. Et que le cours soit libre aux tribunaux de gérer les contentieux juridiques qui surviennent. Ce paramètre sera essentiel pour sauvegarder la stabilité du Sénégal dans les prochaines années.

  1. L’attentisme par rapport à l’Etat

Aucun Etat n’est capable de résoudre seul tous les défis (économiques ou sociaux) d’un pays. L’Etat est un facilitateur du progrès social, mais il n’est pas le seul moteur du développement. Il est affligeant de constater à quel point les grandes entreprises, les grandes banques, nationales comme internationales, sont parfois oublieuses de leur responsabilité sociétale. Certes, le but premier de ces groupes est de réaliser des profits. Mais en 2015, on ne peut plus ignorer son apport vis-à-vis des populations riveraines lorsqu’on investit dans une localité. Ce paramètre est malheureusement trop souvent oublié, secondaire, ou mal pris en compte. Il y aurait certainement moins de difficultés à développer un pays pour l’Etat, si les grands groupes privés qui opèrent sur son sol l’aidaient (emplois locaux pour le territoire concerné, entretien de l’environnement, construction d’écoles ou d’hôpitaux, soutiens aux associations). Cette remarque est valable pour les citoyens, qui doivent plus aller vers les missions de services publics dans le cadre d’initiatives sociales (assainissement, éducation,   prévention). Le monde rural devrait également mobiliser plus de ressources internes (eau, terre, cheptel) et solliciter moins de produits (intrants, semences) et de services (commercialisation) de l’Etat.

Ainsi, il existe beaucoup de volonté et d’actions en faveur du progrès économique et social, de la part de l’Etat comme du secteur privé et associatif, mais il importe encore d’éradiquer certains facteurs de résistances qui peuvent tomber en mettant en synergie les efforts de tous. Et cela, il ne faut pas l’attendre d’un quelconque bienfaiteur, il faut toujours aller le chercher.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

 


[1] Traduire par 2017, c’est demain !

[2] Ecoles traditionnelles où sont enseignés l’Arabe et l’Islam en phase de modernisation

[3] Ismaila Madior Fall, Les réformes constitutionnelles consolidantes et déconsolidantes

[4] Commission nationale chargée de la réforme des institutions dirigée par A. Makhtar Mbow

Rencontr’Afrique avec Gilles Olakounlé Yabi: la montée du terrorisme en Afrique de l’Ouest

JPG_Gilles Yabi 050315L’Afrique des Idées a organisé le samedi 21 mars sa première Rencontr’Afrique de l’année à Dakar avec Dr. Gilles Olakounlé Yabi, ancien directeur Afrique de l'Ouest pour International Crisis Group (ICG) et président-fondateur du WATHI, sur le thème de la montée du terrorisme en Afrique de l’Ouest : enjeux et défis sécuritaires. Le modérateur Lagassane Ouattara a  rappelé la formation en économie du développement de Gilles Yabi et son passage à l’International Crisis Group (ICG), avant de créer le WATHI, think tank citoyen et participatif qui propose des idées sur l’Afrique. Il a une expérience de plusieurs années sur les questions de crise en Afrique. Le WATHI est ouvert aux Africains ayant conscience de l’état du continent, de l’immensité des défis, et confiance dans l’avenir. Le WATHI (inspiré de « waati » qui signifie temps en bambara) est donc une boîte à idées qui cherche à produire et diffuser les idées, promouvoir du débat informé et agir pour changer les systèmes (politiques, économiques, sociaux) dans l’objectif de construire des sociétés africaines fortes, solidaires et progressistes.

Gilles Yabi a abordé le thème de la montée du terrorisme en Afrique de l’Ouest en rappelant que c’est un phénomène mondial qui a connu plus récemment une progression en Afrique en général et en Afrique de l’Ouest en particulier. 

Eléments de définition

Il n’y a pas de définition universelle du terrorisme, et les perceptions sont très variées

  • Il y a une définition de l’ONU via un groupe de haut niveau mis en place par le Secrétaire Général des Nations Unies et son groupe de contact
  • L’Institut pour l’économie et la paix, qui publie l’Indice Mondial du Terrorisme, le définit comme "l’utilisation illégale de la force, réelle ou sous forme de la menace, à travers la peur, la coercition, ou l’intimidation par des acteurs non étatiques". Son rapport 2014 dénombre 18 000 personnes tuées par terrorisme en 2013. Ils sont concentrés sur 5 pays (Irak, Afghanistan, Nigeria, Pakistan, Syrie) mais le phénomène reste mondial.

La situation en Afrique

Avec 1 500 personnes tuées en 2013 selon l'IMT, et bien plus en 2014, Boko Haram, actif depuis 2009, est un problème continental et pour l’Afrique de l’Ouest dont le Nigeria est un pays essentiel. Le mode d’action de Boko Haram est assez différent de ce qui se passe dans le monde arabe. Boko Haram utilise des modes qui relèvent davantage du crime organisé et des gangs. 12% des attaques l’ont été par attentat-suicide, mais la plupart consistent en des assauts armés. Hormis Boko Haram, il y a six autres groupes terroristes actifs au Nigeria, dont les plus connus sont le Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger (MEND), qui a un agenda politique de revendication d’une meilleure répartition des ressources pétrolières au profit des régions du Sud-Sud du Nigeria.

Il est important cependant d’inscrire Boko Haram et son émergence dans le contexte des politiques nationales des Etats concernés (corruption, pauvreté, faiblesse de l'Etat, frontières multiples…). La corruption,  la faiblesse ou l’absence de l’Etat dans des régions périphériques créent un contexte favorable à la diffusion et à la pénétration des idées d’un groupe comme Boko Haram. Le comportement des forces de défense et de sécurité est également un facteur important pour réduire la menace ou au contraire l’aggraver. Par exemple, les forces nigérianes avaient attaqué Boko Haram en 2009 à Maiduguri, au moment où le groupe ne se cachait pas. La police avait arrêté Muhammad Yusuf, le leader du groupe, et l’avait exécuté. Les survivants de la répression de 2009 sont entrés dans la clandestinité et ne sont réapparus que plus d’un an plus tard, sous la direction d’Abubakar Shekau. Si une approche différente avait été adoptée en 2009, et qu’il y avait eu un processus judiciaire, peut-être qu’on n’aurait pas créé un contexte favorable à l’émergence de la version très violente de Boko Haram sous Shekau.

Pour le Mali, AQMI existait depuis des années mais en 2012, a profité de la quasi-disparition de l’Etat malien au Nord pour s’installer, dans le sillage de groupes armés ancrés localement. AQMI a eu de nombreuses années pour développer des liens familiaux par mariages dans les régions touareg, pour pénétrer le tissu social à travers des réalisations et échanges économiques. Le gouvernement malien avait de son côté pris la mauvaise habitude de s’appuyer sur des relais locaux au Nord parfois liés eux-mêmes aux réseaux de trafics. Le conflit en Libye a servi de déclencheur à la crise au Mali, mais le contexte avait été largement créé par la mauvaise gouvernance et une certaine démission des autorités politiques et militaires du pays face aux défis, il est vrai, immenses de la sécurité dans le nord.

Il faut aussi mettre en lien le développement du terrorisme avec la mondialisation qui charrie des opportunités mais aussi de graves menaces, difficiles à contenir en particulier par les Etats les plus faibles. La mondialisation permet une plus grande mobilité des idéologies religieuses et politiques radicales, des moyens financiers et logistiques au service des groupes terroristes et permet des moyens de communication efficaces. Il est ainsi devenu possible de mobiliser des jeunes dans des actions armées à des milliers de kilomètres, à travers une communication astucieuse et moderne sur internet, en récupérant l’actualité internationale. 

Est-ce que c’est notre problème ? Sommes-nous concernés ? Est-ce une priorité pour l’Afrique de l’Ouest?

Le terrorisme est bien notre problème à tous en Afrique de l’Ouest. Mais la solution militaire, même si elle est devenue nécessaire par exemple au Nigeria pour faire face à Boko Haram, n’est pas la solution. Le phénomène Boko Haram révèle que nombre d’Etats ont perdu prise sur leurs sociétés. Les Etats ont perdu la capacité à regarder leurs sociétés en face, telles qu’elles sont devenues après des décennies de négligence de régions périphériques et de démission politique. La présence d’AQMI et de groupes connexes dans le Sahel et le Sahara, mouvements qui s’approvisionnent en Libye, elle-même en décomposition, l’interconnexion des pays de la région, tous ces facteurs font qu’aucun pays n’est à l’abri d’une attaque terroriste. Tous les pays sont concernés parce que des groupes ancrés dans un pays peuvent frapper dans un autre, comme on l’a vu par exemple avec al-Shabaab au Kenya.

Enfin, il faut poser la question du renseignement en n’oubliant pas que plus on donne des moyens aux services de renseignement et aux forces de sécurité, plus l’espace de libertés des citoyens a tendance à se réduire.  Il faut également être conscient des risques de récupération politique de la question du terrorisme. 

Mouhamadou Moustapha Mbengue

 

L’affaire Petro-Tim : Pour un usage des voies de droit au Sénégal

JPG_AffairePetroTim060115

Le Sénégal est un pays où les voies de droit sont peu utilisées par les citoyens pour résoudre leurs problèmes. Qu’il s’agisse de litiges entre particuliers ou de différends opposant les citoyens aux institutions, le recours est beaucoup plus prompt à l’endroit des médias ou autres canaux publics. Or, l’espace public ne devrait pas être le lieu de résolution des affaires publiques. Cela est peut-être dû à la place que ces médias ont dans la vie démocratique (radios, télés, presse écrite) mais une nation qui se targue de sa vitalité démocratique doit en premier lieu prouver l’efficacité de ses voies de droit. L’importance des affaires portées sur la place publique alors qu’elles concernent précisément  des différends à portée juridique dont les tribunaux doivent être saisis est un déficit de démocratie.

En témoigne l’affaire Petrotim/Arcelor Mittal, qui est devenue un imbroglio où des affaires distinctes sont portées dans l’espace public alors qu’elles concernent des institutions importantes de l’Etat. Il y a dans cette affaire un méli-mélo d’accusations (conflit d’intérêts, corruption, détournement de deniers publics) faites au meeting du Parti démocratique sénégalais (PDS, le principal parti d’opposition) tenu le 21 novembre 2014. L’ancien Président Abdoulaye Wade (2000-12) a tout simplement « joint » deux litiges différents : celui opposant la société Mittal (devenue ArcelorMittal) à l’État sénégalais, et un autre litige dans lequel est cité Aliou Sall, le frère de l’actuel Président Macky Sall (2012-).  Aliou Sall est accusé d’avoir usé de ses relations et de sa fonction diplomatique de l’époque dans un contrat où Petro-Tim Limited (devenue Timis Corporation), une compagnie pétrolière de l’homme d’affaires roumain Frank Timis est privilégié, et même d’avoir touché des rétro-commissions, pendant que beaucoup d’argent public aurait été versé dans les comptes d’avocats personnels du chef de l’État. Ces accusations taisent plusieurs faits essentiels pour comprendre le dossier :

  1. Le fait qu’Aliou Sall a agi en qualité d’agent de l’Etat sénégalais en poste à Pékin ;
  2. Le fait que des avocats personnels d’un chef de l’Etat peuvent agir en qualité du chef de l’Etat intuitu personae et recevoir leurs honoraires sur un compte ouvert à cet effet ;
  3. Le fait qu’ArcelorMittal, s’étant retiré du contrat qui le liait à l’État du Sénégal pour l’exploitation de gisements miniers dans l’est du pays, a versé des dommages-intérêts à l’État après une décision du tribunal arbitral de Paris ;
  4. Le fait que c’est le régime d’Abdoulaye Wade qui a causé ce préjudice de l’État envers Mittal

Le flou qui a entouré la présentation de l’affaire Petro-Tim ces dernières semaines a donné l’impression qu’il y a eu « beaucoup de précipitation au début et peu de clarté à la fin », pour citer l’ancien ministre Alioune Badara Cissé. Mais lorsqu’elle a été examinée de façon sérieuse, les autorités sénégalaises ont eu vite fait de démontrer que le flou a été volontairement entretenu par Wade. Cette tentative de semer la confusion dans l’esprit des citoyens et, comme fréquemment, de divertir l’opinion par des sujets polémistes, ne va pas dans le sens de l’apaisement de la vie publique.

Car l’espace public n’est pas le lieu où les affaires d’une telle portée juridique doivent être résolues. Ce n’est bon ni pour la quiétude de l’opinion publique, ni pour l’exécution des programmes publics, ni pour le bon fonctionnement des institutions. Pour cette affaire, comme pour tant d’autres, les Sénégalais devraient se tourner vers les cours et tribunaux  pour éviter la pollution du débat public. Le débat politique doit porter sur les programmes économiques, l’opportunité des choix opérés, et non sur une lutte entre clans destinés à « détruire » des politiciens pour les intérêts d’une famille. Crier sous tous les toits qu’on détient des preuves et disséminer des rumeurs sans fondement ne sert pas la stabilité des institutions dont se targue le Sénégal. Le meilleur moyen de vider ce type de contentieux : le porter devant les tribunaux dans un pays où la justice est garantie ainsi que les droits. C’est valable pour cette affaire comme pour beaucoup d’autres qui faussent le débat démocratique.

Sauf à remettre en question l’indépendance des tribunaux ou la sécurité du système judiciaire, ce qui serait troublant pour des personnalités politiques qui étaient en fonction jusqu’il y a peu, il y a un danger à consacrer des meetings politiques à porter ces accusations devant le tribunal de l’opinion. Le système judiciaire sénégalais permet à tout citoyen d’attaquer les autorités administratives, y compris l’Etat, les collectivités décentralisées et les entreprises publiques : garantie constitutionnelle. Les actes des personnes morales de droit public peuvent être attaqués devant la Cour suprême et, même si les délais sont réduits, il y a toujours possibilité de provoquer une décision implicite de rejet (silence de l’administration après une requête). Et lorsqu’on estime que ce sont des actes non administratifs, il y a toujours les tribunaux régionaux et cours d’appels qui sont compétents. Mieux, le règlement non juridictionnel est possible (Médiateur de la République, Parlement, etc.).

Il est dommage que les tribunaux soient submergés presqu’exclusivement de différends liés aux mœurs (vol, viol, agressions, escroquerie) et très rarement saisis pour des questions de gouvernance. Beaucoup d’hommes politiques préfèrent s’exprimer devant les médias et devant les militants pour invectiver leurs adversaires au lieu d’agir avec responsabilité en utilisant les tribunaux du pays, alors même qu’ils ne manquent pas de moyens pour commettre des avocats spécialisés sur ces questions. Dès lors, comment expliquer cette propension à recourir aux médias et à l’espace public pour résoudre des problèmes politiques ayant une portée juridique ? Le meilleur moyen de vider ce type de contentieux et gagner la bataille de l’opinion est d’obtenir un règlement juridictionnel de ces litiges. Lorsque le Président actuel, Macky Sall, alors dans l’opposition, a fait l’objet d’une procédure judiciaire pour un patrimoine appartenant à l’État sénégalais (les fameux « fonds taïwanais »), un non-lieu fut rendu. Lorsqu’Ibrahima Sène, le leader du Parti pour l’indépendance et le travail, a été attrait en justice pour diffamation, il a été relâché au bénéfice du doute. Lorsque Karim Wade est soupçonné d’enrichissement illicite, c’est encore la justice qui doit trancher, qu’elle passe par la CREI, la Cour de justice de l’UEMOA, etc.

A l’heure où le gouvernement est dans une phase cruciale de mise en œuvre des programmes contenus dans le Plan Sénégal émergent, avec la gestion quotidienne des problèmes des ménages, les étudiants, les agriculteurs, les éleveurs, les pêcheurs, les transporteurs, et même les journalistes, ont certainement plus besoin d’être informés des efforts fournis par le gouvernement – baisse des loyers, des produits pétroliers, des prix des denrées, octroi de moyens aux collectivités territoriales, mise en place d’instruments comme la Banque nationale pour le développement économique (BNDE), le Fonds souverain d’investissements stratégiques (FONSIS), la Couverture maladie universelle (CMU) ou le Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence (PAQUET) – que d’écouter des accusations aussi légères que celles relatives à l’affaire Petro Tim/Arcelor Mittal.

Il serait bien que le débat public soit moins vicié. Fournir des efforts pour cogiter sur les programmes est en soi beaucoup plus bénéfique pour la vie publique que des accusations aussi légères qui ont leur place, encore une fois, dans les instances judiciaires financées exclusivement pour ces questions. Quel est l’apport marginal des attaques personnelles portées dans les médias à longueur de journée pour le pouvoir d’achat des Sénégalais ? Ces derniers méritent un débat public plus informé et plus structuré.

Mais on est en droit de croire que les électeurs sont moins enclins à écouter ces polémiques stériles qu’à évaluer le bilan des responsables qu’ils ont porté au pouvoir (local comme national). La bonne tenue des élections (locales en 2014, nationales en 2012) montre l’importance des résultats concrets. La maturité des électeurs prouvée lors des consultations électorales doit entraîner un meilleur débat public. L’Etat de droit vivra mieux lorsque les bons programmes économiques seront soutenus ; lorsque les résultats seront salués ; lorsque les attaques personnelles finiront devant les tribunaux. 

Crise à l’université sénégalaise : les réformes nécessitent de la pédagogie

JPG_UniversitéSénégal031214

La survenance d’une crise lors de la mise en œuvre de réformes publiques augmente toujours les difficultés qui justifient les réformes. Les réformes introduites dans le système de l’enseignement supérieur sénégalais étaient destinées à résoudre de façon déterminante les problèmes du secteur. La réforme L-M-D devait permettre d’échelonner la progression académique selon une démarche qui vise à doter les étudiants de qualifications en adéquation avec les exigences du monde du travail. Elle s’est déclinée dans l’octroi de crédits à chaque année d’étude, elle-même divisée en deux semestres.

Le système LMD est construit dans une logique d’améliorer la qualité de l’enseignement supérieur. Dans le même esprit, l’octroi de bourses qui allient des critères d’excellence et des critères sociaux s’est fait dans le souci du respect de l’équité et de la transparence dans le milieu universitaire. Il a donc été question de revenir sur le caractère généralisé et inconditionnel de la bourse, en plaçant le mérite au cœur de l’attribution des allocations d’études. Mais comme pour toute réforme, ces mesures du gouvernement sénégalais qui visaient à assainir le milieu universitaire, proposées par la Commission nationale de réflexion sur l’avenir de l’enseignement supérieur (CNRAES), ont heurté sur des résistances, du conservatisme, et quelques difficultés liées à leur mise en œuvre.

Parmi elles il y a eu en particulier la présence de forces de l’ordre dans l’espace universitaire, qui a longtemps été décriée. Les réformes prévoyaient la création d’une police universitaire pour sécuriser les universités publiques qui connaissent un phénomène de no man’s land indicible par endroits. Des activités qui échappent à toute régulation sont développées dans l’enceinte universitaire malgré leur caractère très dangereux. C’est le cas de plusieurs commerces non déclarés ou non autorisés, d’activités de groupes culturels, politiques ou autres qui y sont menées et qui sont susceptibles de causer des troubles à l’ordre public. Il y a également la récurrence de manifestations violentes d’étudiants réclamant bourses ou cours. Autant de risques de violences qui ont justifié aux yeux du gouvernement la présence de la police.  Même si elle répondait à un besoin de sécurisation, notamment à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, elle a finalement produit l’effet inverse car elle y a installé la psychose, la peur, et la révolte.  

Il y a eu une spirale de réforme-révolte-répression qui a débouché sur des faits malheureux : la mort par balle de l’étudiant Bassirou Faye (inscrit au Département de mathématiques) le 14 août 2014 lors d’affrontements entre étudiants et forces de l’ordre, la mise à sac de chambres et outils appartenant aux étudiants (livres, cahiers, ordinateurs…) et des coups et blessures injustifiés sur les étudiants.  Cette situation déplorable a résulté d’un long acharnement des forces de l’ordre sur les étudiants.

Il convient dès lors de reconsidérer la nécessité de la présence des forces de l’ordre dans l’espace universitaire qui bénéficie, depuis l’origine, de franchises qui interdisent une telle présence. Cela ne signifiera nullement la remise en cause du besoin d’assainir l’espace universitaire qui a justifié les réformes en cours. Cependant, une réforme, quelle qu’elle soit, doit prendre en compte l’avis de ses destinataires ultimes, et celles qui concernent le système éducatif sénégalais doivent également le faire.

Il serait donc judicieux de consulter les étudiants, les enseignants, les parents, ainsi que tous les personnels du système éducatif pour mieux identifier les besoins de réformes dont celui-ci a besoin. A l’image de la commission sur l’éducation dirigée par le Pr Abdou Salam Sall, ces consultations devraient aboutir à une véritable refonte du système éducatif. Les maux qui bloquent ce système sont nombreux (sureffectif, déficit en infrastructures et en personnel enseignant, insuffisance de moyens financiers, manque de formation de certains enseignants, offre de formation obsolète, retard dans le paiement des bourses d’études, non-respect du calendrier pédagogique…). C’est un ensemble de problèmes nés et aggravés par une gestion  inadéquate par le passé (installation d’abris provisoires, véritables leurres face au déficit en infrastructures, recrutements basés sur la corruption à certains niveaux du système, leur corollaire : baisse du niveau des élèves/étudiants due au manque de formation, échec scolaire etc.) Cette gestion négligente a causé beaucoup de tort à des milliers d’enfants en âge de scolarisation.

Les maux du système éducatif sont autant de dangers pour le développement socio-économique du pays. Pour les adresser, il faudra éviter d’adopter des recettes  sans les confronter avec les réalités économiques du Sénégal (pauvreté des ménages, rareté de l’emploi, précarité et pression sociales…). C’est pourquoi la pédagogie est nécessaire pour la réussite des réformes publiques en général, et dans le système universitaire en particulier, afin d’éviter des confrontations inutiles qui les bloquent. Il faut espérer qu’après les Assises de l’éducation, et des outils comme le Programme d’amélioration de la qualité de l’enseignement proposé aux écoles, qui ont pris en compte cette dimension inclusive, notamment par la gestion communautaire et des fonds nouveaux, le système éducatif se portera mieux. 

Mouhamadou Moustapha Mbengue

 

Retour d’Abdoulaye Wade au Sénégal: essoufflement ou second souffle?

wadeSous-couvert de patriotisme et de la volonté de sauver son parti, Abdoulaye Wade est rentré au Sénégal. Après avoir disparu de la scène politique pendant 2 ans, il a fait un retour remarqué au Sénégal le vendredi 25 avril 2014. L’ancien Président sénégalais avait quitté son pays pour la France après avoir perdu l’élection présidentielle du 25 mars 2012 face à son ancien Premier Ministre Macky Sall. Son retour a été marqué par quelques péripéties lors de son escale à Casablanca, puisque son arrivée à Dakar a été reportée à plusieurs reprises sans fondement à l’en croire, et pour défaut d’autorisations selon les autorités sénégalaises. Quoi qu’il en soit, le Pape du Sopi a encore accompli, à 88 ans, une démonstration de sa capacité de mobilisation, et surtout de sa position centrale au Parti Démocratique Sénégalais (PDS).

Volontairement ou involontairement, il a revêtu le manteau de la victime lors de son escale de 48 heures à Casablanca, en faisant croire à l’opinion publique que les autorités sénégalaises ont tenté d’empêcher son retour. Ces dernières ont pour leur part évoqué des questions de procédures pour expliquer le report de son vol. Il aurait ainsi modifié le personnel qui avait été initialement annoncé et changé d’appareil entre autres manœuvres, entraînant alors des vérifications supplémentaires pour l’autoriser à atterrir à Dakar.  L’opinion la mieux partagée sur cet épisode est que quelqu’un, du côté de Wade ou du pouvoir, a délibérément provoqué ce retard. Tout étant bien qui finit bien, Wade a été accueilli par une importante foule de partisans et de sympathisants dans la capitale sénégalaise. Dans un élan d’enthousiasme, il a déclaré que le régime actuel était incapable de satisfaire les aspirations des Sénégalais et que son fils, Karim Wade, en détention préventive dans le cadre d’une enquête pour enrichissement illicite, en est le seul capable. Mais au-delà de ces aspects épisodiques, deux grands enseignements peuvent être tirés de son come-back :

1)      Le Parti démocratique sénégalais est en essoufflement

Selon ses propres termes, Abdoulaye Wade est revenu pour sauver le PDS, qu’il a fondé il y a 40 ans. Le PDS connaît en effet une importante saignée depuis deux ans car beaucoup de ténors du parti l’ont quitté : Pape Diop, qui fut Maire de Dakar, Président de l’Assemblée Nationale ainsi que Président du Sénat sous sa bannière, a quitté le navire pour créer la Convergence démocratique Bokk Gis Gis ; Abdoulaye Baldé, Maire de Ziguinchor (Sud) et plusieurs fois Ministre sous Wade a fait de même en créant l’Union des Centristes du Sénégal (UCS) ;  Aida Mbodj, Maire de Bambey (Centre) et plusieurs fois Ministre sous Wade a créé un courant politique et a brillé par son absence à l’accueil de l’ancien Président ; tandis que d’autres anciens responsables du parti ont simplement rejoint le pouvoir actuel, comme Kalidou Diallo, Awa Ndiaye, Ousmane Seye, etc.

Tous ces départs témoignent d’une grande désaffection à l’égard du PDS et, in fine, de sa perte de vitalité depuis la défaite de 2012. Cela est probablement dû au fait qu’Abdoulaye Wade, comme les membres du PDS le disent souvent, est la seule constante dans ce parti.  En d’autres termes, il y décide de tout et le parti ne peut pas fonctionner sans lui, du fait du centralisme qui y a prévalu depuis toujours. Ainsi, il semble que personne d’autre n’est apte à diriger le parti à part lui, puisque son leadership est le seul qui y prévaut. La volonté de Wade de sauver le PDS, à deux mois des élections locales prévues en juin 2014, est consécutive à un essoufflement de son parti qui s’est émietté.

2)      Wade cherche un second souffle

Abdoulaye Wade est conscient du désamour que les Sénégalais lui ont exprimé le 25 mars 2012. Il a fait 26 ans d’opposition, dirigé le Sénégal pendant 12 ans, et aura certainement été l’un des personnages les plus marquants de la vie politique sénégalaise. Mais il lui reste un ultime combat : Karim Wade, son fils. En prison depuis près d’un an dans le cadre d’une enquête pour enrichissement illicite, Karim Wade a été l’une des principales causes de sa défaite, du fait des lourds soupçons sur Abdoulaye Wade de vouloir lui transmettre le pouvoir. L’ancien Président sénégalais ne semble pas pour autant avoir renoncé à l’idée de voir son fils occuper le fauteuil présidentiel, comme il l’a lui-même laissé entendre dans sa déclaration au siège du PDS le soir de son retour. Il souhaite en fait le positionner comme le seul adversaire crédible contre Macky Sall. Et pour ce faire, Abdoulaye Wade cherche un second souffle. Il souhaite remettre sur pied le Parti démocratique sénégalais en faisant revenir les responsables qui l’ont quitté, et surtout en réunifiant la famille libérale. Dans son esprit, Idrissa Seck (Maire de Thiès, Président du Rewmi, et ancien Premier Ministre sous Wade), Pape Diop, Abdoulaye Baldé et… Macky Sall peuvent tous se retrouver pour reconstituer le PDS. Il considère qu’ils proviennent de la même famille libérale qu’il a fondée et doivent pouvoir revenir dans ce parti. Cette réunification servirait bien entendu la cause de son fils biologique, Karim Wade, qu’il rêve de voir diriger le Sénégal. Pour lui, personne d’autre n’en est capable.

Il faut reconnaître à Wade le mérite de vouloir sauver son parti et son fils à un moment aussi difficile. Il faut cependant le faire revenir à la raison : ce rêve est purement utopique. Le PDS a fait sous son règne une gestion calamiteuse des ressources publiques en multipliant les scandales financiers. Ses responsables faisaient preuve d’une grande arrogance vis-à-vis des Sénégalais. Karim Wade a été traité de tous les noms d’oiseaux par les Sénégalais qui lui reprochaient d’avoir été trop associé à la gestion du pouvoir. Il a été à la tête de plusieurs ministères importants et a provoqué beaucoup de frustration dans les rangs du PDS même. Il est de plus soupçonné d’avoir détourné des centaines de milliards de francs CFA par une bonne frange du peuple. Peut-il dès lors prétendre être un martyr du simple fait que la justice de son pays le poursuit ? La réponse est non ! Son père peut-il lui servir tout le PDS sur un plateau ? Même réponse négative ! Karim Wade, à son corps défendant, doit rendre compte de la gestion des deniers publics qu’il a effectuée, et expliquer la provenance de son patrimoine. Cela prendra le temps qu’une bonne administration de la justice nécessite. Pour l’heure, il est utopique de vouloir rassembler la famille libérale : les courants idéologiques ne sont pas déterminants dans la vie politique sénégalaise. Ce qui peut paraître comme un retour en héros du Pape du Sopi, et qu’Abdoulaye Wade regarde avec un zeste d’aveuglement comme une occasion de sauver son parti et son fils, témoigne en réalité d'un essoufflement du PDS.

Mouhamadou Moustapha MBENGUE

Macky Sall, deux ans après: beaucoup de réformes, peu de satisfaction

Macky-Sall-au-moment-de-sa-prestation-de-serment-300x200

Deux ans après son élection à la tête de l’Etat sénégalais, Macky Sall fait face à un certain mécontentement social. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir mis en place d’importantes réformes dans beaucoup de secteurs.

Beaucoup de réformes mises en places

En effet, le régime a enclenché un certain nombre de mesures visant à satisfaire la demande sociale, allant de la réduction des prix des denrées de première nécessité à la baisse des loyers, en passant par la création de bourses de sécurité familiale et celle d’une couverture maladie universelle. De plus, certains instruments importants destinés à stimuler et à soutenir l’activité économique ont été adoptés : le FONSIS (Fonds de soutien aux investissements stratégiques), le FONGIP (Fonds de garantie des investissements prioritaires), et la BNDE (Banque nationale de développement économique). De même, dans la continuité de la Stratégie de croissance accélérée, des Documents de stratégie de réduction de la pauvreté, et de la Stratégie nationale de développement économique et social, le Plan Sénégal émergent a été adopté et suit son cours. Ce dernier a enregistré un succès au groupe consultatif de Paris, où il a mobilisé la somme de 3729 milliards de F CFA auprès des bailleurs de fonds multilatéraux du Sénégal, après les 2200 milliards de F CFA obtenus auprès de la Chine pour le financer.  Tous ces programmes visent à atteindre une forte croissance via des réformes macro-économiques financées en partie par les partenaires internationaux du Sénégal. Parallèlement, certains chantiers ouverts par le régime précédent, concernant en particulier les infrastructures (routes, hôpitaux, chemin de fer, port, etc.) ont été maintenus ou améliorés. Plusieurs autres grandes mesures dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche, de l’environnement, de l’énergie, de l’éducation, de l’enseignement supérieur, du travail, de la sécurité, de la fiscalité (pour ne citer que ceux-là) sont en train d’être mises en œuvre.

C’est ainsi qu’une nette amélioration de la distribution d’électricité a été notée. Un vaste programme de recrutement de plus de 5500 nouveaux agents dans la fonction publique a été effectué. 10 000 autres ont été enrôlés dans une agence dédiée à la sécurité de proximité pour prévenir la petite délinquance et rapprocher la police des citoyens. Il y a eu également une baisse importante de la fiscalité sur les salaires, qui vise à relever le pouvoir d’achat. En outre, l’Acte 3 de la décentralisation est venu modifier la carte administrative en matière de décentralisation, en supprimant des régions, créant des conseils généraux au niveau départemental, et surtout opérant une communalisation générale qui consiste à octroyer aux collectivités locales de base le même statut et les mêmes moyens financiers. Cette réforme qui vise la territorialisation des politiques publiques devrait permettre aux entités locales d’être plus autonomes vis-à-vis de l’Etat central. Par ailleurs, un programme d’audit de la fonction publique a été mené afin de déceler les erreurs et doublons qui s’y trouvent, ce qui permet de les corriger et d’avoir une plus grande transparence dans la gestion des agents publics. De même, la traque dite des biens mal acquis a été déclenchée dès le début du mandat pour obliger les personnes ayant occupé de hautes fonctions dans le régime précédent à restituer les biens qu’elles auraient acquis de manière illicite. Elle a fait passer devant les tribunaux plusieurs personnalités du Parti démocratique sénégalais telles que Karim Wade (fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade qui était à la tête de plusieurs ministères importants), Bara Sady (ancien Directeur Général du Port autonome de Dakar), Tahibou Ndiaye (ancien Directeur du cadastre) et Aida Ndiongue (ancienne sénatrice et responsable du PDS). Enfin, un travail de réflexion sur les institutions a été fourni par la commission nationale chargée de la réforme des institutions (CNRI).  Ce dernier point mérite d’être examiné un tant soit peu.

Dans l’avant-projet de Constitution remis au Président Sall par le Pr Amadou Mahtar Mbow, ancien Directeur Général de l’Unesco, figurent des mesures-clés : le renforcement des pouvoirs du Premier ministre et du Parlement, le monocaméralisme à travers la suppression du Sénat, l’interdiction pour le chef de l’Etat d’être chef de parti, ainsi que les devoirs des citoyens relatifs au respect de l’ordre et de la sécurité publics, etc. Il propose également la création d’une Cour Constitutionnelle en lieu et place de l’actuel Conseil Constitutionnel, ce qui devrait permettre l’émergence d’une véritable justice constitutionnelle, plus indépendante et reflétant la diversité de la société sénégalaise. Ces propositions de réformes divisent la classe politique, et n’agréent pas en particulier le camp présidentiel, mais elles peuvent améliorer la vie démocratique sénégalaise. Il pourrait s’enrichir de la diminution des pouvoirs de nomination du Président de la République qui, actuellement, nomme à tous les emplois civils et militaires. Moult griefs ont été faits à l’encontre des propositions faites par la CNRI, mais ils ne s’avèrent pas fondés. La démocratie sénégalaise est certes dotée d’institutions fortes et stables, mais elle peut sans doute gagner en  progrès et en réformes. Le Sénégal doit adopter l’avant-projet de Constitution de la CNRI sans n’y changer aucune virgule, pour reprendre la formule du Président Diouf lorsqu'un Code électoral consensuel lui avait été soumis en 1992.

Du mécontentement social subsistant

Cependant, malgré tous ces efforts entrepris par l’actuel régime, force est de constater que le mécontentement social ne s’est pas encore éteint et que les Sénégalais ne sont pas encore sortis de l’auberge de la demande sociale. Il n’est besoin pour s’en convaincre que de se promener dans les rues dakaroises en prêtant attention aux discussions des gens, qui entonnent la même chanson : « Deuk bi dafa Macky ». Cette expression, répétée à longueur de journée, explique suffisamment que la demande sociale, pour laquelle le Président Sall a été élu, n’a pas encore été satisfaite. Malgré la baisse considérable des prix des denrées de première nécessité telles que le riz, l’huile, le lait et le sucre ainsi que celle des loyers, les Sénégalais rencontrent toujours de réelles difficultés pour se nourrir et se loger décemment. Malgré le recrutement de  milliers de nouveaux agents publics, le problème du chômage des jeunes n’a pas encore été résolu. Malgré les dispositifs de soutien à l’activité économique, notamment ceux de soutien aux PME, l’embellie économique n’est pas encore au rendez-vous.

En outre, l’Acte 3 de la décentralisation n’a pas été mené sur une base très consensuelle, vu que tous les acteurs concernés (élus locaux, organisations communautaires de base)  n’y ont pas été associés. Malgré les efforts de modernisation des secteurs agricole et silvo-pastoral, le milieu rural est confronté à d’énormes difficultés de commercialisation de ses produits comme l’arachide. Quant aux acteurs de la pêche, ils dénoncent la rareté de certains produits halieutiques du fait de la présence de gros navires étrangers dans les eaux sénégalaises. En plus de ces insatisfactions, d’autres facteurs de mécontentement sont nés. L’audit général de la fonction publique a généré un bras de fer avec les enseignants des lycées et collèges qui protestent contre la rétention des salaires qui a été effectuée pour certains d’entre eux. Les étudiants des universités publiques protestent contre une réforme du système de l’enseignement supérieur qui a instauré de nouveaux tarifs relatifs aux droits d’inscription annuels… En gros, un certain mécontement social subsiste.

L’opinion publique est impatiente

Du point de vue supérieur de l’opinion publique, les grandes réformes entreprises et les nombreux efforts déployés par les autorités publiques ne sont que du vent, tant et aussi longtemps que le Sénégalais moyen ne pourra satisfaire ses préoccupations primaires. La croissance économique affichée et les nouveaux plans de développement brandis sont de l’optimisme qui se vend sur les places internationales, mais ne produisent pas des effets immédiats sur son vécu quotidien. Et pour cause : le temps de l’opinion publique n’est pas celui d’une stratégie d’émergence à moyen ou long terme, telle que planifiée par le gouvernement. Les populations sénégalaises aspirent à une amélioration immédiate de leurs conditions de vie, avec une grande impatience. Or, le développement est une affaire de long terme pour un pays pauvre comme le Sénégal. Les sous-jacents économiques fondamentaux ne sont pas entièrement réunis pour permettre une émergence rapide. L’environnement des affaires n’a pas encore connu cette amélioration que les pouvoirs publics sénégalais appellent de leurs vœux. Les démarches et les coûts liés à la création d’une entreprise ou à l’obtention d’un permis de construire sont encore d’importants freins à l’investissement.

L’investissement est le maître-mot !

Le Sénégal est dans une phase de transition consécutive à la gabegie générale dont ont souffert les finances publiques lors du régime précédent. Cette situation transitoire devrait permettre d’assainir les finances publiques et remettre l’Etat sur les rails de la bonne gouvernance. Le Sénégal doit impérativement garder ce cap de réformes pour atteindre le palier de l’émergence, en s’appuyant aussi bien sur son secteur privé que sur les investissements directs étrangers même s'il y aura des moments difficiles avant qu'elles ne fassent leurs effets.

Une option pragmatique voudrait que les autorités publiques se concentrent sur les priorités économiques : agriculture (parvenir à écouler les productions agricoles), industries (piliers incontournables du développement ; en particulier celles minières et extractives, dont le Sénégal peut encore beaucoup profiter), infrastructures (l’état d’une route comme celle de Fatick-Kaolack est inacceptable), énergie (les coupures de courant freinent l’activité économique), emploi (un des plus grands défis des pouvoirs publics car une jeunesse désœuvrée est un facteur d’instabilité), assainissement et environnement (l’insalubrité publique est une bombe à retardement), etc. Bien entendu, l’éducation et la santé demeurent des secteurs prioritaires pour améliorer le capital humain. Le Sénégal doit poursuivre les efforts qui y ont été fournis. Le maître-mot des politiques publiques, dans les années à venir, devra être l’investissement. Le Sénégal a une certaine facilité pour en mobiliser grâce à sa stabilité politique et à l’efficacité de sa diplomatie économique ; c’est pourquoi il faudra poursuivre les efforts qui sont fournis pour augmenter l’attractivité du pays ainsi que sa compétitivité. L’investissement doit profiter aux productions où le Sénégal a un avantage comparatif (comme l’arachide, le mil, le sel, le coton, les poissons, les phosphates). Il doit également bénéficier aux secteurs à haut potentiel de rendement comme l’agro-business (surtout dans la vallée du fleuve Sénégal et dans les Niayes), les TIC, les énergies renouvelables (solaires, hydrauliques, éoliennes). La conclusion de PPP pourrait être un grand levier car ils facilitent la mobilisation de capitaux pour le financement des services publics. L’investissement (public comme privé) reste une condition sine qua non du développement pour un pays parce que lorsqu’il est bien organisé, toutes les portes lui sont ouvertes. 

                                                      Mouhamadou Moustapha Mbengue