La Revue de L’Afrique des Idées – numero 2

C’est un réel plaisir pour moi de vous faire parvenir ce deuxième numéro de la Revue de l’Afrique des Idées. Cette publication pluridisciplinaire réunit des analyses menées par nos experts et jeunes chercheurs.

Dans l’édition 2018, retrouvez des propositions concrètes en matière de gestion des déchets, de connectivités physiques dans la CEMAC et d’implication des diasporas dans le développement local au Sénégal et au Cameroun.

Vous pouvez télécharger gratuitement l’intégralité de la Revue en cliquant  ici.

Boris Houenou, économiste
Directeur des publications de l’Afrique des Idées

Les implications politiques des derniers évènements en Casamance

Située dans l’un des pays d’Afrique dont la stabilité politique fait figure de modèle, la région de la Casamance, est en proie depuis quelques semaines à des affaires de crimes qui ravivent des tensions que l’on pensait apaisées.
36 ans après le déclenchement d’un conflit mené par le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) pour l’autonomie de la région, ce territoire qui représente un cinquième de Sénégal, aspire à présent au calme. Si la guérilla est divisée et affaiblie et que le Président Macky Sall a annoncé vouloir faire de la paix dans la région l’une de ses priorités, le risque d’une détérioration de la situation plane et avec elle, l’accroissement du sentiment d’abandon des Casamançais.

Contexte historique de la crise

Comme toujours, comprendre les origines du contexte actuel, souvent qualifié de  » ni guerre ni paix « , nécessite d’en revenir à ses racines. Celles de la Casamance sont anciennes et complexes.
Ancienne colonie portugaise rattachée en 1888 à la colonie française du Sénégal, ce territoire aujourd’hui subdivisée en 3 régions administratives (Ziguinchor, Kolda, Tambacounda), composée de forêts, de fleuves et de rivières est coincée entre la Gambie et la Guinée-Bissau. Si l’enclavement contribua naturellement à entretenir un sentiment d’éloignement vis-à-vis des  » nordistes  » de la capitale, c’est la nomination de fonctionnaires originaires du nord du pays, ressentie comme une seconde colonisation, qui met le feu aux poudres, dès le début de la période post-indépendance. En 1982, 22 ans seulement après la naissance de la République du Sénégal, une manifestation à Ziguinchor se termine tragiquement par plusieurs morts et des arrestations. C’est le début de la répression, mais aussi le passage des indépendantistes à la lutte armée qui ouvre une longue période de défiance et d’affrontement entre forces de l’ordre et séparatistes.

Fer de lance des revendications autonomistes, le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) est née en 1947. D’abord parti politique, il devient mouvement indépendantiste en 1982, date à laquelle l’abbé Augustin Diamacoune Senghor devient son principal chef historique jusqu’à son décès en 2007.
Après 25 ans de lutte, deux emprisonnements pour atteinte à l’intégrité de l’Etat entre 1982 et 1987 et entre 1990 et 1991,il signe en décembre de cette même année au nom du MFDC des accords de paix avec le Gouvernement de Dakar.
La Casamance connaît alors des années d’accalmie, troublées par quelques attaques sporadiques. La disparition de l’abbé Diamacoune en 2007 fera apparaitre des luttes de pouvoir au sein du mouvement , ouvrant ainsi une période d’incertitude pour le processus de paix.

Le MFDC est aujourd’hui affaibli, divisé en au moins quatre factions parfois rivales, principalement présentes à la frontière avec la Gambie au Nord et la Guinée-Bissau au Sud. La cause indépendantiste n’étant plus fédératrice, aucun incident majeur n’a eu lieu ces dernières années jusqu’aux évènements du 06 janvier.

Les tragiques évènements du 6 janvier et les regains de violence dans la zone

C’est dans ce cadre de relative accalmie, que le 6 janvier 2018, quatorze bûcherons sont assassinés dans la forêt de Bourofaye, au sud de Ziguinchor.

Le MDCF rapidement soupçonné d’être à l’origine du tragique évènement, a fermement condamné cet acte.

Si, très vite, l’enquête s’oriente vers une affaire liée à l’exploitation illicite et au trafic de bois de teck, les autorités n’excluent par l’implication d’éléments de la rébellion indépendantiste.

Une délégation menée par le Ministre de l’intérieur fût dépêchée sur place, suivie d’une compagnie de 150 parachutistes envoyée depuis Ziguinchor pour retrouver les responsables de la tuerie.

Ce déploiement militaire et la fouille qui s’ensuivie a été immédiatement interprétée comme un ratissage par le MFDC qui accuse l’armée de s’être servie de la tuerie comme un prétexte pour déclencher des opérations militaires et une  » militarisation  » dans la région.

Alors que les indépendantistes accusent des bandes armées rivales de coupeurs de bois, certains médias soulèvent l’hypothèse de l’affrontement entre deux chefs du MFDC, César Atoute Badiate, chef rebelle du front sud et Salif Sadio, commandant du front nord.
Quelques semaines après le drame, les premières arrestations semblent mettre en cause un proche de ce dernier. Cette affaire loin d’être close, laisse déjà craindre des conséquences néfastes sur le tourisme en Casamance , et des implications politiques importantes en relation avec les prochaines échéances électorales du Sénégal.

Un enjeu politique important dans la perspective des présidentielles de 2019

Sur 125 députés élus sous ses couleurs Benno Bokk Yaakaar (BBY), le Président Sall en compte 15 (sur un total de 16) en Casamance. Une région qui lui avait donc fait massivement confiance lors des dernières législatives de 2017. Pour les scrutins à venir, notamment la Présidentielle de 2019, la gestion de la question sécuritaire en Casamance sera donc forcément un sujet important au-delà de la région elle-même.

@C’est aussi, justement parce qu’il est en position de force, que le Président Sall peut avoir beaucoup à perdre.

Au cœur de sa stratégie, il lui faudra confirmer son implantation au risque de se faire reprendre le terrain par l’homme fort de la région, le Président de l’Union Centriste du Sénégal (UCS), Abdoulaye Baldé.

Le Maire de Ziguinchor, ex-Député, ex-Secrétaire général de la Présidence de la République de 2001 à 2009, ex-Ministre des Forces armées de 2009 à 2010, longtemps proche d’Abdoulaye Wade et de son fils Karim, a opéré récemment un repositionnement en refusant de rejoindre la coalition Mankoo Wattu Senegaal de l’ancien Président et en optant pour la stratégie du  » ni-ni  » lors des élections législatives « ni Mankoo ni Bennoo.  » Il s’agit là d’évènements politiques à observer de près car ils pourraient constituer les germes de potentiel rapprochement.

Bien que son parti l’UCS ait connu un important revers électoral lors des dernières législatives, Abdoulaye Baldé est loin d’avoir disparu de l’échiquier politique. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien, que plusieurs observateurs de la scène politique lui prêtent des ambitions présidentielles.

Il est en effet très courtisé par la majorité présidentielle. La Ministre de l’Economie solidaire et de la Microfinance n’a point caché le désir de son camp de voir l’homme fort de l’Union centriste rejoindre leur rang lorsqu’elle dit lors d’un meeting du parti en mars 2018,je cite :  » Monsieur Abdoulaye Baldé, considérez qu’à travers ma modeste personne, cette main que je vous tends n’est que le prolongement de la main du président de la République pour que nous transcendions les clivages politiques pour l’intérêt et le développement de la Casamance. »
Une preuve de plus que la Casamance semble donc bien être dans une période charnière et suscite un grand intérêt à Dakar.

Enfin, symbole de cette volonté de la capitale de resserrer les liens avec la région, l’annonce par Macky Sall le 13 mars, lors d’une conférence de presse avec son homologue gambien Adama Barrow de l’inauguration du pont Farafenni qui enjambera le fleuve Gambie et permettra de réduire les douze heures de route nécessaires pour rejoindre Ziguinchor depuis Dakar par la route.

Johann LUCAS

L’électrification rurale en Afrique: comment déployer des solutions décentralisées ?

A peine plus de 30% de la population d’Afrique subsaharienne dispose d’un accès à l’électricité, souvent précaire. Cette proportion chute à moins de 20% en milieu rural. Alors que l’extension du réseau électrique est souvent privilégiée pour pallier ce déficit, cette étude démontre que les solutions décentralisées sont particulièrement efficaces en milieu rural. En effet, l’électrification décentralisée fera partie de la solution pour nombre d’Africains, au moins pour un temps.

Cependant, soutenir son développement implique d’ajuster les politiques publiques et de créer de nouveaux modèles d’affaires, qui n’intègrent pas encore cette nouvelle conception de l’électrification. A l’aide d’études de cas, l’auteure décrit comment la technologie hors-réseau et les micro-réseaux ont été déployés avec succès au Sénégal, au Maroc et au Kenya. Les enseignements qui en résultent peuvent être utiles aux autorités en charge de l’électrification rurale en Afrique. Lisez l’intégralité de ce Policy Brief.

Elections législatives au Sénégal : quelles sont les forces en place ?

Les préparatifs pour les élections législatives au Sénégal vont bon train. 47 listes candidates convoiteront les voix des électeurs le 30 juillet 2017. Ce nombre préfigure d’une campagne âpre et de résultats serrés à ce scrutin. Une Assemblée nationale émiettée devrait en découler.

Les principales coalitions qui se feront face sont construites autour de ténors de la vie politique sénégalaise. La coalition de la majorité sortante, Benno Bokk Yakaar (BBY) sera conduite par le Premier Ministre Mahammad Boun Abdallah Dionne, et compte dans ses rangs le Ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, Monsieur Amadou Bâ ainsi que le Ministre de la Décentralisation, de la Gouvernance locale et de l’Aménagement du territoire, Abdoulaye Diouf Sarr. Elle rassemble des membres du Parti Socialiste et de l’Alliance des Forces de Progrès, parti de l’actuel Président de l’Assemblée nationale, et d’autres partis membres de la mouvance présidentielle.

L’opposition, elle, part en rangs dispersés après des efforts pour présenter une liste unique. La coalition Manko Taxawu Sénégal sera conduite par Khalifa Sall, le maire de Dakar, en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pour une affaire concernant la caisse d’avance de sa mairie. Elle compte dans ses rangs Idrissa Seck, Président du Parti Rewmi et ancien Premier Ministre, ainsi que Malick Gackou, Président du Grand Parti. Elle pourrait gagner notamment Dakar, du fait de la présence de Khalifa Sall, et Thiès, fief d’Idrissa Seck.

L’autre grande coalition de l’opposition est conduite par l’ancien Président de la République, Abdoulaye Wade, leader du Parti démocratique sénégalais. La coalition gagnante Wattu Sénégal est née de la scission avec Manko Taxawu Sénégal, du fait d’un désaccord sur la tête de liste. Elle pourrait représenter une sérieuse menace contre la coalition BBY. Le scrutin verra également la participation de nouvelles figures sur la scène politique sénégalaise. Il s’agit de l’ancien Premier Ministre Abdoul Mbaye, et de l’ex-Inspecteur des Impôts et Domaines, Ousmane Sonko, respectivement à la tête des coalitions Joyyanti et Ndawi Askan Wi. Ces deux personnalités adoptent une nouvelle façon de faire de la politique, avec des profils nouveaux. Ces élections seront un premier test pour eux, et leur permettront de connaître la perception que les Sénégalais ont de leur offre politique.  

Ainsi, les divisions au sein de la classe politique, du côté de la majorité sortante comme de celui de l’opposition, ont marqué la confection des listes électorales. La multiplicité des listes candidates a été beaucoup dénoncée par certains responsables politiques. Il semble que ce soit le mode de scrutin (mixte) qui soit à l’origine de cette profusion de candidatures à ces élections. En effet, 90 députés seront élus sur des listes départementales au scrutin majoritaire à un tour, et 60 sur une liste nationale au scrutin proportionnel, tandis que 15 seront pourvus parmi les 8 départements de l’extérieur.  Si le scrutin majoritaire favorise les grands partis, et notamment la majorité présidentielle, le scrutin proportionnel est, lui, à l’avantage des petits partis, en particulier du fait du système dit du « plus fort reste » qui fait attribuer des sièges selon le calcul suivant : il est déterminé un quotient national obtenu par le rapport du total des suffrages exprimés au nombre de sièges à pourvoir. Un siège revient à chaque liste qui obtient autant de fois ce quotient. S’il reste des sièges à pourvoir, ils sont attribués aux listes qui obtiennent le plus fort reste résultant de cette division dans l’ordre décroissant. En ce qui concerne le scrutin majoritaire, il fait attribuer l’ensemble des sièges à pourvoir dans un département à la liste candidate qui arrive première du vote.

Il faut noter que ce système comporte de nombreux inconvénients. D’une part, le système majoritaire ne traduit pas une représentativité du vote. Il ne prend pas en compte le poids de chaque formation dans le département donné car une liste peut remporter tous les sièges en jeu dans un département donné sans avoir la majorité absolue. Peut-être qu’un second tour serait plus juste. D’autre part, le système proportionnel favorise l’élection de candidats qui pourraient avoir plus de voix dans une localité que dans les autres, et qui atteindrait le quotient national sans nombre de voix conséquent.

C’est donc l’occasion de réfléchir au mode de scrutin pour les élections législatives. Devrait-on aller vers un scrutin majoritaire à deux tours pour permettre un partage plus net entre les candidats ? Devrait-on supprimer le scrutin proportionnel au niveau national ou le rendre plus représentatif ? Plus largement, ne devrait-on pas coupler les élections législatives et l’élection présidentielle ? Ne doit-on pas inclure un bulletin unique pour éviter l’impression d’un nombre inouï de papier ? Enfin, les formations politiques qui n’atteindraient pas un seuil minimal (5% par exemple) devraient-elles être autorisées à présenter des candidats ?

Ce sont autant de questions qui devraient mobiliser l’attention de la classe politique sénégalaise à l’issue de ce scrutin qui constituera un grand test pour la solidité de la coalition BBY au pouvoir.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

Article initialement mis en ligne le 06 juillet 2017

Rétablir la peine de mort, c’est céder au crime de la vengeance !

peine-de-mort Au Sénégal, le récent meurtre de la vice-présidente du Conseil économique et social à son domicile après l’assassinat, le mois dernier, d’un jeune chauffeur de taxi ont relancé dans le pays le débat sur le rétablissement de la peine de mort. La polémique devient frénétique. Le discours prend une ampleur stupéfiante et gagne toute l’opinion publique. Cette radicalisation des appels au retour, dans nos textes législatifs, de la peine de mort portée aux plus hautes sphères par des journalistes, hommes politiques, et religieux devient alarmante. Il s’agit d’une effervescence entretenue à dessein très souvent au nom de la religion, pour exciter les passions populaires. Notre pays se trouve ainsi menacé par un discours de la peur qui se nourrit d’une liturgie déraisonnable, insensée et obscure qu’il faut dénoncer.

La peine de mort n’arrête pas le crime. Il est illusoire de penser que le rétablissement de la peine capitale sera une arme dissuasive contre la violence criminelle. Dans tous les pays où la peine de mort est appliquée, les homicides n’ont pas été endigués. Au contraire, la peine de mort, en légitimant la violence augmente le crime. Plus grave encore, des erreurs judiciaires irréparables qui condamnent des innocents détruisent des vies.

 Si la peine de mort est rétablie, ce sera encore au petit peuple de trinquer. Ce tiers-état dépourvu des moyens d’éduquer ses enfants supporte vaillamment le totalitarisme des élites prédatrices qui négligent encore la prise en charge radicale des problèmes sociaux. Ceux qui défendent la peine de mort ne le disent jamais. Ils ne veulent pas expliquer ou ne comprennent pas que les profondes injustices sociales créent la criminalité et la délinquance. Et, au-delà, ils ne savent pas penser l’homme dans sa complexité. Le seul art qu’ils maitrisent, c’est celui de la colère, des ressentiments. De la désignation facile du bouc-émissaire.

La société a-t-elle le droit de tuer avec préméditation ?

La question de la peine de mort pose des questions morales. La société a-t-elle le droit de tuer avec préméditation ? Car la peine de mort est aussi un crime. Une violence délibérée et barbare. Un mécanisme judiciaire faible et mesquin. Un châtiment inhumain, sans fondement spirituel. On tue pour arrêter de tuer. Une reproduction de la vieille loi du talion : œil pour œil, dent pour dent.

Si la peine de mort est rétablie au Sénégal, chaque Sénégalais sera coupable d’homicide à chaque fois qu’en son nom quelqu’un sera tué pour avoir tué. Nous serons tous des assassins. Une aberration que, personnellement, je ne cautionnerai jamais parce que c’est une participation au meurtre. Un contreseing amoral et abject qu’aucun citoyen vertueux et responsable ne peut défendre. La peine de mort a une essence criminelle. Les hommes qui appuient sa restauration soutiennent, tout simplement, le crime.

Le débat sur la peine de mort remet à l’ordre du jour un sujet que l’on croyait résolu. Or, elle nous interroge, à nouveau, sur les valeurs et l’idéal de vie sociale que nous voulons bâtir. Dans quelle société voulons-nous vivre ? Nous avons, en effet, le choix de cohabiter dans une société nerveuse et paralysée, violente et répressive, notamment vis-à-vis des plus faibles dans laquelle l’harmonie serait assurée par l’oppression systématique.

Il faut le répéter sans ambages : rétablir la peine de mort, c’est prendre le chemin de la peur et des aigreurs collectives ; celui du mépris de l’homme, de la vengeance, du recul face à la vindicte populaire et de la tyrannie. Céder à la peine de mort, c’est préférer les énergies mortifères, les basses pulsions et nier la vie, vider notre humanité…

Quel honneur et quelle dignité pouvons-nous invoquer en empruntant cette voie terrifiante ?

Nous pouvons aussi choisir de cohabiter dans une société dans laquelle la compassion et la tolérance sont les moteurs de nos relations et structurent nos rapports sociaux. Nous pouvons décider de prendre ce chemin de l’empathie où la non-violence et le pardon sont des valeurs partagées qui nous protègent de toutes les idées funestes qui empestent notre esprit collectif et détruisent nos valeurs morales les plus belles. Nous sommes toujours déterminés par nos aspirations. Voilà pourquoi il est fondamental de diriger nos énergies vers la paix et la concorde des cœurs. La peine de mort n’est pas une idée gracieuse, elle n’apaise pas ni ne guérit, mais décharge la haine et la vengeance. C’est une illusion de penser qu’on peut construire une société des solidarités et des tolérances en prenant des résolutions violentes. La peine de mort est une sentence stupide. Qui ne fait pas progresser la justice.

La vie humaine est sacrée. Un homme qui tue un autre homme est un homme malade. Il a perdu son humanité. Il faut l’aider à se soigner. Pour qu’il redevienne un homme entier. Demande pardon. Et qu’on le pardonne.

Abdoulaye Sène

 

La place des villes dans un Sénégal émergent

dakarAvec près de la moitié de la population résidant en zones urbaines, le Sénégal présente un taux d’urbanisation supérieur à la moyenne observée en Afrique subsaharienne (40 %). Dans ce pays, la proportion de citadins a quasiment doublé ces dernières décennies — de 23 % dans les années 1960, elle est passée à 43 % en 2013 — et devrait s’établir à 60 % à l’horizon 2030. Certes, cet essor s’accompagne d’immenses défis, mais il offre aussi aux responsables sénégalais l’occasion d’opérer une transformation structurelle de l’économie.

En effet, on note que ce sont les centres urbains, et principalement la capitale Dakar, qui tirent la croissance. Ils sont globalement à l’origine de 65 % du PIB national, Dakar se taillant la part du lion (55 %). La région de Dakar abrite 50 % de la population urbaine sénégalaise, concentre plus de 52 % des emplois créés dans le pays et regroupe plus de 80 % des sociétés immatriculées au registre du commerce. À elle seule, la capitale accueille 62 % des créations d’entreprises.

Cependant, les villes sénégalaises souffrent dans leur ensemble d’un déficit infrastructurel chronique et d’une carence de services publics. Dans les villes secondaires, en particulier, 68 % des ménages sont raccordés au réseau d’alimentation en eau, tandis que les 32 % restants dépendent de bornes-fontaines. Par ailleurs, seuls 36,7 % des foyers en milieu urbain disposent d’équipements sanitaires de base (latrines, fosses septiques). Outre Dakar, seuls six centres urbains bénéficient d’un accès partiel à un système d’égout, à savoir Rufisque, Louga, Saint Louis, Kaolack, Thiès et les villes touristiques de Sally et Mbour. La gestion des ordures ménagères est en outre problématique dans la plupart des villes du pays, aussi bien sur le plan de l’enlèvement que du traitement des déchets. À cela s’ajoute une capacité limitée de planification de l’aménagement urbain : moins de 20 % des villes et des municipalités possèdent un plan d’urbanisme, et la plupart de ces plans sont obsolètes ou ne sont pas appliqués faute de capacités de gestion urbaine suffisantes dans les collectivités locales. L’inadéquation de la réglementation en matière de gestion et d’aménagement du territoire entraîne des distorsions sur les marchés foncier et immobilier, et conduit au développement d’implantations sauvages à la périphérie des villes, dans des zones sujettes aux inondations.
 
Mais, en dépit de ces difficultés, il existe plusieurs leviers d’action que les responsables publics sénégalais pourraient mettre en œuvre.
                                                                                                                                                        
Renforcer le rôle des villes secondaires et améliorer la gouvernance de la zone du Grand Dakar

Le manque de réseaux d’infrastructures et de services adéquats dans les villes secondaires exacerbe l’exode rural vers la capitale, ce qui a pour effet de dégrader encore davantage les conditions de vie des populations pauvres et de mettre à rude épreuve les capacités techniques et financières déjà limitées des autorités municipales et métropolitaines. Aussi faut-il répondre aux besoins de financement à deux niveaux différents :

  • en renforçant le rôle des villes secondaires, notamment des capitales régionales, pour qu’elles deviennent des pôles de développement plus productifs et plus vivables, afin de soulager l’agglomération urbaine de Dakar ;
  • en investissant dans l’agglomération urbaine de Dakar afin de répondre au manque d’équipements infrastructurels non financés ces vingt dernières années.

 
Les autorités sénégalaises peuvent également améliorer la gouvernance urbaine et surmonter les difficultés associées à l’urbanisation en mettant l’accent sur des enjeux communs et en y faisant face avec anticipation. En particulier, elles doivent mettre sur pied de nouveaux modèles de gestion décentralisée et une coopération multidimensionnelle afin de créer des systèmes économiques en zones urbaines plus efficaces et des villes inclusives qui garantissent l’égalité d’accès au logement, aux services et à l’emploi.
 
La Revue de l’urbanisation au Sénégal préconise de s’orienter vers les priorités stratégiques suivantes : revoir et moderniser les outils de planification territoriale ; dynamiser l’économie urbaine au moyen de programmes ciblés ; améliorer l’offre et l’accès aux services urbains ; développer les structures de gouvernance du territoire ; et réfléchir à des stratégies innovantes pour financer l’expansion du stock d’infrastructures urbaines. Ces cinq thématiques clés seront traitées dans le cadre de la mise en œuvre de « l’Acte III de la décentralisation » et de l’actuelle stratégie économique nationale, le « Plan Sénégal émergent » (PSE).

En outre, à la suite des recommandations formulées dans la Revue de l’urbanisation, le ministère de la Gouvernance locale et du Développement a fait appel à la Banque mondiale afin qu’elle appuie la mise en place d’interventions dans plusieurs villes du pays, dans l’objectif de prolonger durablement l’impact des efforts engagés. Le renforcement des autorités municipales et la réalisation des objectifs de développement économique à long terme du pays passent par l’instauration de systèmes de financement locaux fiables et autosuffisants. Le gouvernement tient par ailleurs à multiplier les réseaux interconnectés entre les villes et les régions et à tirer parti des opportunités économiques que recèle la population urbaine.

L’heure est venue pour les dirigeants sénégalais de fixer le cadre qui permettra de relever les défis du développement urbain et de répondre aux besoins d’une population en plein essor, dans un souci d’inclusion et d’efficacité.

Pour plus d'informations, s'il vous plaît voir Perspectives urbaines : villes émergentes pour en Sénégal émergent (French).

 

Cet article est issu des Blogs publiés par la Banque Mondiale et a été soumis par SALIM ROUHANA.

Opérations mains propres en Afrique, opérations cosmétiques ?

JPG_NigerCorruption121114« Opérations mains propres » : le slogan trouve son origine dans l’Italie des années 1992, où la chasse à la corruption, « Mani Pulite », n’obtint rien de moins que la chute de la 1ere République. C’est donc un beau programme que se sont donné ces dernières années les divers gouvernements africains qui ont entrepris de telles batailles, quel que soient le nom que ces dernières aient reçu.

Dès 2006, l’opération « Epervier » lancée au Cameroun par son président Paul Biya aboutissait à l’arrestation de nombreux anciens ministres et dirigeants d’entreprises publiques. Depuis, les exemples se sont multipliés sur le continent : représentent-ils un premier pas vers la fin de l’impunité généralisée ?

Pourquoi maintenant ?

De manière inédite, les instigateurs de ces campagnes de bonne gouvernance ne sont plus les bailleurs internationaux du continent ni la société civile, mais les gouvernements eux-mêmes : alors pourquoi maintenant ?

La vague de démocratisation des années 1990 a soulevé de fortes attentes populaires sans porter ses promesses : les indicateurs de corruptions ont explosé dans la majorité des pays audités ces dix dernières années. En parallèle, la généralisation de l’accès à l’information et la publication de rapports sur la corruption des milieux politiques et économiques tels ceux de Chatham House ou de Transparency International ont fini par influencer le dialogue politique. Les campagnes électorales se sont emparées du sujet et, de façon notoire, la plupart des dernières élections du continent se sont gagnées sur les thèmes de lutte contre la corruption et de bonne gouvernance.

De la campagne de Macky Sall en 2012 au Sénégal aux promesses de Muhammaddu Buhari au Nigéria : qu’en est il aujourd’hui ? Tour d’horizon de quelques unes des opérations mains propres du continent.

Sénégal, une stratégie progressive

Au Sénégal, la dynamique semble bien lancée depuis 2012 : dès son élection, le gouvernement Macky Sall a envoyé des signaux forts avec la création d’un ministère de Promotion de la bonne gouvernance, suivie de la mise en place de l’Office National de Lutte contre la Fraude et la Corruption (OFNAC). En juin 2013, Dakar poursuivait avec le lancement de sa Stratégie nationale pour la bonne gouvernance.

Nigéria : Buhari, Monsieur propre ?

Six mois à peine après son élection, Buhari limogeait l’ex-patron de la puissante EFCC, l’agence fédérale nigériane traquant les crimes économiques et financiers. Durant ses 100 premiers jours au pouvoir, de nombreuses mesures ont ainsi été prises pour redresser la corruption du pays : Président et vice-président ont divisé leur propre salaire par deux et déclaré le montant de leur patrimoine, des mécanismes de rationalisation financière ont été instaurés avec les Etats fédérés, un Comité de conseil contre la corruption composé de sept personnalités reconnues a été formé, et la direction des compagnies pétrolières étatiques a été fortement restructurée_.

De manière visible, des instructions fortes ont été données aux organismes de lutte contre la corruption déjà existants : de nombreuses têtes sont déjà tombées dont celle de Lawal Jafaru Isa, pourtant un ancien allié politique du Président Buhari. Plus de 450 000 euros détournés seraient ainsi déjà retournés dans les caisses de l’Etat.

Burkina Faso : nouvelle ère cherche nouvelle règles

Au pays des nouveaux hommes intègres, la fin de l’ère Compaoré a franchi un cap supplémentaire le 4 mars 2015, avec le vote de la Loi « portant prévention et répression de la corruption au Burkina Faso ». Le texte détaille l’ensemble des manifestations quotidiennes de la corruption dorénavant illicites, les acteurs concernés, avant de préciser la hauteur des peines encourues. Parmi les mesures d’intérêt on peut citer : l’obligation faite aux hauts fonctionnaires de déclarer périodiquement leur patrimoine, l’interdiction pour les agents publics « d’accepter des dons, cadeaux et autres avantages en nature », ainsi qu’une série de mesures visant la transparence du fonctionnement des services administratifs et des mécanismes de contrôle des transactions illicites.

Il parait néanmoins regrettable que certaines des mesures les plus importantes aient été évacuées en quelques formules généralistes et laconiques au sein d’un seul et même article. En effet, l’article 40 évoque à la fois la participation de la société civile, les programmes d’enseignements destinés à sensibiliser étudiants et écoliers, ainsi que l’accès des médias à l’information concernant la corruption. L’article en question ne détaille aucune mesure concrète, aucun moyen d’action envisagé, ni même les services concernés.

Au Gabon, la fête serait terminée ?

Au Gabon, c’est une pratique bien particulière du gouvernement Bongo père qui est visée par l’opération mains propres lancée en 2014 par son fils et successeur, Ali Bongo. Sont en cause les « fêtes tournantes » organisées chaque année dans un Etat différent du pays pour la fête nationale, destinées à mettre en valeur les territoires. L’audit réalisé par la Cour des Comptes nationale est sans appel : sur les 762 millions d’euros engagés pendant 10 ans pour ces célébrations, plus de 600 millions ont été détournés. L’audit poursuit en affirmant que « plus de la moitié du budget (de l’Etat) a disparu dans la nature ». Certaines figures de l’ancien régime sont déjà tombées, notamment Jeannot Kalima, le secrétaire général du ministère des Mines, de l’Industrie et du Tourisme.

Pour quel bilan ?

Malgré ces initiatives positives, le ressenti des populations demeure globalement négatif, et les chiffres consternants : près de 75 millions d’Africains disent avoir payé un bakchich en 2015, soit près de 7,5% du continent. L’étude 2015 du Baromètre de la corruption en Afrique réalisée par Transparency International pointe notamment le Nigeria, en tête des pires résultats du continent. Plus de 78% des Nigérians estiment que la lutte menée par leur gouvernement contre la corruption est un échec. A l’inverse, le Sénégal obtient des chiffres plutôt encourageants, avec 47% de sa population convaincue de l’efficacité du gouvernement contre la corruption. Néanmoins, le combat semble difficile, et la section sénégalaise de Transparency International rapporte des menaces et violences à son encontre, jusqu’à l’incendie d’une partie de ses locaux en 2013.

De même, derrière les plans de communication célébrant les opérations mains propres, il convient de regarder le budget réellement alloué à la justice, et l’évolution de celui-ci au cours des années. Le budget 2015 du Sénégal avait ainsi affiché une baisse de 10,52% des ressources allouées au ministère de la Justice par rapport à 2014. Mais davantage que des budgets, c’est une restructuration en profondeur du fonctionnement de la justice, et l’introduction de solides mécanismes de contrôle qui est attendue. En 2015, Justice et Police sont encore les deux institutions où se payent le plus de pots-de vins en Afrique selon Transparency International.

                                                        Julie Lanckriet

J’ai lu “Un Dieu et des Moeurs” du romancier sénégalais Elgas

Moins de 48h…

C’est ce qu’il m’a fallu pour lire, dévorer devrais-je dire, les 335 pages de “Un Dieu et des Moeurs” de mon ami et compatriote El Hadji Souleymane Gassama alias Elgas. 97 pages le premier jour, les 238 pages suivantes le lendemain. D’une traite. Cela faisait pourtant deux ans que je n’avais plus terminé un livre, même en étalant sa lecture sur plusieurs mois, même s’il ne faisait que 100 pages, même s’il s’agissait d’une relecture du grand Cheikh Anta Diop. Deux ans. Ainsi, quelques jours après en avoir achevé la lecture et après avoir vécu deux années où aucun livre ne m’avait assez “accroché”, il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça.

Que dire de ce livre ? Je commencerai par un avertissement : “Un Dieu et des moeurs” est un livre obus qui vise à heurter les consciences sans concession et parfois avec une acidité voulue afin de poser le débat sur la place de la religion (L’Islam) et de la tradition (ancestrale négro-africaine) au Sénégal. Ces deux éléments qui forment ce que nous appelons être “notre culture”, sont pour Elgas la cause fondamentale de la plupart de nos tares : fatalisme face à la misère, déresponsabilisation individuelle, indifférence complice à l’égard de l’exploitation des talibés, persistance de Un Dieu et des moeurs, un roman de Elgasl’excision, des mariages forcés, de la croyance exacerbée dans l’irrationnel et du clanisme familial pour n’en citer que quelques-unes.

Un livre obus donc. Un livre cru où l’on sent Elgas tiraillé entre un pessimisme profond sur le devenir de la société sénégalaise et un amour irrationnel pour cette terre dans laquelle il ne se reconnait pourtant presque plus.

“Un Dieu et des moeurs” est aussi un livre construit de manière originale, à mi-chemin entre le carnet de voyages, le journal intime, le roman et l’essai. Un bric-à-brac littéraire diablement entraînant, divisé en deux grandes parties : tableaux d’un séjour et mauvaise foi. Dans Tableaux d’un séjour, Elgas brosse magistralement 15 portraits sociétaux et raconte ses 15 nuits au Sénégal, tableaux où il décrit de manière minutieuse, violente, touchante ou choquante des tranches de vies, comme celle de cette femme à peine trentenaire et déjà mère de 10 enfants, ou encore de ces talibés venus sonner à sa porte sous une pluie battante, tremblotant de froid et d’effroi à l’idée de rentrer tard chez leur “serigne” sans apporter la somme qu’il leur réclame quotidiennement. Une première partie d’une exceptionnelle qualité littéraire, parfois hilarante (L’Huile, le Sexe et les sénégalaises) et renfermant une grande sensibilité où Elgas retranscrit notamment cette lettre émouvante qu’il écrit à son Papa décédé quelques mois auparavant.

La seconde partie intitulée Mauvaise foi, moins volumineuse, et que j’aurai aimé voir développée, traite de la place de la religion dans la société sénégalaise et le dogmatisme progressif qui s’y est installé au détriment de la raison et d’une spiritualité saine ou ouverte comme l’Islam insouciant de son enfance. Elgas y explique en détail ce qu’il appelle le “fanatisme mou”, sorte de violence et d’intolérance silencieuse enfouie en chacun ou presque des musulmans modérés qui composent la majorité des sénégalais. Un avertissement franc, et salutaire du reste, y est également fait sur le morcellement confrérique du Sénégal, la fanatisation d’une partie de la jeunesse et la fragilisation d’un des piliers de la République à savoir la laïcité, rappelant que les germes de la violence religieuse qui a éclaté au sein de pays qui nous sont proches, sont également présents dans notre société et bien plus qu’on ne le pense. Elgas y exprime également un universalisme assumé du point de vue des choix politiques et culturels, point sur lequel lui et moi avons encore des divergences, divergences qui cependant s’effacent devant notre humanisme commun et l’urgence des défis sociétaux internes que les africains, représentés par les sénégalais dans ce livre, se doivent de relever avec courage et détermination.

On peut avoir l’impression, et je l’ai eue en lisant le livre, qu’Elgas se bat contre tout et contre tout le monde. Il y égratigne en effet les militants panafricanistes et leur “afrocentrisme”, la jeunesse bourgeoise dakaroise qui rejette en façade et uniquement à travers le discours l’Occident et ses valeurs mais qui vit selon ses codes au quotidien. Il attaque également le leg confrérique supposé être à la base de la concorde nationale, les hommes politiques – vus à travers son propre père – pour leur complicité intéressée dans le développement de l’obscurantisme ainsi que les intellectuels pour leurs analyses périphériques qui n’osent pas selon-lui faire une analyse complète et poser le débat, forcément douloureux, de la religion et de la tradition au Sénégal. En réalité, il me semble que ce procédé volontairement vindicatif et corrosif, parfois à la limite de la caricature, vise à susciter un débat autour de la religion et des réactions, qui quelles qu’elles soient, seront toujours plus bénéfiques que le silence assourdissant qui pèse sur la société toute entière. Silence qui, lentement mais surement, l’enfonce dans la misère, le fatalisme et l’obscurantisme. Comme l’a récemment écrit l’autre révélation littéraire de cette année 2015, Mbougar Sarr, “Un Dieu et des moeurs” d’Elgas est un livre salutaire. En effet, la Société sénégalaise, plus que jamais, a besoin de poser le débat de la religion et de la tradition en son sein. Ce livre en est une introduction, violente, mais ô combien brillante, que je vous recommande vivement. 

Parole d’un lecteur admiratif.

Fary

Cadre juridique des PPP au Sénégal : une reforme incomplète ?

posteautorouteAvec l’adoption de la loi 2004 -13 du 1er Févier 2004, le Sénégal était devenu le pionner  de la pratique des Partenariats Public Privé (PPP) en Afrique subsaharienne. En dehors de l’Afrique du Sud, seule l’Ile Maurice pouvait se prévaloir d’avoir adopté, dans la même année,  un dispositif juridique relatif aux PPP (PPP Act No. 37 of 2004). A titre de comparaison, il faut rappeler que l’Ordonnance sur les Contrats de Partenariat n’a été prise, en France, qu’au mois de Juin de l’année 2004, soit plusieurs mois après l’adoption de la loi sénégalaise.

Le dispositif  juridique et institutionnel mis en place en 2004 au Sénégal  a donc inspiré plusieurs pays africains de la sous-région. En effet, entre 2008 et 2012, l’Agence pour la Promotion des Investissements et des Grands Travaux (APIX), chargée de la mise en œuvre de la loi,  a reçu plusieurs délégations africaines venant de différents pays du continent, pour s’inspirer de l’expérience sénégalaise.

Il faut souligner que les PPP sont devenus, aujourd’hui, une mode et une pratique qui se sont propagées à travers toute l’Afrique. A titre d’exemple, le Cap Vert s’est doté d’une loi PPP en 2010, Le Nigeria, le Niger et l’Angola en 2011, la Cote d’Ivoire en 2012, le Kenya et le Burkina Faso en 2013 et le Maroc en 2014 . Il est à noter que le Mali et la Gambie envisagent la même démarche. Même les institutions financières internationales telles que la Banque Africaine de Développement (BAD) et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) ont mis en place des instruments pour la promotion des PPP. La Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) sont engagés dans le processus d’élaboration de directives et règlements destinés à  une meilleure harmonisation de la règlementation sous régionale en matière de PPP.

En effet, ce besoin d’harmonisation du cadre juridique au plan régional est d’autant plus urgent que le concept même de PPP suscite beaucoup d’engouement et  d’intérêt, mais également  de controverses. D’ailleurs, certains de ses détracteurs définissent désormais l’acronyme PPP  comme signifiant Problèmes, Problèmes, Problèmes.

Bref rappel historique

Pour une bonne compréhension du concept de PPP, il n’est pas sans intérêt de faire un petit rappel historique. Le Sénégal possède une vielle tradition des partenariats public privé, puisqu’en effet  le premier contrat PPP serait conclu le  21 Mai 1888 à St Louis (alors capitale de l’Afrique Occidentale Française) et portait sur un service de transport par bateau à vapeur entre Dakar et Gorée. Dans les années 90, plusieurs contrats PPP, notamment dans le secteur de l’eau et de l’électricité, ont été signés au Sénégal et dans plusieurs pays en Afrique.  En France, la pratique des PPP date de plusieurs siècles, soit  depuis les premiers textes sur le service public publiés entre 1270 à 1789 (Voir, à cet égard, Xavier Bezancon, dans Une Approche Historique des PPP). Du point de vue juridique, ces textes  concernaient essentiellement le contrat de concession ou de délégation de service public. Toutefois, la fin des années 90 allait voir cette pratique évoluer pour donner naissance à de nouvelles formes de partenariats publics privés, notamment les Private Finance Initiative (PFI) en Grande Bretagne  ou les contrats de partenariat en France.

Sur la typologie des PPP

Ce bref rappel historique avait pour objectif de différencier les deux grandes familles de PPP. D’une part, les PPP de type concessif qui comprennent les délégations de services publics, les contrats d’affermage, les concessions (BOT, BOO, BOOT…) et, d’autres part, les PPP à paiements publics. Les  principales différences entre ces deux familles de PPP tiennent  (i) au partage des risques et des responsabilités, et (ii) à la source de rémunération de l’operateur privé (paiement public sous forme de loyer ou péage des usagers).

Au Sénégal, cette différenciation qui, pourtant, est clairement établie dans la règlementation, est encore la source de plusieurs confusions. Il faut ,en effet ,rappeler les PPP sont  régis par deux régimes juridiques distincts.  Les PPP de type concessif sont codifiés et relèvent du code des marchés publics, alors que les PPP à paiement public sont, désormais, régis par la loi 2014.09 du 20 février 2014 relative aux contrats de partenariat, entrée en vigueur .

En réalité,  cette loi de 2014,  abusivement qualifiée de loi PPP, couvre uniquement les contrats de partenariat et non les contrats de type concessif. Ce qui ajoute à la confusion, c’est que cette loi est, paradoxalement, venue abroger et remplacer la loi de 2004 dont l’objet portait principalement sur les PPP de type concessif.  Le choix de faire abroger la loi 2004 par la loi de 2014,  alors même que les deux textes pouvaient cohabiter et se compléter moyennant une petite mise en cohérence, est peut être à l’origine de ce manque de clarté dans la règlementation actuelle des PPP au Sénégal.

En vérité, la loi sénégalaise de 2014 s’est peut être trop inspirée de l’expérience française et de l’ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les Contrats de Partenariat. Il est vrai qu’en France, le concept de PPP, du reste très controversé, est généralement assimilé aux contrats de partenariat. 

A cet égard, il est intéressant de souligner que la Cote d’Ivoire a, pour sa part,  choisi une option qui suscite moins de controverse dans la définition des concepts. Pourtant, ironie de l’histoire, c’est en 2011 que la Cote d’Ivoire est venue s’inspirer de l’expérience sénégalaise en matière de cadre juridique et institutionnel des PPP. En effet, le décret ivoirien de 2012.1151 du 19 Décembre 2012 relatif aux Contrats PPP en Cote d’Ivoire  a une portée plus large et couvre toutes les formes de PPP, y compris les contrats de partenariats et les contrats de concession. Un tel choix présente l’avantage de la clarté pour les praticiens.

Sur le  dispositif institutionnel des PPP

La création du Conseil National d’Appui aux PPP (CNAPPP) est, assurément, une avancée majeure du dispositif institutionnel des PPP au Sénégal, même si, un an après  la réforme,  le décret d’application portant organisation et fonctionnement de cet organe n’est toujours pas publié.  Depuis, 2005, à la suite de l’étude Chemonics sur les potentialités de PPP au Sénégal, il avait été convenu de mettre en place une unité PPP ou  « PPP Unit » pour développer une politique de partenariat à grande échelle, à l’instar des  pays du monde où les PPP se sont développés avec succès. 

Force est cependant de constater que le cadre institutionnel au Sénégal présente encore des insuffisances qui ne favorisent pas le développement des PPP au Sénégal. La cohabitation de deux dispositifs juridiques fait que la régulation des procédures de passations des contrats PPP relève de différentes compétences. Les PPP de type concessif tombent  sous le régime des marchés publics donc sous la responsabilité de la DCMP (contrôle à priori) et de l’ARMP (contrôle à posteriori) alors que les contrats de partenariat sont assujettis à la régulation du CNAPPP (contrôle à priori)  et du Conseil des Infrastructures  (contrôle à posteriori).

Il est vrai que le Sénégal a été  précurseur dans le domaine des PPP en Afrique. Cependant, entre 2004 et 2014, trois (03) contrats PPP seulement ont été effectivement signés et mis en œuvre. Ils concernent les projets relatifs  à l’autoroute à péage, la charge à l’essieu et le contrat Construction Exploitions et Transfert (CET) de Sindia. Par contre, au mois de Septembre dernier,   le Comité National de Pilotage des Partenariats Public-Privé (CNP-PPP) de la Cote d’Ivoire, faisant le bilan deux ans après la reforme, a révélé un portefeuille de 127 PPP dont 16 déjà signés et en phase d’exécution, 80 en préparation et 31 en transaction (appels d’offres et négociations entamés).  Le retard du Sénégal, pourtant pionnier dans le domaine, est donc très préoccupant, voire alarmant.

Il est donc urgent de mettre en place au Sénégal un dispositif juridique harmonisé et commun à toutes les formes de PPP. Ce dispositif devra s’appuyer sur un cadre institutionnel distinct du régime des marchés publics. Le Conseil des Infrastructures, dans sa composition et compte tenu de son expérience, offre toutes les garanties pour pleinement jouer ce rôle de régulation des contrats PPP. Cependant, son autonomie budgétaire doit être renforcée. Dans le même ordre d’idée,  l’ancrage institutionnel de l’unité PPP (CNAPPP) n’offre pas aujourd’hui des garanties de pérennité et devrait  faire l’objet d’un repositionnement.  En somme, il faut ériger les PPP en politique de financement avec une stratégie globale et de long terme. 

Abdou Salam DIAW

Expert PPP au sein de l'Agence de Promotion des Investissement du Sénégal – APIX.

Migration et transferts financiers, enjeu de développement : cas du Sénégal

okLa migration, conséquence de la répartition inégale des richesses dans le monde. Tout au long de l’histoire de l’humanité, les mouvements migratoires n’ont cessé de se succéder et semblent toucher tous les continents du monde. Ces migrations, lorsqu’elles ne sont pas forcées, résultent directement de la répartition inégale des richesses, qui poussent les personnes à aller là où sont ces richesses. Selon certains auteurs, la volonté et la capacité d’émigrer à l’étranger résultent à la fois de la personnalité et de la situation socio-économique du candidat migrant, des circuits d’informations auxquels il a accès, des réseaux migratoires, des contextes politiques et économiques des pays d’origine et d’accueil et de leurs rapports historiques. En effet il est certain que la distribution des hommes à la surface de la terre résulte pour une large part des grandes migrations qui se sont déroulées le plus souvent sur de longues périodes.

De tout temps, les géographes ont été fascinés par les emplacements des hommes et des civilisations. Toute l’histoire du monde n’est qu’une suite de nomadismes, de conquêtes, de migrations. Les hommes ne sont que mobilité étrange paradoxe que de rêver à la fois aux racines et à la route. Ces flux, objets géographiques ne sont que devenir. Dans leur ampleur, l’audace de leur avancée, dans leurs échecs et leurs reculs, se joue l’éternel équilibre entre le possible héritage du passé et l’anticipation de l’avenir. Ces migrations toujours renouvelées ont marqué l’espace aux cours des siècles et les géographes n’en ont pas toujours retenus la même image  (Bonnamour, in Gonin P et Charef M,  2005).

Comme toute espèce animale, l’homme se déplace continuellement dans l’espace. Ses déplacements ne sont pas aléatoires, ils sont dictés par ses besoins et ses aspirations, et par le jeu des contraires et des potentialités du milieu géographique dans lequel il vit (Noin D, 2001)

Soit les hommes vont là où sont les richesses, soit les richesses sont là où sont les hommes. Les migrations sont donc une expression courageuse de la volonté qu’ont les individus de surmonter l’adversité pour vivre mieux  (Annan K, 2006).

A l’échelle mondiale, les migrations sont devenues partie intégrante des politiques et stratégies de développement, aussi bien dans les pays d’origines que dans les pays d’accueil. D’après les chiffres de l’ONU (2005), le nombre de migrants a presque doublé en 20 ans. En 2005, 191 000 000 de personnes vivaient hors de leurs pays d’origine (OCDE, 2005).

Au Sénégal, les effets des sécheresses vont se combiner à ceux des PAS[1] pour favoriser le développement de l'émigration qui va connaître de forts changements dans ses modalités et dans sa géographie. En effet, l'émigration est une pratique de longue date qui a fortement marqué l’évolution des sociétés sénégalaises. Amorcé par les habitants de la vallée du fleuve Sénégal, le mouvement migratoire était d'abord et durant longtemps saisonnier ou temporaire (« navétane[2] » ou « noorane ») avant de gagner des destinations lointaines (émigration vers les pays frontaliers ou de la sous-région).

En effet, la migration sous régionale est une conséquence directe de la crise économique qui touchait les territoires ruraux (sécheresses). Les populations du bassin arachidier se déplaçaient  pour chercher du travail. Les jeunes qui avaient la force de cultiver la terre convergent vers les grandes villes et finissent par un abandon massif des activités agricoles. L’idéal est la recherche d’une meilleure condition de vie à travers une migration régionale dans un premier temps, puis vers une migration internationale dans une seconde étape.

Au Sénégal, près de 100 milliards de FCFA sont transférés chaque année et ce chiffre ne concerne que les canaux officiels[3] de transfert. L'utilisation de ces revenus et leurs impacts dans les zones de départ prennent des formes variées induisant des changements plus ou moins notables. Ainsi ces impacts sur le milieu doivent être recherchés et analysés dans leurs dimensions tant économiques et sociales, que géographiques.

En plus, l'​’apport des migrants internationaux est indéniable dans les transformations de l’habitat (Tall 1994) et la reproduction des groupes domestiques (Blion, 1998). Beaucoup de villages de la vallée du fleuve Sénégal par exemple dépendent, en partie, des envois d’argent venus de l’extérieur. Cependant, la variation des points de vue et des lieux d’études incite à relativiser le rôle de premier plan attribué aux migrants internationaux dans leurs villages d’origine. Dia (H), 2008. 

Il est alors légitime de se demander dans quelle mesure les transferts financiers contribuent-ils au développement ? En effet, les émigrés investissent dans leurs localités d’origine mais participent également à l’entretien de leurs familles par le biais des envois financiers. La priorité accordée à l’amélioration des conditions de vie de la famille du migrant montre à quel point les transferts migratoires sont nécessaires à la satisfaction des besoins élémentaires des ménages. Cette destination est, rappelons-le, le dénominateur commun des motifs de départ et d’envoi d’argent de la plupart des émigrés.

L’impact des transferts d’argent des migrants sur leurs pays d’origine a, depuis une dizaine d’années, fait l’objet d’un grand nombre de travaux à la fois théorique et empiriques. Quelle que soit l’approche adoptée, l’un des effets positifs des transferts d’argent des migrants sur lesquels il y a l’unanimité est l’impact sur la pauvreté. Car c’est le lien le plus tangible et le moins controversé des liens entre migration et développement (Ratha, 2007). L’effet le plus senti est l’augmentation des ressources des ménages, le lissage de leurs dépenses de consommation et des effets multiplicateurs de celles-ci sur l’ensemble des revenus (Gupta, Pattillo et Wagh 2007).

Au Sénégal, la seule étude qui montre à notre connaissance les impacts de transferts sur l’économie est celle effectuée par la DPEE[4]. Le tableau suivant récapitule les résultats de l’étude sur les effets des transferts sur les dépenses par tête et sur l’incidence de la pauvreté.

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Le tableau montre en particulier que les transferts accroissent de près de 60% en moyenne les dépenses par tête des ménages qui en sont bénéficiaires, ce qui réduit de près d’un tiers (30,7%) l’incidence de la pauvreté au plan national.

Le soutien apporté au budget familial par les envois d’argent des migrants constitue une forme d’assurance contre la précarité des conditions de vie des bénéficiaires et l’instabilité de l’environnement macroéconomique. Mais, étant donné l’importance et la régularité des transferts de fonds, comparés aux propres capacités de création de richesses et aux revenus personnels d’un grand nombre de ménages bénéficiaires, ce rôle finit par installer ces derniers dans une situation de dépendance vis-à-vis de cette ressource. Une fois mise en place, la relation de dépendance devient même réciproque, elle place aussi le migrant dans l’obligation de subvenir régulièrement aux besoins de consommation courante des membres de la famille. Si le migrant tient compte de l’urgence des problèmes à résoudre, sa capacité d’épargne et d’investissement personnelle peut s’en trouver largement entamée. En l’absence d’un contrôle par le migrant de l’utilisation finale de ses envois d’argent, même les transferts destinés à financer ses projets personnels ne sont pas à l’abri d’un « détournement » au profit de besoins jugés plus urgents.

La situation s’apparente à celle que les économistes, à la suite de Keynes, appellent la « trappe à liquidité »[5]. On peut la décrire de la manière suivante : en présence d’envois massifs d’argent, tout flux supplémentaires de transferts est, faute d’utilisation productive, rapidement englouti dans le budget familial, avec la certitude de recevoir d’autres envois aux prochaines échéances. En raison des anticipations des destinataires les flux de transferts servent ainsi à entretenir les comportements de dissipation des ressources de la part de ces derniers.

La spirale pauvreté-migration-transferts-pauvreté fonctionne d’autant mieux que le lien de dépendance se double d’un contrat d’assurance entre le migrant et sa famille d’origine. Elle ne s’emballe lorsque les transferts ne se limitent plus seulement à lisser les dépenses de consommation du ménage bénéficiaires, mais transforment et diversifient également ses besoins de consommation.

Ba Cheikh

Références :

Gupta (S), Patillo (C), 2007a, « L’impact bénéfique des envois de fonds sur l’Afrique », Finances et Développements, pp.40-43.

Noin (D), Géographie de la population, Paris, Masson, 3e édition, 281p.

OCDE, 2005 « Migration, transfert de fonds et développement ».

Ratha (D), 2007: www.worldbank.org/prospects/migrationandremittances.

Diop (A), 2008, Développement local, gouvernance territoriale, enjeux et perspectives, éditions Karthala, 85p.

Diop (M.C.), Mars 2012, La Société sénégalaise entre le local et le global, collection hommes et sociétés, éditions Karthala, 728p.


[1] Programmes d’ajustements structurels

[2] Les Navétanes sont des migrants saisonniers d'Afrique de l'Ouest, notamment au Sénégal et en Gambie. Ces vastes déplacements de population, souvent en provenance de Guinée, étaient généralement liés à la culture de l'arachide.

[3] A part la voie formelle pour transférer de l’argent, il existe une autre forme pour envoyer des fonds au Sénégal, cette forme se traduit par une organisation informelle des transferts.

[4] Direction de la Prévision et des Etudes Economiques

[5] Mise en évidence par Keynes et vulgarisée par Hicks, la « trappe à liquidité » désigne une situation où le taux d’intérêt tombe si bas que tous les agents économiques s’attendent à ce qu’il augmente. Leur préférence pour la liquidité devient absolue et toute augmentation de la masse monétaire devient sans effet sur l’activité réelle

Mouvements citoyens en Afrique : les raisons d’espérer

JPG_Balaicitoyen091215Le 13 octobre 2015, après 28 ans d’omerta imposés par le gouvernement de Blaise Compaoré, la dépouille de l’ancien président burkinabè Thomas Sankara (1983-87), l’une des figures emblématiques des mouvements citoyens africains, était exhumée pour autopsie. Le constat est sans appel : le corps criblé de balle du révolutionnaire confirme son assassinat, et conforte, si besoin en était, l’idée du sort que réservent aux démocrates les régimes autoritaires.

« Y en a marre », « Le Balai Citoyen » ou « Filimbi » : ces mouvements qui se réclament aujourd’hui de Sankara, Patrice Lumumba ou Mandela ont émergé dans les années 2010. Dès 2012, ils affichent des conquêtes démocratiques de poids : chute du « vieux » Abdoulaye Wade au Sénégal, expulsion de Compaoré du trône burkinabé, et sanctuarisation (provisoire) de la Constitution congolaise contre la volonté de Joseph Kabila de prolonger son séjour au pouvoir. En quoi ces initiatives sont-elles novatrices ? Quelles sont leurs influences et comment s’organisent elles ?

Une stratégie diplomatique qui épouse les codes internationaux…

De manière assez inédite, ces mouvements citoyens se distinguent des mouvements sociaux existants en tant qu’ils se sont emparé de tous les leviers de légitimation politique conventionnels, tout en s’attachant à des valeurs –  et en prônant des références culturelles –  africaines.

La rhétorique employée tout d’abord, est dans la droite lignée de celle affectionnée par les organisations internationales. Les termes de « démocratie », « non-violence », l’affirmation du rejet du radicalisme et même la « bonne gouvernance » figurent ainsi en bonne place au sein de la Déclaration des Mouvements Citoyens Africains, rédigée et co-signée à Ouagadougou à l’été 2015 par plus de 30 mouvements du continent.

Ces organisations sont donc « légitimistes » : elles ne prônent pas de soulèvement révolutionnaires, comme les mouvements sociaux nés sous la colonisation, ni la dénonciation des plans d’ajustements structurels imposés par le FMI, à l’instar de ceux des années 1980, mais bien le respect des constitutions en place. C’est le cas de Filimbi, « Ras-le-bol », ou encore de « Touche pas à mon 220 » (mouvement né au Congo-Brazzaville), qui ont milité pour le respect de la limitation des mandats présidentiels imposée par les textes.

En plus de parler le langage des bailleurs occidentaux, ces mouvements s’appuient sur leurs organes de négociations, et cherchent à faire porter leurs revendications à l’ONU et à l’Union africaine (UA), tandis que leurs représentants n’hésitent pas à rencontrer les hommes politiques influents de la scène internationale (les « yenamaristes » ont ainsi été reçus, entre autres, par Laurent Fabius et Barack Obama).

…Mais qui s’en émancipe pour prôner des valeurs propres au continent

Cependant, tout en s’emparant des véhicules de communication de l’Occident, ils s’en émancipent avec des références idéologiques spécifiquement africaines. Les leaders charismatiques de ces groupes ne se privent pas de critiquer ouvertement les modèles et moyens employés par les pays développés. « Au Sénégal comme en France, nous combattons la même forme d’injustice sociale, les mêmes affres du libéralisme sauvage » déclarait ainsi Fadel Barro à l’ONG Survie.

C’est le concept du libéralisme, dans son ensemble, qui est rejeté : l’un des objectifs affichés des mouvements est ainsi de proposer un « projet politique alternatif au système néo-libéral dominant ». Le vocabulaire utilisé, de même, est proche de la philosophie marxiste : « les masses » doivent lutter contre l’« accaparement des terres », tandis que sont martelés les termes de « capital » et de « lutte ». On retrouve ici des similarités avec les références au marxisme-léninisme des mouvements sociaux des années 1970, qui avaient principalement agité les pays lusophones.

Mais le travail des mouvements sénégalais, burkinabè ou congolais ne se limite pas au rejet stérile d’un modèle décrié. Leur ambition est de constituer une réflexion académique « africanocentrée » et acquise à leur cause : la déclaration de Ouagadougou appelle ainsi à « encourager la conduite et la production de recherches académiques (…), favoriser l'existence de spécialistes africains sur les mouvements citoyens en Afrique ».

L’émancipation a toutefois ses limites, notamment quand vient la question du financement. Les accusations qui leur ont été faites d’être soutenus par Washington et Ottawa, si elles ne sont pas avérées, soulèvent néanmoins le problème de l’indépendance réelle de ces mouvements.

L’idéal du panafricanisme, pour l’expansion d’un mouvement qui fait encore exception

Un autre aspect intéressant de la philosophie des initiatives citoyennes est le panafricanisme. Promu dès 1949 par le Centrafricain Barthélémy Boganda et le Ghanéen Kwame Nkrumah, le panafricanisme représente l’espoir de voir un jour émerger « les États-Unis d’Afrique ». Dès les premiers heurts au Burundi, le Balai Citoyen a relayé des messages de soutien aux Bujumburais, tandis que les 30 mouvements réunis à Ouagadougou l’été dernier ont demandé la libération des prisonniers politiques détenus à  Kinshasa. Des échanges ont lieu entre leurs structures, qui se conseillent sur les modes d’action et sur la formation de leurs membres : par exemple, des membres des organisations congolaises Filimbi et  Lucha ont rencontré leurs homologues du Balai citoyen et de Y en a marre en mars 2015 à Kinshasa.

Cette dynamique et les succès variables qu’elle rencontre ne doivent pas faire oublier que de tels mouvements, structurés et influents, sont encore absents de trop nombreux pays du continent : qui pour s’opposer aux velléités autoritaristes de Pierre Nkurunziza ou de Robert Mugabe, pour ne citer qu’eux ? Là où la guerre civile est encore trop fraiche ou la répression trop dure, il est en effet difficile d’envisager avant longtemps toute opposition organisée et revendiquée.

Mais le constat n’en est pas moins porteur d’espoir : en cinq ans à peine, des organisations citoyennes tangibles se sont élevées et ont renversé des figures politiques autrefois jugées inébranlables. Ces mouvements sont enracinés au niveau local, ramifiés avec leurs homologues des pays voisins et travaillent à constituer une philosophie qui leur soit propre, et d’autant plus apte à mobiliser les énergies. De nombreux obstacles attendent encore les mouvements citoyens du continent, et les 15 élections prévues en Afrique pour l’année 2016 seront un test sans concession, mais les raisons d’espérer sont là.

Julie Lanckriet

 

 

 

L’Afrique et la Data Revolution 

dataCombien de pauvres existe-il vraiment dans le monde ? Savons-nous avec exactitude le nombre de personnes vivant dans les pays en développement ? Quel est le vrai PIB du Nigeria ou du Ghana ? Ces questions élémentaires restent à ce jour sans réponses claires ou précises aussi bien de la part des pays en développement que des organisations internationales et des agences multilatérales travaillant dans le domaine du développement. Cette imprécision dans l’information concernant les pays en développement, notamment ceux d’Afrique, pose un énorme problème, celui de l’efficacité des politiques publiques d’où la nécessité de répondre au problème de manque de données de bonne qualité.

Des appareils statistiques encore « fragiles »…

L’efficacité des politiques publiques passe par une maitrise du problème à régler ainsi que de toutes les facteurs qui déterminent ce problème. Il deveint donc nécessaire de disposer d’informations précises. Mais tel n’est pas le cas dans les pays en développement où l’appareil statistique, le système statistique national composé entre autres de l’Institut National de la Statistique (INS), des ministères sectoriels, de l’État Civil et du système d’enregistrement des statistiques vitales et des faits d’état civil pour ne citer que ceux-là, sont encore défaillants et ne permettent pas une conception et une mise en œuvre efficace ainsi qu’un suivi en temps réel et une évaluation pertinente des politiques publiques et des projets et programmes de développement.

En effet, moins de 10% des pays Africains[1], Maghreb y compris, ont une couverture de l’état civil  (enregistrement des naissances et des décès) dépassant les 90%. La majorité des pays africains n’arrivent pas à produire à temps pour une année N donnée (soit en N+1), les principaux agrégats macroéconomiques tels que les comptes nationaux, les chiffres du commerce extérieur, etc. Les recensements de la population et de l’habitat ne sont pas toujours organisés tous les 10 ans, et quand c’est le cas, les résultats sont disponibles 2 ou 3 ans après.  Tous ces dysfonctionnements s’expliquent par des problèmes structurels liés à l’organisation et à la gestion des systèmes statistiques nationaux et aussi à des problèmes conjoncturels comme l’instabilité politique et ou sécuritaire, etc.

…malgré les efforts nationaux et le soutien international

Si la période 2000-2015 a été favorable au développement de la statistique officielle grâce notamment aux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), elle s’est inscrite comme un des piliers essentiels de la période Post 2015 comme le démontre l’objectif 17 des Objectifs de Développement Durable (ODD) qui prennent le relais des OMD pour les 15 prochaines années.

En effet, le premier rapport de suivi des OMD est survenu 5 ans après le lancement du processus. Pour pallier à ce manque, la communauté internationale a décidé de mettre la statistique au cœur de la période post 2015 en faisant d’elle un des objectifs principaux des ODD à travers son objectif 17.18 en continuant d’appuyer des appareils statistiques des pays en développement à travers la mise en œuvre des Stratégies Nationales de Développement de la Statistique (SNDS,) qui se sont généralisées dans tous les pays en développement. Aujourd’hui, plus de 100 pays en développement ont déjà mis en œuvre une SNDS et certains en sont déjà à leur deuxième.

Toutefois, malgré les efforts accomplis, le travail à accomplir reste encore énorme et le temps et les ressources, eux comme d’habitude, reste limités. Cette situation a incité la communauté internationale à appeler une Data Revolution pour pallier au problème de données de bonne qualité et disponible en temps réel.

La Data Revolution : une Evolution plus qu’une Révolution !

La Data Revolution, une expression de plus en plus évoquée dans la communauté du développement international, dans les médias et considérée comme un moyen, sinon le moyen, pour mettre à disposition des décideurs, les statistiques qu’il faut, quand il faut et dans le format adéquat. Mais de quoi s’agit-il réellement ?

En réalité, la data révolution ou révolution des données a déjà commencé. Pour beaucoup, Data Revolution rime surtout avec utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, notamment l’utilisation des téléphones portables, des tablettes, des PDA, etc. dans la collecte et la production des statistiques officielles et d’indicateurs socioéconomiques.  Ceci n’est pas une pratique nouvelle en soi : à titre d’exemple, le dernier Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) en 2013 du Sénégal a été réalisé à l’aide de PDA. Grace à ce procédé, les résultats ont été publiés quelques mois après la fin de l’opération, contraire à 2002 où les résultats n’ont été finalisés que 3 ou 4 ans plus tard. En Afrique de l’Est, UN Global Pulse,  UN World Food Programme (WFP), l’Université Catholique de Louvain et Real Impact Analytics grâce à des données extraites de l’achat de crédits de communication (ou « top-up ») et de l’activité de téléphonie mobile dans un pays d’Afrique de l’Est, ont estimé l’état de la sécurité alimentaire du pays[2].

Au-delà de l’utilisation des technologies, c’est surtout une évolution dans l’organisation et la gestion des institutions, ainsi que dans la planification de la production statistique qui est visée avec la Data Revolution. En effet, les nouveaux défis auxquels font face les États demandent de penser autrement la production des statistiques et de tenir compte des acteurs notamment le secteur privé qui, autrefois, étaient à l’écart du système. Il s’agit par exemple de mettre en place des Partenariats Public-Privé entre les sociétés privés qui disposent de grandes base de microdonnées actualisées, comme les sociétés de téléphonie mobile, et les INS pour la production d’indicateurs socioéconomiques permettant d’informer les décideurs politiques sur le niveau de bien-être des populations comme c’est le cas avec le Projet D4D au Sénégal. C’est aussi considérer l’utilisation de sources de données non traditionnelles comme celles provenant d’internet, des réseaux sociaux, des emails et aussi l’utilisation des méthodes d’analyse de big data.

Il s’agit aussi de penser à la mise en place de plateforme d’échange pour faciliter la communication et le partage d’information pour coordonner la réponse et l’action humanitaire ainsi que la constitution de réseaux d’experts en prévision de la gestion de crises humanitaires dans les pays à risques comme les petits états insulaires, les états fragiles etc. Également, l’utilisation d’images satellites pour capter l’information disponible dans zones difficilement joignables, ainsi que la mise à disposition des données disponibles auprès des administrations publiques et sans restrictions sont aussi préconisées comme  essentielles à la Data Revolution.

Le projet Informing Data Revolution (IDR) initié par la Fondation Bill et Melinda Gates et réalisé par PARIS21 a permis de répertorier une multitude d’innovations déjà opérationnelles ou en cours de  réalisation dans toutes les régions du monde et qui peuvent être adaptées à d’autres régions du monde comme l’Afrique subsaharienne où la question d’informations fiables se posent avec accuité.

De la nécessité d’assurer les fondamentaux !

La Data Revolution peut apporter beaucoup à la production de statistique officielle dans les pays en développement mais ne réglera pas tous les problèmes de données. Et elle risque d’être encore moins effective si les fondamentaux nécessaires ne sont pas mis en place. En effet, un récent rapport intitulé « Data For Development » produit en 2015 par une large coalition d’experts du développement provenant de SDSN, Open Data Watch, CIESIN, PARIS21, Banque Mondiale, UNESCO a estimé à 1 milliard US$ par an, le montant total nécessaire aux 77 pays à faibles revenus dans le monde pour mettre en place un système statistique capable de leur permettre de suivre et de mesurer les ODD. Aujourd’hui, le soutien à la statistique provenant des bailleurs de fonds s’élève à 300 millions US$ et un effort supplémentaire de 200 millions US$ leur est demandé pour couvrir les besoins supplémentaires des pays en développement dans le cadre des ODD. Le reste de la facture devra être payée par les pays en développement grâce à la mobilisation de ressources internes et des moyens innovants de financement.

Tout partira donc d’un engagement politique fort provenant du plus haut sommet de l’État au service la statistique avec à la clé des moyens importants et surtout financiers. Sans financement adéquat, les INS des pays en développement ne disposeront toujours pas d’un environnement de travail de qualité avec des locaux connectés à internet, d’ordinateurs performants capables d’exécuter des analyses big data, des outils de collectes performants capable d’accélérer la vitesse de la production statistique. Mais surtout, le manque ressources humaines se fera toujours sentir car il faut pouvoir disposer des statisticiens compétents, dont la formation est assez onéreuse, pour accomplir les activités de production de statistiques officielles mais aussi il faudra pouvoir les retenir car la concurrence du secteur privé  et des organisations internationales est de plus en plus rude, ces derniers offrant le plus souvent des rémunérations et des conditions de travail attrayantes sur lesquelles les INS ne peuvent pas toujours s’aligner.

Un autre aspect fondamental est l’amélioration de la coordination entre les membres du système statistique national pour favoriser une meilleure gestion et programmation des activités de production des statistiques officielles ainsi qu’un meilleur partage de l’information. Aussi, une meilleure coordination favorisera une harmonisation des concepts statistiques, des procédures de collecte et un contrôle efficace de la qualité des différentes données produites par les différents acteurs du système statistique national.

C’est seulement quand ces fondamentaux seront mises en place que la Data Revolution aura un véritable impact sur la production des statistiques officielles en Afrique et permettra aux décideurs et utilisateurs de données de disposer des données de qualité, quand il faut et dans le format adéquat.

Écart entre riches et pauvres au Sénégal, les dessous d’une cohabitation difficile!

091_G3962_color_meszarovitsQuatrième économie de l’Afrique de l’Ouest, derrière le Nigéria, la Côte d’Ivoire et le Ghana, le Sénégal voit prospérer depuis l’an 2000 une certaine classe d’hommes et de femmes d’affaires richissimes. D’une part, il suffit de flâner dans le tout nouveau centre commercial de Dakar, le Sea Plaza, pour remarquer la tendance : loisirs, habillement, cosmétiques…De l’autre, des quartiers de la banlieue comme Yeumbeul, Gounass ou les villages en profondeur du pays laissent trainer une pauvreté extrême. Les riches aident ils les pauvres au Sénégal ?

Les grandes marques ont désormais leurs boutiques sur place. « L’Oréal a ouvert un bureau au Sénégal avec un représentant », confirme un consultant dakarois. BMW, Mercedes… « Les ventes progressent car le pouvoir d’achat croît », assure Edward Gonfray, responsable de la marque Mercedes-Benz pour le Sénégal, le Mali et la Guinée. Mais le luxe, ce n’est pas seulement acheter des biens ou habiter de belles villas, c’est aussi une opulence qui se veut visible.

Tout cela génère de nombreuses inégalités sociales au sein de la populations sénégalaise. C’est un phénomène assez répandu en Afrique où les plus nantis envoient leurs enfants dans les meilleures écoles et universités du monde au moment où les plus pauvres peinent à avoir de quoi nourrir la famille. « Ndogalou Yalla la – c’est de la volonté divine » comme aiment le dire les Sénégalais.

D’après le rapport Doing Business 2011, les 5 % des ménages les plus riches s’accaparent de 47 % des revenus alors que 80 % des gens les plus pauvres réussissent à se partager 28 % des revenus.

Le Sénégal est un État prébendier, c’est à dire que conquérir le pouvoir équivaut au contrôle des sites d’accès à la richesse nationale. Dans un ce type d’État, le Président de la République est le gardien de la porte qui mène aux prébendes, prestiges et privilèges et donc peut enrichir qui il veut.

Dans le contexte économique actuel, être milliardaire est le fruit de travail de toute une vie voire de plusieurs générations. Mais la politique est devenue un raccourci pour devenir milliardaire depuis l’an 2000. « Un pays a besoin de milliardaires ». C’est ainsi que le président sortant Abdoulaye Wade lors d’un entretien sur Africa7 parlait. Ajoutait-il : « je ne récuse pas les riches. Je n’ai jamais vu un pays qui se développe avec les pauvres. Même en Occident, il faut des riches pour investir». L’ancien chef de l’État avoue même qu’avec son avènement à la tête du pays, beaucoup se sont enrichis mais réinvestissent dans le pays. Au Président Wade de confirmer qu’il existe «une classe très aisée» et une autre «très pauvre». «On ne peut pas enrichir tout le monde à la fois. Même le bon Dieu ne l’a pas fait».

Des milliardaires dans un pays démontrent le dynamisme des affaires, attirent des investisseurs et contribuent à la création d’emplois. Une économie forte a besoin de consommateurs qui ont un fort pouvoir d’achat. La faible moyenne salariale mensuelle dans les entreprises formelles établie à 221 000 F Cfa en 2006 (ANSD 2006) et à 45 960F dans l’informel justifie le manque de pouvoir d’achat.

La Chine a commencé à émerger quand Deng Xiaoping a lancé son fameux “Enrichissez-vous”, mais il parlait du business. « Politiciens milliardaires » est un indicateur de pays pauvre et sous-développé. Or, l’émergence commence par la séparation des deux sphères, d’un côté les riches et de l’autre les pauvres. L’État crée les conditions d’un enrichissement général, mais n’a pas de vocation à servir de levier d’enrichissement à ceux qui contrôlent les destinées du peuple.

Makhtar Gueye

La loi anti-tabac au Sénégal : réelle avancée ou écran de fumée

JPG_Tabac Sénégal 230615Plus d’un an après l’adoption, par l’Assemblée nationale sénégalaise, d’une loi anti-tabac puis sa promulgation par le président Macky Sall, son effectivité se fait attendre. Les décrets et autres textes règlementaires d’application sont encore dans le pipeline administratif.

Retour sur les motivations de la loi

Selon le Docteur Abdou Aziz Kassé, président de la Ligue sénégalaise contre le tabac (Listab) : « le tabac représente la plus grande menace en matière de santé, dans le monde. C’est la seule substance qui, utilisée comme le dit le vendeur, tue la moitié de ses usagers ». Les estimations font, en effet, cas de 100 millions de personnes tuées par le tabac au cours du siècle dernier. Sept millions de personnes en meurent chaque année ;  soit plus que le SIDA (2,1 millions) et le paludisme (0,6 Million) réunis. Le Dr Kassé ajoute que les fumeurs font 600 000 victimes par an (soit autant que le paludisme) dans leur entourage immédiat c'est-à-dire les conjoints, les enfants, les contacts et les proches.

Ainsi, de nombreux  spécialistes et organismes de recherche s’accordent sur une prévision : si des mesures drastiques ne sont pas prises, le fléau entrainera 1 milliard de morts au cours de ce 21ème siècle et c’est « pour éviter ce véritable génocide, ajoute le président de la Listab, que l’OMS a proposé à l’ONU une convention cadre définissant toutes les stratégies efficaces de lutte contre l’épidémie de tabagisme. L’ONU a adopté, en 2003, ce traité majeur qui demeure, à ce jour, le seul traité de santé adopté. »

Le Sénégal avait déjà voté une loi, en 1981, sur l’interdiction de la publicité relative au tabac et de son usage dans les lieux publics. Cette loi n’a pas eu les effets escomptés. Elle subira même des modifications, en 1985, qui feront sauter l’interdiction de fumer dans les lieux publics pour ne garder que l’aspect lié à la publicité. En 2004, le pays a ratifié la Convention Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. « Par cette ratification, le Sénégal était juridiquement lié par l’ensemble des dispositions du Traité, et s’est mis dans l’obligation de transposer ladite Convention-cadre en droit interne (Article 5.2 b CCLAT), avec des dispositions tendant à la protection des populations contre les méfaits du tabagisme et contre l’exposition à la fumée du tabac.

« Les différents gouvernements qui se sont succédé au cours des deux mandats du président Abdoulaye Wade (entre 2000 et 2012) n’avaient fait aucun effort pour respecter ces engagements» explique le Dr Kassé. Toutefois, à partir de 2008, la société civile va  accompagner les autorités dans la rédaction d’un texte de loi réglementant la production, la distribution et l’usage du tabac. La loi de mars 2014 constitue l’aboutissement du processus.

Le contenu de la loi

Le contenu de la loi peut-être décliné en cinq points : l’interdiction de toute forme d’ingérence de l’industrie du tabac dans la définition des politiques de santé, l’interdiction de toute forme de publicité, promotion ou parrainage qu’ils soient  directs ou indirects, l’affichage des avertissements sanitaires indélébiles, écrits avec des photos en couleur, sur 75% des principales faces de tout emballage de tabac et de produits du tabac, l’interdiction totale de fumer dans tous les espaces publics et ouverts au public, sans espace dédié aux fumeurs, l’adoption d’une taxation forte conforme aux dispositions communautaires de la CEDEAO et qui devrait être révisée, tous les ans, et indexée sur le coût de la vie.

Le ministre de la Santé, Awa Marie Coll Seck, s’est battu pour, dit-elle, « permettre à certains établissements d’avoir un endroit où les personnes qui veulent fumer pourraient se retirer ». De l’avis du Dr Kassé, sans cet « unique point noir », le Sénégal aurait eu la meilleure loi du monde.

Pour le Pr Abdoulaye Diagne, Directeur Exécutif du Consortium pour la Recherche Economique et Sociale (CRES) : « l’acquis majeur de cette nouvelle loi est l'interdiction de fumer dans les espaces publics ainsi que la possibilité donnée à l’autorité administrative locale d’entériner l’interdiction de l’usage du tabac dans sa localité en cas de menace de trouble à l’ordre public ». De son point de vue « cette dernière disposition permettra aux autorités locales, notamment des villes religieuses, d'interdire sur une base légale l'usage du tabac si cette mesure est sollicitée par les populations ».

Où se situent les blocages ?

Haoua Dia Thiam, présidente de la Commission Santé de l’Assemblée nationale, estime que les parlementaires qui ont porté cette loi ont « rempli leur part du contrat en faisant adopter un bon texte après un important plaidoyer auprès de leurs collègues ». Elle pense que la balle est désormais dans le camp de l’Exécutif. Au ministère de la Santé, l’on assure que le processus suit son cours même si l’on reconnait quelques lenteurs liées, par exemple, à la lutte anti-Ebola qui, à un moment donné, avait mobilisé toutes les ressources. Le Dr Oumar Ba, point focal de la lutte anti-tabac dans ce ministère explique : « certaines dispositions de la loi sont déjà entrées en vigueur, seulement les populations ne se les sont pas appropriées. Pour d’autres, il faut des décrets et des textes réglementaires interministériels d’application. Nous travaillons sur neuf textes parmi lesquels trois sont déjà achevés et mis dans le circuit administratif ». Les considérations prises en compte par ces textes vont de la définition de ce qu’est un lieu public à celle des montants des amendes en cas de violation de la loi en passant par les prérogatives des forces de l’ordre en la matière.

Le Pr Abdoulaye Diagne du CRES comprend les lenteurs notées dans le processus. « Ces textes, explique-t-il, s’avèrent parfois assez complexes et leur rédaction requiert l’appui technique d’experts pour prendre en compte tous les aspects y afférents. Le ministère de la Santé est à pied d’œuvre mais il a besoin de soutien technique »

Les responsables dudit ministère ainsi que des parlementaires reconnaissent l’ingérence de l’industrie du tabac qui avait déjà réussi à s’inviter aux débats lors de la rédaction de la loi et qui, aujourd’hui, ferait un intense lobbying pour entraver le processus.

Sylviane Ratte, conseillère technique à L’Union internationale contre le tabac et les maladies infectieuses met en garde les autorités sénégalaises : « ce qu’elles doivent savoir c’est que la stratégie de l’industrie du tabac est  principalement d’intimider, de menacer, de faire du chantage économique, tout cela sur la base de données fausses ou tendancieuses ». Et de poursuivre : « les autorités sénégalaises ne devraient pas tomber dans les pièges de l’industrie du tabac. Celle –ci, non contente de tuer 6 millions de personnes chaque année et de créer des souffrances partout dans le monde,  exagère grossièrement son apport aux Etats, sa contribution à l’emploi et  ne parle jamais du coût social du tabac ».  Ce coût social consiste en des pertes en vies humaines, des dépenses élevées sur les soins de santé, une perte de productivité. 

Racine Assane Demba

Décentralisation et gouvernance au Sénégal : comment stimuler le développement territorial

Décentralisation SénégalLe rôle des exécutifs locaux est de réaliser des actions de développement innovantes dans les domaines de compétence qui leur sont attribués. Au Sénégal, la décentralisation territoriale a obéi au souci de l’Etat central de contrôler de près l’action des collectivités locales depuis la première réforme de 1972 (Acte 1) et la création de la « communauté rurale ». L’État confie la gestion foncière au Président de conseil rural, mais conserve un fort contrôle de légalité de ses actes. Par la suite, la régionalisation opérée en 1996 (Acte 2) a doté la région, nouvelle entité locale, d’une autonomie de gestion administrative et financière pour désengorger la capitale du pays, Dakar. L’Etat central garde cependant toujours un contrôle de légalité étroit, majoritairement a posteriori. Avec l’Acte 3 de la décentralisation, qui a pour ambition d’ « organiser le Sénégal en territoires viables, compétitifs et porteurs de développement durable » (selon l’exposé des motifs de la loi 2013-10), les communautés rurales deviennent des communes de plein exercice et les régions disparaissent. Parallèlement, des pôles-territoires sont dessinés entre des zones porteuses de logique économique : le Pôle Casamance, territoire test, pour le potentiel en industrie, élevage, tourisme et agriculture ; le Pôle Diourbel-Louga pour l’agriculture et l’élevage ; le Pôle Fleuve Sénégal pour l’hydroélectricité, la riziculture,  le maraichage, l’industrie agro-alimentaire et la pêche ; le Pôle Sine Saloum, bassin arachidier, pour ses ressources halieutiques, touristiques et agricoles ; le Pôle Sénégal Oriental pour le tourisme et les exploitations minières ; Le Pôle Dakar-Thiès, pour ses potentiels industriels, le maraîchage, la pêche, l’artisanat, le tourisme et les services publics.

Ce nouveau découpage jette une passerelle entre deux objectifs : autonomie administrative des communes et urbanisation harmonieuse qui doit combler les faiblesses apparues dans le passé. Il rompt avec le transfert strict de domaines de compétences aux collectivités locales sans l’octroi de moyens qui devaient l’accompagner. Dès lors, les maires élus sous l’ère de l’Acte 3 doivent réaliser une réelle transition urbaine. Aux fonds de dotation de la décentralisation et fonds de concours des collectivités locales, des moyens financiers provenant de bailleurs de fonds et de places financières sont mobilisables.

Avec l’Acte 3, les autorités cherchent premièrement une meilleure cohérence territoriale en mettant fin aux disparités entre communes et communautés rurales, ce qui permettrait d’effacer les différences statutaires, de démocratiser davantage l’intervention des exécutifs locaux sur le plan international et d’équilibrer l’allocation des ressources provenant de l’Etat. Cela permettrait également de se conformer aux directives de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), sur l’harmonisation des appellations des collectivités territoriales. Deuxièmement, dans une démarche de coopération intercommunale, le département permettrait, d’une part, d’adapter la planification au niveau régional afin de  faciliter son appropriation par les échelons communaux ; et d’autre part, de servir de cadre de mise en œuvre des projets territoriaux et des politiques publiques, dont la réalisation dépasse le cadre d’une commune, par la mutualisation des ressources, des énergies et des moyens de toutes les communes du département. Enfin, le regroupement des régions en pôles de développement permet de valoriser les potentialités de chaque territoire et les mobiliser au service du développement local.  Ainsi, cette nouvelle réforme pourrait donc entraîner, à terme, des changements profonds dans la régulation territoriale à travers une « reterritorialisation » de l’action publique, l’amélioration des relations entre l’Etat et les collectivités locales, et poser ainsi les bases d’un développement par le bas, moins contrôlé.

D’un autre côté, il est question de revoir, dans cette réforme, le profil de l’exécutif local et le mode de financement des collectivités locales à travers la mise sur pied d’un Fonds de dotation de la décentralisation. Il s’agira également de renforcer le nombre de compétences transférées aux collectivités locales et de supprimer le cumul des mandats. Tout ceci montre donc que l’Etat central a réformé le cadre institutionnel, organisationnel et financier des territoires pour faire de la décentralisation un véritable outil de développement. La balle est donc dans le camp des maires et présidents de conseil départemental pour mettre à profit les nouvelles possibilités (communalisation, pôles-territoires) offertes par l’Acte 3 pour rendre leurs territoires plus performants dans la mobilisation de ressources humaines et financières.

La réussite du Plan Sénégal Emergent (PSE) passe nécessairement par le développement territorial. L’Acte 3 constitue le répondant territorial au changement de paradigme contenu dans le PSE. Il importe dès lors pour les exécutifs locaux (maires et présidents de conseil départemental) de s’approprier des opportunités offertes par le nouveau cadre institutionnel pour leurs territoires. Il faudra élaborer des programmes de développement local selon les ressources et spécificités des collectivités : exploitation minière à Kédougou/Tambacounda, aménagements touristiques à Dakar/Thiès/Ziguinchor/Kolda/Saint-Louis, productions agricoles et pêche à Fatick/Kaolack/, élevage et riz et à Diourbel/Louga/Podor, phosphates et zinc à Matam,  etc. C’est ainsi que les moyens de l’Acte 3 s’articuleront harmonieusement aux ressources du PSE. 

Magatte Gaye & Mouhamadou Moustapha Mbengue