La Légende de Césaire

 

Un essayiste talentueux et inspiré devrait un jour, réaliser une biographie croisée d'Aimé Césaire et d'Octavio Paz. Des écrivains que ce malheureux vingtième siècle nous a donné, ces deux hommes représentaient une anomalie : à la fois poètes de talent et essayistes de génie; marginaux couverts de gloire, radiologues exaltés et impitoyables de deux "civilisations" – la "nègre" et la "mexicaine", maîtres de leurs langues, étoiles errantes du surréalisme et hommes de gauche en rupture de communisme. Avec Le Labyrinthe de la Solitude, recueil d'essais publié en 1950, Paz établissait une véritable psychanalyse de la société mexicaine (mythologie, psyché, conscience politique, aspirations artistiques). Cette même année, Césaire redigait le célèbre Discours sur le colonialisme, réquisitoire précis, sec et implacable non seulement contre le fait colonial, mais aussi contre le discours colonial, la mentalité du colon, la prose et la pensée des civilisations "colonisatrices". L'un des poèmes les plus célèbres de Paz s'intitule "Piedra de Sol". C'est un long texte cyclique, qui évoque le calendrier Aztèque [Pierre du Soleil], l'éternel retour en courts vers pleins, finis, autosuffisants. Le Cahier d'un retour au pays natal est aussi une brillante divagation sur cette même obsession. Tous deux sont décédés à dix ans d'intervalle, presque jour pour jour (19 avril 1998 pour Paz et 17 Avril 2008 pour Césaire) La plupart des gens que j'admire ont la bizarre habitude de mourir en avril (Desproges, Revel, Césaire, Paz, Emerson — qui a dit Mussolini? )

Le souvenir de Césaire est d'autant plus brûlant aujourd'hui, jour d'élection présidentielle en France. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'aurait dit Césaire? Qu'aurait-il fait? Qu'aurait-il pensé de tout ça. Celui qui avait rompu avec pertes et fracas du Parti Communiste Français en 1956, aurait-il compris le renouveau de l'extrême gauche ? Le farouche anti-colonialiste aurait-il toléré les hérauts du Discours de Dakar? Qu'aurait-il dit de l'accueil que la presse de droite réserva au médiocre "sanglot de l'homme noir" d'Alain Mabanckou? Qu'aurait-il pensé de Patrick Lozès et de ses velléités étouffées de candidature à la présidentielle? Qu'aurait-il pensé de la "norvégienne ménopausée"? La façon dont on s'empressait de transporter sa dépouille au panthéon… Qu'aurait-il pensé de tout ça?

J'ai eu beaucoup de mal avec le Césaire des derniers jours. Le côté icône, vieux gri-gri, "nègre fondamental", Mandela des Caraïbes me les gonflait prodigieusement. Et puis j'ai compris. Son dernier cri : "nègre vous m’appelez et bien oui, nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le nègre vous emmerde" n'est pas moins fort, moins poétique que les "armes miraculeuses", juste plus impatient. Il était devenu impatient sur la fin, parce que la bêtise revenait plus forte encore que jamais. Paz aussi sur la fin, perdit définitivement patience avec les démissions des intellectuels de son temps, incapables de construire une défense morale de la démocratie en Amérique Latine. Les esprits vraiment supérieurs deviennent assez intolérants sur le tard. C'est à cela qu'on les reconnaît.

 

Joël Té-Léssia