Scholastique Mukasonga, portrait : les origines d’un génocide, à corps et à mots (2)

Scholastique Mukasonga va consacrer ses trois premiers ouvrages (Inyenzi ou les cafards, 2006, La Femme aux pieds nus, 2008, L’Iguifou, 2010)  à régler ce problème de mémoire lié au génocide, à ses disparus sans corps ni sépulture, à l’annihilation de presque tout un peuple, une culture.

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Mais elle ne s’arrête pas après ça, elle continue son travail d’écriture car le génocide a fait d’elle une écrivain. Le roman lui permet d’exister et de retrouver le gout de la vie. Elle écrit alors Notre-Dame du Nil, un premier roman centré autour d’une année scolaire, une saison des pluies, en 1972/1973, dans un lycée au nom éponyme, situé dans des collines rwandaises isolées, près des sources du Nil, autour de ses élèves, des enseignants européens et des religieuses belges. Le Lycée Notre-Dame du Nil est un pensionnat d’élite pour des jeunes filles appelées à être la future élite féminine du pays et le roman les observe évoluer tout au long de cette année, décryptant leur vie quotidienne, leurs désirs, leurs réseaux d’amitiés, de rivalité et de haine aussi, de haine surtout. Car il y est question du génocide ou, plutôt, des prémices du génocide ; il s’agit de développer les origines, la matrice, la complexité de cette obsession identitaire qui va procéder à une dislocation de la société et amener droit au génocide. Le roman est construit en huis clos avec une unité de temps et de lieu – un microcosme parfait de la société rwandaise d’alors : c’est tout le Rwanda qui se trouve dans les murs du lycée Notre-Dame du Nil – qui évoque l’isolement qu’a connu le Rwanda au moment du génocide.

Le roman s’ouvre sur l’arrivée au lycée des pensionnaires, la plupart dans des voitures luxueuses, la plupart Hutu. Parmi elles, cependant il y en a qui dénotent : c’est le quota ethnique. 10% de Tutsi seulement étaient autorisés dans chaque établissement. Veronica et Virginia seront celles-là. Scholastique Mukasonga ne fait pas de mystère longtemps sur sa véritable problématique : « C’est cela le quota : vingt élèves, deux Tutsi et, à cause de cela, j’ai des amies, des vraies Rwandaises du peuple majoritaire, du peuple de la houe, qui n’ont pas eu de place en secondaire. Comme mon père me le répète, il faudra bien nous débarrasser un jour de ces quotas, c’est une histoire de Belges ! »[1]. Gloriosa, c’est elle qui tient ces propos, est une fille de ministre, plus intéressée par la politique et ses remugles identitaristes que par sa scolarité, elle se sent habitée par une mission selon elle plus haute : préparer l’éradication des Tutsi du lycée. C’est sans aucun doute le personnage le plus terrible du roman, celui qui symbolise la haine, le refus de l’autre, aveuglément, c’est un personnage-somme de tous ceux obsédés par cette même haine. Veronica et Virginia seront les deux Tutsi de la classe de terminale, immédiatement visées par Gloriosa qui en fait son affaire personnelle, mais ostracisées par tous, élèves hutus mais également, étrangement d’abord par le personnel religieux et professoral qui, au mieux ferme les yeux, au pire s’en mêle : « De plus, comme elle était Tutsi, la tasse lui parvenait la dernière. »[2], « Tu veux bien te taire, se fachait Sœur Lydwine, ils ont vécu il y a bien longtemps quand tes ancêtres n’avaient pas encore mis les pieds au Rwanda. »[3], «  Il n’y a que les Tutsi pour danser devant le diable »[4], « Un diplôme tutsi ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les blancs. C’est le quota. »[5], tout un véritable leitmotiv de la construction d’une haine de l’autre.

L iguifouNotre-Dame du Nil est un tissage de petites scènes légères, anodines, drôles ou plus graves de la vie dans le lycée, la vie quotidienne faite des cours, des tâches, des repas, des amourettes et des visites le dimanche au tailleur ou aux guérisseurs de la région mais aussi les évènements singuliers, ceux qui marquent la vie réglée des pensionnaires, comme l’arrivée de professeurs français hippies dans ce lycée de haute morale, la grossesse de l’une des élèves, le jour de la fête du lycée à la source Notre-Dame du Nil, une visite aux gorilles, habitant des forêts voisines, celle tant espéré, tant rêvé de la reine belge, Notre-Dame du Nil est un tissage de tout ça et, dans le même temps, entrelacée, la menace qui pèse sur les Tutsi du lycée, menace de plus en plus prégnante, de plus en plus lourde et précise.

Gloriosa va distiller d’une manière de plus en plus ostentatoire, sa haine du Tutsi, et ce qui commence comme un acte militant grotesque –détruire le nez aux allures trop tutsi de la statue de la vierge noire de la source du Nil – se terminera dans un bain de haine, pratiquement de sang. De mensonges en accusations, Gloriosa amène un climat de suspicion et de violence jusqu’à une démence collective qui conduira tous les jeunes Hutu des environs à se regrouper et à s’armer pour chasser, si ce n’est battre, violer, tuer les étudiants Tutsi : « Gloriosa déclara qu’elle ne voulait plus ouvrir la bouche devant des Inyenzi. Désormais elles mangeraient après les vraies Rwandaises. On prendrait soin de leur laisser le quota de nourriture que le peuple majoritaire concédait encore à des parasites. […] Gloriosa décréta aussi que personne ne devait plus adresser la parole aux Tutsi-Inyenzi, qu’il fallait les empêcher de communiquer entre elles. »[6], et puis « Gloriosa […] ajouta que le lycée Notre-Dame du Nil ne tarderait pas à suivre l’exemple des courageux militants qui s’étaient levés dans les écoles et les administrations pour débarrasser le pays des complices des Inyenzi. »[7]. Et cela jusqu’à ce que le message soit clair pour tous, comme le souligne Veronica : « dans tout le pays on a lancé la chasse aux fonctionnaires et aux étudiants tutsi. Bientôt ce sera le tour du lycée Notre-Dame du Nil, pourquoi y échapperait-on ? L’épuration finira en beauté par le lycée de l’élite féminine[8]. L’épuration n’aura pas lieu cette fois-là mais vingt ans plus tard, ces années là sont encore celles de la montée de la haine, il y a les signes précurseurs du génocide mais pas sa systématicité encore. Mais tout le monde n’en réchappe pas, pas Virginia en tout cas qui finira torturée, violée, assassinée. De ces évènements dramatiques Immaculée, élève hutue « modérée » conclura d’une phrase tragique pour l’humanité :« à présent j’ai peur de tous les hommes, je sais que chaque être humain cache en lui quelque chose d’horrible »[9] et elle préférera aller vivre auprès des gorilles que des hommes.

Bien sûr il a là, dans ces évènements historiques de 1973 où l’on a chassé les élèves tutsi des écoles, une part autobiographique dont on peut trouver les résonnances dans ses précédents ouvrages lorsqu’elle évoque ses années étudiantes.

Ce qui saute également aux yeux dans Notre-Dame du Nil c’est la responsabilité que Scholastique Mukasonga redonne aux colonisateurs dans le génocide. Ceux-ci avaient les premiers créé une division au Rwanda en fabriquant des ethnies là où il n’y en avait pas, Hutu et Tutsi n’étant jusque là que des catégories socioprofessionnelles qui étaient flexibles, le Hutu pouvait devenir Tutsi et vice versa, et ce jusqu’en 1930 lorsque l’instauration de la carte d’identité ethnique a juridiquement figé la population dans un statut de Hutu ou de Tutsi. Le colonisateur considérait en effet les Tutsi comme une race supérieure venue du nord du Nil, le Tutsi ne pouvait pas être nègre car il dirigeait le royaume et que le nègre n’aurait pas été capable de concevoir un pouvoir : « il y avait deux races au Rwanda. Ou trois. Les blancs l’avaient dit, c’est eux qui l’avaient découvert. Ils l’avaient écrit dans leurs livres. Des savants qui étaient venus exprès pour ça, qui avaient mesuré tous les crânes. Leurs conclusions étaient irréfutables. Deux races : Hutu/Tutsi, Bantu/Hamite. »[10]. Les coloniaux s’appuieront sur la minorité Tutsi pour les représenter devant la population rwandaise, de fait les chefs Tutsi seront perçus comme le colonisateur, les Hutu mis à l’écart et ce jusqu’aux velléités d’indépendance des Tutsi dans les années 50 : les colonisateurs forment les Hutu à la hâte pour les mettre au pouvoir et pointent du doigts les Tutsi comme des personnes dangereuses dont il faut se débarrasser. C’est ce fantasme, ces idéologies raciales et coloniales qui seront considérés par la république hutue comme l’histoire authentique du Rwanda.

mukasongainyenziLa responsabilité des colonisateurs est symbolisée par deux personnages très important dans le roman. Le Père Herménégilde d’une part qui est fier « d’avoir contribué à la révolution sociale qui avait aboli le servage et les corvées. S’il ne faisait pas partie des signataires du Manifeste des Bahutu de 1957, il en était, et cela sans se vanter, l'un des principaux inspirateurs »[11]. Il n’aura de cesse de nourrir le discours de haine de Gloriosa jusqu’à tancer lui-même les étudiantes de « chasser les tutsi du lycée [et de leur] donner de bons coups de baton »[12]. M. de Fontenaille d’autre part, artiste fou/planteur de café et voisin du lycée, qui s’est donné comme mission de sauver la mémoire de Tutsi, qu’il imagine être des Egyptiens, des Pharaons noirs, descendants d’Isis et d’Osiris. Son devoir de mémoire à lui, mythologique, apocryphe et affabulatoire, s’oppose à celui de Scholastique Mukasonga qui veut rendre le Rwanda à tous les rwandais.

Cette responsabilité on la retrouve encore au moment du génocide lorsque tout le monde a fermé les yeux sur les massacres en train d’être perpétués, et à travers la voix de Veronica, Scholastique Mukasonga se fait prophétique et accusatrice : « Et à l’intérieur du lycée ne compte sur personne. La mère supérieure s’est déjà enfermée dans son bureau pour ne rien voir. Les professeurs belges continueront imperturbablement leurs cours. Les Français, […] obéiront aux consignes de leur ambassade : pas d’ingérence, pas d’ingérence ! Quand les tueurs se jetteront sur nous, certains diront : en Afrique, ça a toujours été comme ça, des tueries de sauvages auxquelles il n’y a rien à comprendre. »[13]

Scholastique Mukasonga confiait ainsi au micro de RFI :  

« Ce sont les Rwandais qui avaient les machettes, mais la création de la division vient de l’extérieur. Qu’est-ce que je recherche dans l’écriture de Notre-Dame du Nil ? Je recherche à m’inscrire dans la réconciliation du peuple rwandais. Malheureusement, tous les Rwandais, bourreaux comme victimes, nous avons été trompés, nous avons été manipulés. A un moment donné, on se trouvait coincés dans des choses où on nous a parqués. Donc on a créé la création des Hutus et des Tutsis. Les mots existaient. Mais la création de la division vient de l’extérieur. Il y a aussi la création de la carte d’identité ethnique en 1930. Qui a créé cette carte d’identité ? C’est le colonisateur belge qui était en place. Ce jour-là, on a créé un fossé. On a mesuré les crânes, on a mesuré la longueur du nez et on a tiré des conclusions que le Tutsi est complètement différent du Hutu et qu’il vient d’ailleurs. D’où le personnage de Fontenay qui parlait des pharaons noirs. »

Notre-Dame du Nil est avant tout une recherche de réparation et réconciliation de l’auteur avec elle-même puis avec son peuple, ses compatriotes rwandais, tous victimes de cette mythologie coloniale, de réconciliation avec l’histoire du Rwanda. Elle insiste sur l’importance de retrouver l’unité originelle car tous sont rwandais et partagent la même culture, qu’ils avaient toujours vécu sereinement ensemble jusque là.

Ce passage au roman était nécessaire car elle explique qu’un travail autobiographique enferme dans le « témoignage du dedans », il s’agit de sa propre souffrance et l’écriture ne se fait qu’en tant que victime, là où le roman aide à aller plus loin, il permet de dire les choses avec plus de liberté, une objectivité rendue possible par l’observation et la mise en scènes des évènements ; avec le roman l’écrivain devient « témoin du dehors », c’est-à-dire qu’il possède un regard distancié. Et c’est seulement par cette distance là qu’il est possible d’arriver à la conclusion nécessaire que tous ont été victimes, Tutsis et Hutus, pareillement manipulés, par la création et la division par l’ethnie là où il n’y avait pas d’ethnie.


Scholastique Mukasonga avait une mémoire à préserver. Elle a crié celle de tout son peuple sur le papier, pour que rien ne puisse être oublié. Ses romans ont été publiés, dès lors la mémoire de tous est devenue indélébile, les morts sont reconnus. Elle a reçu les prix Seligmann contre le racisme, prix Renaissance de la Nouvelles, prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer,  Prix Ahmadou-KouroumaPrix Renaudot, Prix Océans France Ô.

Décidément Scholastique Mukasonga a un nom predestiné.

Aurélie Torre

BIBLIOGRAPHIE :

Inyenzi ou les Cafards, Gallimard/Continents Noirs, 2006

La Femme aux pieds nus, Gallimard/Continents Noirs, 2008 — prix Seligmann contre le racisme

L'Iguifou, Gallimard/Continents Noirs, 2010 — prix Renaissance de la Nouvelles ; prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer

Notre-Dame du Nil, Gallimard/Continents Noirs, 2012 — Prix Ahmadou-Kourouma 20123 ; Prix Renaudot2012 alors qu'elle n'était pas sur la liste des romans retenus4 et le Prix Océans France Ô5,6

A paraitre : Ce que murmurent les collines, Gallimard/Continents Noirs


[1] Notre-Dame du Nil, p39, Editions Gallimard

 

 

[2] Notre-Dame du Nil, p47, Editions Gallimard

 

 

[3] Notre-Dame du Nil, p49, Editions Gallimard

 

 

[4] Notre-Dame du Nil, p76, Editions Gallimard

 

 

[5] Notre-Dame du Nil, p179, Editions Gallimard

 

 

[6] Notre-Dame du Nil, p255, Editions Gallimard

 

 

[7] Notre-Dame du Nil, p250, Editions Gallimard

 

 

[8] Notre-Dame du Nil, p252, Editions Gallimard

 

 

[9] Notre-Dame du Nil, p269, Editions Gallimard

 

 

[10] Notre-Dame du Nil, p105, Editions Gallimard

 

 

[11] Notre-Dame du Nil, p42, Editions Gallimard

 

 

[12] Notre-Dame du Nil, p268, Editions Gallimard

 

 

[13] Notre-Dame du Nil, p254, Editions Gallimard

 

 

Scholastique Mukasonga, portrait : les origines d’un génocide, à corps et à mots (1)

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Elle avait reçu un nom prédestiné. Scholastique, c’est l’enseignement, celui en l’occurrence de la philosophie du Moyen-âge, lui a été donné par un prêtre. Mukasonga, c’est son vrai nom donné par son père, celui qui compte, celui qui signifie point culminant.

Prédestiné d’abord car Scholastique Mukasonga a reçu de ses parents la mission de transmettre la mémoire de son peuple, de sa famille, d’enseigner aux autres leur histoire quand, en 1973, après qu’elle ait été chassée de l’école d’assistante sociale de Butare parce que Tutsi, ils ont choisi de l’envoyer au Burundi, d’en faire une survivante, qu’elle leur survive pour se faire la voix de leur histoire car ils se savaient, déjà, menacés. Et elle, plus tard, a choisi de sublimer sa voix, leur voix, entremêlées, dans la littérature. Ou pas vraiment choisi car, ainsi qu’elle l’a souligné, c’est le génocide qui a fait d’elle une écrivain, c’est un destin qu’elle n’avait pas pensé, elle n’a pas eu le choix de cette écriture. Elle a fait sien cet adage de Primo Lévi : survivre et témoigner sont inextricablement liés.

Scholastique insiste avant tout sur le fait qu’elle est une survivante, pas une rescapée. Parce qu’il n’y a pas eu de rescapés à Gitagata, son village, tous ont été massacrés, génocidés, machettés en 1994 dans cette folie qui a emporté près d’un million de Tutsi et de Hutu dits modérés en 100 jours. Tous les hommes mais aussi maisons, lieux, animaux, dans son village d’enfance tout a été éradiqué, il ne reste rien pour témoigner de l’existence de ces gens, des 37 membres de sa famille, qu’il y a eu même un village. Gitagata est devenu la colline de la mort. « Les tueurs se sont acharnés sur la maison jusqu’à en effacer la moindre trace. […] C’est comme si nous n’avions jamais existé [dit-elle]. Et cependant ma famille a vécu là. Dans l'humiliation, la peur de chaque jour, dans l’attente de ce qui allait survenir et que nous ne savions pas nommer : le génocide »[1]

De ça, de cette horreur il reste pourtant Scholastique. Avec en elle la culpabilité et l’injustice du survivant, les cauchemars et les questions qui tournent dans la tête : qu’est-ce qu’on a de plus pour être encore vivant, pourquoi est-t-on choisi par le destin pour porter cette histoire très lourde ? Quel sens donner à sa vie après ça ?

Alors elle a jeté ses mots sur le papier, sa mémoire, celle de sa famille, de tout le peuple de Nyamata disparu, dans une urgence pour ne pas oublier, que tout s’efface à jamais. Dans cette urgence elle écrit deux récits autobiographiques, Inyenzi ou les cafards (2006), La femme aux pieds nus (2008), ainsi qu’un recueil de nouvelles, L’Iguifou (2010), qui, tous, sonnent comme un double impératif intimement liés, celui du devoir de mémoire et celui de dresser un tombeau de papier, un linceul de mots pour ceux et celles qui sont mort sans corps ni sépultures. Car il fallait avant tout un lieu et un linceul pour rendre le deuil possible. Lorsqu’elle écrit Inyenzi ou les cafards, récit des persécutions qu'elle a vécues, c’est d'abord «  pour [elle], pour ne pas oublier. [Elle se]  disai[t] que si un matin [elle se] réveillai[t] incapable de raconter cette histoire, tous ces gens seraient vraiment morts ». C’est ce cri lancinant chez elle qui insuffle son écriture :

« où sont-ils à présent ? Dans la crypte mémoriale de l’église de Nyamata, crânes anonymes parmi tant d’ossements ? Dans la brousse, sous les épineux, dans une fosse qui n’a pas encore été mise au jour ? Je copie et recopie leurs noms sur le cahier à couverture bleue, je veux me prouver qu’ils ont bien existé, je prononce leurs noms, un à un, dans la nuit silencieuse. Sur chaque nom je dois fixer un visage, accrocher un lambeau de souvenir. Je ne veux pas pleurer, je sens des larmes glisser sur mes joues. Je ferme les yeux, ce sera encore une nuit sans sommeil. J’ai tant de morts à veiller.»[2]

RENAUDOTCar même si elle est de tradition orale, il semble que la parole ne suffise plus là où il y a eu génocide, que la transmission orale ne peut raconter l’irracontable. Avec le génocide on rentre dans le domaine de l’indicible. Elle pense au journal d’Ann Frank, elle visite le mémorial de Caen. Son cahier d’écolier ne la quitte plus, elle écrit, des mots qui sortent comme du venin de son corps.

Ses mots, récits, nouvelles, romans écrivent dans le même temps son autobiographie et l’histoire du Rwanda, elle décrit son enfance, sa jeunesse et les jalons du génocide. Sa vie et son écriture sont marqués au même fer de tous les épisodes sanglants du Rwanda. A la limite du dicible et de l’humain donc. Alors dans ce cri de survivante il y a très vite sa volonté de retracer, d’expliquer que ce million de morts n’était pas soudain, il s’explique, qu’il a des racines, beaucoup ont alerté, beaucoup en sont responsables.

Elle est née en 1956 au début de cette époque charnière qui a vu le discours de la haine anti-tutsi se mettre en place, s’institutionnaliser, se répandre dans toute la société rwandaise, époque où, juste après l’indépendance, la majorité Hutu, influencée par les plus extrémistes d’entre eux, prend les commandes du pays et se donne comme mission d’épurer la société des Tutsi, ces quelques 10% de la population sur lesquels les colons belges s’appuyaient. En 1960, sa famille est parmi celles déportées vers Nyamata, région inhospitalière et désertique du Rwanda, où nombre de Tutsi ont été parqué en 1960. Enfant, elle voit la fuite, elle raconte les maisons qui brulent, déjà les machettes, les massues, les torches, elle raconte comment ils ont été entassé dans des camions, sans que personne ne sache où ils allaient, comment elle lisait le désespoir dans le regard de sa mère, comment elle avait peur, déjà[3] ; et dès lors c’est le début de la fin, la machine de mort, d’annihilation qui se met en route, et cela, cette pression faite de menaces, brimades, insultes et tueries, cela à Nyamata, va devenir le quotidien de Scholastique, de sa famille, des Tutsis. Avec la déportation c’est d’abord la faim car ils n’avaient plus rien, il fallait tout reconstruire, tout planter, la soif car il n’y avait presque pas d’eau vers Nyamata, puis quand la vie se reconstruit peu à peu dans ce lieu hostile de l’exil intérieur, ce sont les militaires qui imposent la « terreur au quotidien » : patrouilles, tueries surprise, viols, grenades, menaces, humiliations, couvre-feu, arrestations arbitraires, insultes:

« Ils nous appelaient les Inyenzi – les cafards. Désormais à Nyamata, nous serions tous des Inyenzi. J’étais une Inyenzi »[4].

Des insultes qui sont en réalité autant de machettes linguistiques, qui sonnent déjà comme un prélude au génocide car inyenzi, cafard, déshumanise, animalise, renvoie les Tutsi au rang d’insectes nuisibles et indésirables et donc insectes que les véritables humains sont en droit de tuer, doivent tuer même, inyenzi c’est déjà un appel au meurtre. En choisissant cette insulte comme mot-titre Scholastique Mukasonga met en exergue cette manipulation politique qui disait aux Tutsi comme aux Hutu que les Tutsi n’avaient pas droit à la vie, qu’ils devaient être éradiqués par tous les moyens. Elle a grandi dans cette idéologie où elle ne se voyait pas comme un être humain mais comme un cafard, il y avait la deshumanisation, l’aliénation et l’acceptation de la mort, il n’y avait pas de lendemain ni d’avenir possible, notre vie était égale a la mort rappelle-t-elle.

Comme elle le souligne au long d’Inyenzi ou les cafards et de La femme aux pieds nus tous savaient que cela allait arriver, ils attendaient le jour fatidique. Vivre c’était déjà survivre.

Dès l’indépendance du Rwanda en 1962 « des milliers de Tutsi avaient été massacrés, plus de cent cinquante mille avaient fui dans les pays avoisinants, ceux qui restaient au Rwanda allaient être réduits à l’état de parias. A Nyamata, les réfugiés intérieurs étaient voués aux bienfaits de la « demokarasi » etnhique. »[5]. « Les mois de janvier et février 1964 virent une véritable préfiguration au génocide de 1994. […] La rivière Rukarara, avait-on dit  à ma mère était rouge de sang. »[6]. Scholastique grandit malgré tout dans ce climat et juste avant la fin de l’école primaire, en 1967, juste avant l’examen national qui permet de passer au secondaire, il y a un nouveau massacre prophétique de l’avenir, une vision de l'horreur qui la hante encore aujourd’hui, elle se terre avec ses sœurs, craint pour ses parents et lorsque tout rentre dans l’ordre « dans les fossés, il y avait des cadavres. Certains avaient été jetés là, d’autres avaient été charriés par les torrents qu’avaient formés les eaux de pluie. »[7] et lorsqu’il faut aller chercher de l’eau au bord du lac elle voit « les corps ligotés des victimes qui agonisaient lentement dans les eaux basses du lac, recouverts de temps à autre par le mouvement des vagues [et des sentinelles qui sont] là pour repousser les familles qui voulaient sauver leurs enfants ou au mois récupérer leurs corps [et] longtemps, en puisant de l’eau, [elle a] trouvé, dans [ses] calebasses, des lambeaux de chairs et de membres putréfiés »[8] : l’œuvre de la jeunesse révolutionnaire du parti unique : le MDR-Parmehutu.

MUKASONGA-Schola-photo-C_-Hlie-Gallimard-COUL-3-04_06-640x290Nyamata c’était tout ça mais aussi la vie quotidienne, les souvenirs heureux, comment la vie continuait, s'agençait malgré tout, parce qu’il y a ça que l’Homme est plus fort malgré tout, qu’il a cette capacité-là de recréer la vie partout, même dans les pires conditions. Ses deux premiers récits sont donc aussi pleins de cette vie intime quotidienne, car l’écriture de Scholastique est aussi faite de cela, comme si sous sa plume tout devait reprendre vie, elle retrace son enfance raconte le travail au champ, le voisinage des éléphants et des léopards, la vie qui se reconstruit, l’école aussi, les nouveaux amis qu’on s’y fait, l’enfance ordinaire, les bonheurs ordinaires, Candida la meilleure copine, l’école encore et les livres qui ouvrent l’horizon, et parallèlement c’est toute une culture, presque une anthropologie de ce Rwanda des années 60 qui se dresse là dans ses récits et roman, avec l’école, le mariage, l’église, avec la lessive et les baignades dans le lac, les recettes de cuisine familiale, la fabrique du pain, les jours de fête ou l’on fabrique l’urwarwa, la bière de banane, le champs encore, l’utilisation des plantes médecinales, les histoires et légendes contées par la mère, à travers ces récits de la vie au village, avec tout ça elle explique et transmet toute une culture, toute une organisation socio-familiale.

Mais tout cela est nécessairement emprunt d’un parfum de nostalgie car on sait déjà quand et comment tout va disparaitre.

Le génocide Scholastique Mukasonga en parle. Elle distille son horreur par de petites phrases tout au long de ses récits : « c’est là qu’on l’a tué avec ma mère »[9], « en 1994 on s’est acharné sur la vieille dame. Je ne dirais pas comment on l’a humilliée, violée, suppliciée. »[10], « ce n’est pas ce matin-là qu’on l’a tué, c’est vingt ans plus tard »[11] « en 1994, ils étaient toujours là, au bout de notre champ. Qu’ont-ils vu ? Qu’ont-ils fait ? »[12]. C’est lancinant, c’est là, ça ne s’oublie jamais. Mais elle fait également appel à la mémoire des rescapés, elle assemble des bouts de témoignages recueillis parmi les quelques survivants de sa famille, ceux qui été là à Nyamata en 1994, qui ont souffert dans leur corps, ceux dont les yeux ont vue les pires atrocités perpétrées sur leurs plus proches, qui n’en sont pas sortis indemnes mais qui sont là aujourd’hui, ces récits de l’horreur brute qu’elle dit vouloir écrire avec ses larmes, qui décrivent les horreurs subies, une sœur mutilée, les corps sans sépulture, les corps qu’on ne retrouvent pas, les récits qui se taisent, finalement, interrompus brutalement parce qu’ils ne peuvent plus dire l’horreur quand elle est au-delà de l’imaginable.

Alors dans Inyezi ou les cafards elle nomme chacun, ceux dont elle se souvient. Elle re-parcourt la route de son village, physiquement lors d’un retour en 2004 et mentalement en revoyant ce qui était et qui n’est plus, elle marche sur cette route et désigne les maisons qui ne sont plus là que dans son souvenir, se rappellent de ceux qui vivaient là, elle les nomme comme pour crier le nom des disparus, et redonne un souvenir à chacun, si ce n’est pour les faire revivre, au moins pour les sauver de l’oubli, de l’annihilation complète.

Car c’est bien de ça, toujours, dont il est question dans le travail de Scholastique Mukasonga, la mémoire et la dignité des disparus.

 Aurélie Torre


[1] Inyenzi ou les cafards, p58, Editions Gallimard

 

[2] Inyenzi ou les cafards, p12, Editions Gallimard

 

[3] Inyenzi ou les cafards, p24, Editions Gallimard

 

[4] Inyenzi ou les cafards, p53, Editions Gallimard

 

[5] Inyenzi ou les cafards, p47, Editions Gallimard

 

[6] Inyenzi ou les cafards, p54, Editions Gallimard

 

[7] Inyenzi ou les cafards, p82, Editions Gallimard

 

[8] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[9] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[10] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[11] Inyenzi ou les cafards, p120, Editions Gallimard

 

[12] Inyenzi ou les cafards, p136, Editions Gallimard