Capitaine Mbaye Diagne: l’histoire d’un soldat et l’indifférence d’un Etat

Mbaye Diagne« Je n'ose imaginer ce que le monde aurait dit de lui si ce héros avait été blanc », Mark Doyle, journaliste de la BBC à propos de Mbaye Diagne.

Il y a beaucoup de héros autoproclamés au Sénégal. L’hagiographie, partisane et subjective par essence, exagère bien souvent les actes et les faits de nombreux valeureux hommes qui se sont distingués, au cours de leur vie, d’une manière ou d’une autre. Très peu ont eu le même humanisme, la même conscience, le même sens du devoir et la même empathie que le Capitaine Mbaye Diagne. Et très peu, au Sénégal, connaissent l’histoire de cet homme, mort à 36 ans.

Qui était cet homme? Un capitaine de l’armée sénégalaise, issu de la première promotion de l’École nationale des officiers d’active (ENOA), déployé comme observateur de la mise en œuvre des accords d’Arusha mettant fin à la guerre civile rwandaise opposant le gouvernement du président Juvénal Habyarimana et le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé. L’UNAMIR avait pour mission de faciliter la mise en œuvre des accords d’Arusha, et particulièrement la formation d’un gouvernement de transition réunissant Hutus et Tutsis, mais l’attentat contre l’avion où se trouvaient les deux présidents hutus du Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira avaient rendu ces accords désuets. Le génocide devait débuter après cet attentat.

La très forte polarisation ethnique avait entrainé le meurtre de la Première Ministre rwandaise, Agathe Uwilingiyimana, la nuit du 6 au 7 avril 1994. Cette Hutue modérée était considérée comme ennemie par des membres de son gouvernement, car elle était prête à partager le pouvoir avec le FPR. Juste après sa mort, un convoi des Nations unies qui récupérait des membres civils du personnel vont sauver ses enfants. Selon un des membres de l’UNAMIR Adama Daff, il y’aurait eu un débat sur les actions à entreprendre face à la situation de ces enfants. Finalement, le Capitaine Mbaye Diagne a décidé de les faire prendre place dans son véhicule non-blindé afin de les amener au QG de la mission, à l’hôtel des Mille Collines. Le Capitaine Mbaye Diagne a sauvé au moins 600 personnes civiles, hutu comme tutsi, en usant du même procédé. Une bonne blague pour décrisper l’atmosphère avec les milices Interahamwe. Une bière bien fraiche et des cigarettes à l’occasion pour franchir les barrages routiers. 

Paradoxalement, alors que les Interahamwe commençaient le massacre des Tutsis et des Hutus modérés,  les effectifs de la mission onusienne vont être réduits de manière drastique : de 2548 troupes en Octobre 1993, l’UNAMIR ne disposait plus que de 270 troupes, le 21 avril 1994. Mbaye Diagne était un de ces observateurs militaires qui étaient restés à Kigali après la résolution 912 du Conseil de sécurité qui a révisé le mandat de la mission, faisant de celle-ci un intermédiaire entre les parties, l’autorisant à mener des efforts humanitaires si possible et accueillir les civils qui chercheraient refuge auprès d’elle. La France et la Belgique procédaient au rapatriement de leurs citoyens avant de quitter le pays. En avril 1994, seuls ces 270 membres du personnel onusien constituaient l’unique force militaire présente à Kigali, capable de sauver Hutus modérés et Tutsis de la rage des génocidaires.

Les membres de l’UNAMIR ont fait preuve d’humanité et de sens du devoir en sauvant des milliers d’individus lors de ces cent jours d’enfer. Peu nombreux et peu équipés, Mbaye Diagne et ses compagnons ont permis à ceux qui avaient trouvé asile dans l’Église Sainte-Famille de Kigali, de survivre en leur apportant nourriture et protection alors que ceux qui avaient trouvé sanctuaire dans d’autres églises étaient parfois victimes de membres du clergé, politisés à mort. L’hôtel Mille-Collines sera un asile pour des milliers de Hutus modérés et des Tutsis grâce à l’entregent et à l’humanisme de ses camarades. Pendant ce temps, la guerre faisait rage entre le gouvernement et le RPF et Kigali était au cœur du front opposant les deux armées. Le 31 mai 1994, Mbaye Diagne transmettait un message du commandant des forces gouvernementales, Augustin Bizimungu, au commandant militaire de l’UNAMIR, Roméo Dallaire. La zone où se trouvait le quartier général de l’UNAMIR était maintenant sous contrôle des forces du FPR. Mbaye Diagne n’a jamais pu transmettre ce message. Un obus de mortier a explosé près de sa voiture et des éclats l’ont atteint. Il serait mort instantanément.

Mais sa mort ne doit pas être vaine, ni oubliée par le gouvernement du Sénégal. Rien ne nous rappelle le souvenir de cet homme, héros par son humanité. La commémoration des vingt ans du génocide a permis de remettre au premier plan les actes de cet homme. Mais cela suffira-t-il ? Mbaye Diagne a laissé une veuve et deux enfants (une fille âgée de 4 ans et un garçon âgé de 2 ans à sa mort). Ses deux enfants ont dû arrêter leurs études, faute de moyens. Quand on pense aux sommes colossales qui sont déversées par des responsables politiques lors des « soirées d’anniversaires » des chanteurs et autres flatteurs publics et dans le parrainage des combats de lutte, c’est répugnant, voire abject.

L’État sénégalais devrait faire plus pour honorer ce jambaar. Je ne sais pas si c’est de l’indifférence ou une simple inconscience. Mais c’est désolant de voir comment l’État sénégalais traite les plus vaillants de ses fils. En 2011, le département d’État américain commémorait la mémoire de cet homme durant le 60e anniversaire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. L’Ambassadeur de la Jordanie à l’ONU, le prince Zeid ibn Ra’ad al-Hashemi, avait proposé durant le mois d’avril, qu’une médaille de l’ONU pour le maintien de la paix porte le nom de cet homme, qu’il décrit comme le « plus grand héros que [l’organisation] ait jamais connue ». Cette requête a été positivement sanctionnée par le Conseil de Sécurité, ce 8 mai 2014. L’Ambassadeur du Sénégal à l’ONU, Abdoul Salam Diallo, a salué « un digne fils des Nations unies, soldat de la paix tombé en héros ». Il ne pourrait y avoir de meilleur moyen d’augmenter la cohésion sociale au sein de notre nation et renforcer le rapport entre le citoyen et l’État qu’en commémorant activement la mémoire de cet homme. Le fait que l’histoire de ce soldat soit si peu connue, que ses deux enfants aient dû se déscolariser montre à souhait ce qui mérite d’être fait. Plus s’impose afin que ses actes ne tombent pas dans l’oubli. Rendre hommage à cet homme, faire connaitre son histoire, l’ériger en modèle au moment où les contre-modèles pullulent, c’est augmenter l’identification des citoyens envers l’État et in extenso, rendre ce dernier plus fort et plus légitime. Mbaye Diagne peut être considéré comme héros parce qu’il a été fondamentalement humain. Sensible aux souffrances des autres, désireux d’honorer son devoir en dépit de tous les risques.  L’altruisme, le sens du sacrifice et l’humanisme auront marqué la vie de ce héros.

                                                                               Ousmane Aly Diallo

Scholastique Mukasonga, portrait : les origines d’un génocide, à corps et à mots (2)

Scholastique Mukasonga va consacrer ses trois premiers ouvrages (Inyenzi ou les cafards, 2006, La Femme aux pieds nus, 2008, L’Iguifou, 2010)  à régler ce problème de mémoire lié au génocide, à ses disparus sans corps ni sépulture, à l’annihilation de presque tout un peuple, une culture.

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Mais elle ne s’arrête pas après ça, elle continue son travail d’écriture car le génocide a fait d’elle une écrivain. Le roman lui permet d’exister et de retrouver le gout de la vie. Elle écrit alors Notre-Dame du Nil, un premier roman centré autour d’une année scolaire, une saison des pluies, en 1972/1973, dans un lycée au nom éponyme, situé dans des collines rwandaises isolées, près des sources du Nil, autour de ses élèves, des enseignants européens et des religieuses belges. Le Lycée Notre-Dame du Nil est un pensionnat d’élite pour des jeunes filles appelées à être la future élite féminine du pays et le roman les observe évoluer tout au long de cette année, décryptant leur vie quotidienne, leurs désirs, leurs réseaux d’amitiés, de rivalité et de haine aussi, de haine surtout. Car il y est question du génocide ou, plutôt, des prémices du génocide ; il s’agit de développer les origines, la matrice, la complexité de cette obsession identitaire qui va procéder à une dislocation de la société et amener droit au génocide. Le roman est construit en huis clos avec une unité de temps et de lieu – un microcosme parfait de la société rwandaise d’alors : c’est tout le Rwanda qui se trouve dans les murs du lycée Notre-Dame du Nil – qui évoque l’isolement qu’a connu le Rwanda au moment du génocide.

Le roman s’ouvre sur l’arrivée au lycée des pensionnaires, la plupart dans des voitures luxueuses, la plupart Hutu. Parmi elles, cependant il y en a qui dénotent : c’est le quota ethnique. 10% de Tutsi seulement étaient autorisés dans chaque établissement. Veronica et Virginia seront celles-là. Scholastique Mukasonga ne fait pas de mystère longtemps sur sa véritable problématique : « C’est cela le quota : vingt élèves, deux Tutsi et, à cause de cela, j’ai des amies, des vraies Rwandaises du peuple majoritaire, du peuple de la houe, qui n’ont pas eu de place en secondaire. Comme mon père me le répète, il faudra bien nous débarrasser un jour de ces quotas, c’est une histoire de Belges ! »[1]. Gloriosa, c’est elle qui tient ces propos, est une fille de ministre, plus intéressée par la politique et ses remugles identitaristes que par sa scolarité, elle se sent habitée par une mission selon elle plus haute : préparer l’éradication des Tutsi du lycée. C’est sans aucun doute le personnage le plus terrible du roman, celui qui symbolise la haine, le refus de l’autre, aveuglément, c’est un personnage-somme de tous ceux obsédés par cette même haine. Veronica et Virginia seront les deux Tutsi de la classe de terminale, immédiatement visées par Gloriosa qui en fait son affaire personnelle, mais ostracisées par tous, élèves hutus mais également, étrangement d’abord par le personnel religieux et professoral qui, au mieux ferme les yeux, au pire s’en mêle : « De plus, comme elle était Tutsi, la tasse lui parvenait la dernière. »[2], « Tu veux bien te taire, se fachait Sœur Lydwine, ils ont vécu il y a bien longtemps quand tes ancêtres n’avaient pas encore mis les pieds au Rwanda. »[3], «  Il n’y a que les Tutsi pour danser devant le diable »[4], « Un diplôme tutsi ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les blancs. C’est le quota. »[5], tout un véritable leitmotiv de la construction d’une haine de l’autre.

L iguifouNotre-Dame du Nil est un tissage de petites scènes légères, anodines, drôles ou plus graves de la vie dans le lycée, la vie quotidienne faite des cours, des tâches, des repas, des amourettes et des visites le dimanche au tailleur ou aux guérisseurs de la région mais aussi les évènements singuliers, ceux qui marquent la vie réglée des pensionnaires, comme l’arrivée de professeurs français hippies dans ce lycée de haute morale, la grossesse de l’une des élèves, le jour de la fête du lycée à la source Notre-Dame du Nil, une visite aux gorilles, habitant des forêts voisines, celle tant espéré, tant rêvé de la reine belge, Notre-Dame du Nil est un tissage de tout ça et, dans le même temps, entrelacée, la menace qui pèse sur les Tutsi du lycée, menace de plus en plus prégnante, de plus en plus lourde et précise.

Gloriosa va distiller d’une manière de plus en plus ostentatoire, sa haine du Tutsi, et ce qui commence comme un acte militant grotesque –détruire le nez aux allures trop tutsi de la statue de la vierge noire de la source du Nil – se terminera dans un bain de haine, pratiquement de sang. De mensonges en accusations, Gloriosa amène un climat de suspicion et de violence jusqu’à une démence collective qui conduira tous les jeunes Hutu des environs à se regrouper et à s’armer pour chasser, si ce n’est battre, violer, tuer les étudiants Tutsi : « Gloriosa déclara qu’elle ne voulait plus ouvrir la bouche devant des Inyenzi. Désormais elles mangeraient après les vraies Rwandaises. On prendrait soin de leur laisser le quota de nourriture que le peuple majoritaire concédait encore à des parasites. […] Gloriosa décréta aussi que personne ne devait plus adresser la parole aux Tutsi-Inyenzi, qu’il fallait les empêcher de communiquer entre elles. »[6], et puis « Gloriosa […] ajouta que le lycée Notre-Dame du Nil ne tarderait pas à suivre l’exemple des courageux militants qui s’étaient levés dans les écoles et les administrations pour débarrasser le pays des complices des Inyenzi. »[7]. Et cela jusqu’à ce que le message soit clair pour tous, comme le souligne Veronica : « dans tout le pays on a lancé la chasse aux fonctionnaires et aux étudiants tutsi. Bientôt ce sera le tour du lycée Notre-Dame du Nil, pourquoi y échapperait-on ? L’épuration finira en beauté par le lycée de l’élite féminine[8]. L’épuration n’aura pas lieu cette fois-là mais vingt ans plus tard, ces années là sont encore celles de la montée de la haine, il y a les signes précurseurs du génocide mais pas sa systématicité encore. Mais tout le monde n’en réchappe pas, pas Virginia en tout cas qui finira torturée, violée, assassinée. De ces évènements dramatiques Immaculée, élève hutue « modérée » conclura d’une phrase tragique pour l’humanité :« à présent j’ai peur de tous les hommes, je sais que chaque être humain cache en lui quelque chose d’horrible »[9] et elle préférera aller vivre auprès des gorilles que des hommes.

Bien sûr il a là, dans ces évènements historiques de 1973 où l’on a chassé les élèves tutsi des écoles, une part autobiographique dont on peut trouver les résonnances dans ses précédents ouvrages lorsqu’elle évoque ses années étudiantes.

Ce qui saute également aux yeux dans Notre-Dame du Nil c’est la responsabilité que Scholastique Mukasonga redonne aux colonisateurs dans le génocide. Ceux-ci avaient les premiers créé une division au Rwanda en fabriquant des ethnies là où il n’y en avait pas, Hutu et Tutsi n’étant jusque là que des catégories socioprofessionnelles qui étaient flexibles, le Hutu pouvait devenir Tutsi et vice versa, et ce jusqu’en 1930 lorsque l’instauration de la carte d’identité ethnique a juridiquement figé la population dans un statut de Hutu ou de Tutsi. Le colonisateur considérait en effet les Tutsi comme une race supérieure venue du nord du Nil, le Tutsi ne pouvait pas être nègre car il dirigeait le royaume et que le nègre n’aurait pas été capable de concevoir un pouvoir : « il y avait deux races au Rwanda. Ou trois. Les blancs l’avaient dit, c’est eux qui l’avaient découvert. Ils l’avaient écrit dans leurs livres. Des savants qui étaient venus exprès pour ça, qui avaient mesuré tous les crânes. Leurs conclusions étaient irréfutables. Deux races : Hutu/Tutsi, Bantu/Hamite. »[10]. Les coloniaux s’appuieront sur la minorité Tutsi pour les représenter devant la population rwandaise, de fait les chefs Tutsi seront perçus comme le colonisateur, les Hutu mis à l’écart et ce jusqu’aux velléités d’indépendance des Tutsi dans les années 50 : les colonisateurs forment les Hutu à la hâte pour les mettre au pouvoir et pointent du doigts les Tutsi comme des personnes dangereuses dont il faut se débarrasser. C’est ce fantasme, ces idéologies raciales et coloniales qui seront considérés par la république hutue comme l’histoire authentique du Rwanda.

mukasongainyenziLa responsabilité des colonisateurs est symbolisée par deux personnages très important dans le roman. Le Père Herménégilde d’une part qui est fier « d’avoir contribué à la révolution sociale qui avait aboli le servage et les corvées. S’il ne faisait pas partie des signataires du Manifeste des Bahutu de 1957, il en était, et cela sans se vanter, l'un des principaux inspirateurs »[11]. Il n’aura de cesse de nourrir le discours de haine de Gloriosa jusqu’à tancer lui-même les étudiantes de « chasser les tutsi du lycée [et de leur] donner de bons coups de baton »[12]. M. de Fontenaille d’autre part, artiste fou/planteur de café et voisin du lycée, qui s’est donné comme mission de sauver la mémoire de Tutsi, qu’il imagine être des Egyptiens, des Pharaons noirs, descendants d’Isis et d’Osiris. Son devoir de mémoire à lui, mythologique, apocryphe et affabulatoire, s’oppose à celui de Scholastique Mukasonga qui veut rendre le Rwanda à tous les rwandais.

Cette responsabilité on la retrouve encore au moment du génocide lorsque tout le monde a fermé les yeux sur les massacres en train d’être perpétués, et à travers la voix de Veronica, Scholastique Mukasonga se fait prophétique et accusatrice : « Et à l’intérieur du lycée ne compte sur personne. La mère supérieure s’est déjà enfermée dans son bureau pour ne rien voir. Les professeurs belges continueront imperturbablement leurs cours. Les Français, […] obéiront aux consignes de leur ambassade : pas d’ingérence, pas d’ingérence ! Quand les tueurs se jetteront sur nous, certains diront : en Afrique, ça a toujours été comme ça, des tueries de sauvages auxquelles il n’y a rien à comprendre. »[13]

Scholastique Mukasonga confiait ainsi au micro de RFI :  

« Ce sont les Rwandais qui avaient les machettes, mais la création de la division vient de l’extérieur. Qu’est-ce que je recherche dans l’écriture de Notre-Dame du Nil ? Je recherche à m’inscrire dans la réconciliation du peuple rwandais. Malheureusement, tous les Rwandais, bourreaux comme victimes, nous avons été trompés, nous avons été manipulés. A un moment donné, on se trouvait coincés dans des choses où on nous a parqués. Donc on a créé la création des Hutus et des Tutsis. Les mots existaient. Mais la création de la division vient de l’extérieur. Il y a aussi la création de la carte d’identité ethnique en 1930. Qui a créé cette carte d’identité ? C’est le colonisateur belge qui était en place. Ce jour-là, on a créé un fossé. On a mesuré les crânes, on a mesuré la longueur du nez et on a tiré des conclusions que le Tutsi est complètement différent du Hutu et qu’il vient d’ailleurs. D’où le personnage de Fontenay qui parlait des pharaons noirs. »

Notre-Dame du Nil est avant tout une recherche de réparation et réconciliation de l’auteur avec elle-même puis avec son peuple, ses compatriotes rwandais, tous victimes de cette mythologie coloniale, de réconciliation avec l’histoire du Rwanda. Elle insiste sur l’importance de retrouver l’unité originelle car tous sont rwandais et partagent la même culture, qu’ils avaient toujours vécu sereinement ensemble jusque là.

Ce passage au roman était nécessaire car elle explique qu’un travail autobiographique enferme dans le « témoignage du dedans », il s’agit de sa propre souffrance et l’écriture ne se fait qu’en tant que victime, là où le roman aide à aller plus loin, il permet de dire les choses avec plus de liberté, une objectivité rendue possible par l’observation et la mise en scènes des évènements ; avec le roman l’écrivain devient « témoin du dehors », c’est-à-dire qu’il possède un regard distancié. Et c’est seulement par cette distance là qu’il est possible d’arriver à la conclusion nécessaire que tous ont été victimes, Tutsis et Hutus, pareillement manipulés, par la création et la division par l’ethnie là où il n’y avait pas d’ethnie.


Scholastique Mukasonga avait une mémoire à préserver. Elle a crié celle de tout son peuple sur le papier, pour que rien ne puisse être oublié. Ses romans ont été publiés, dès lors la mémoire de tous est devenue indélébile, les morts sont reconnus. Elle a reçu les prix Seligmann contre le racisme, prix Renaissance de la Nouvelles, prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer,  Prix Ahmadou-KouroumaPrix Renaudot, Prix Océans France Ô.

Décidément Scholastique Mukasonga a un nom predestiné.

Aurélie Torre

BIBLIOGRAPHIE :

Inyenzi ou les Cafards, Gallimard/Continents Noirs, 2006

La Femme aux pieds nus, Gallimard/Continents Noirs, 2008 — prix Seligmann contre le racisme

L'Iguifou, Gallimard/Continents Noirs, 2010 — prix Renaissance de la Nouvelles ; prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer

Notre-Dame du Nil, Gallimard/Continents Noirs, 2012 — Prix Ahmadou-Kourouma 20123 ; Prix Renaudot2012 alors qu'elle n'était pas sur la liste des romans retenus4 et le Prix Océans France Ô5,6

A paraitre : Ce que murmurent les collines, Gallimard/Continents Noirs


[1] Notre-Dame du Nil, p39, Editions Gallimard

 

 

[2] Notre-Dame du Nil, p47, Editions Gallimard

 

 

[3] Notre-Dame du Nil, p49, Editions Gallimard

 

 

[4] Notre-Dame du Nil, p76, Editions Gallimard

 

 

[5] Notre-Dame du Nil, p179, Editions Gallimard

 

 

[6] Notre-Dame du Nil, p255, Editions Gallimard

 

 

[7] Notre-Dame du Nil, p250, Editions Gallimard

 

 

[8] Notre-Dame du Nil, p252, Editions Gallimard

 

 

[9] Notre-Dame du Nil, p269, Editions Gallimard

 

 

[10] Notre-Dame du Nil, p105, Editions Gallimard

 

 

[11] Notre-Dame du Nil, p42, Editions Gallimard

 

 

[12] Notre-Dame du Nil, p268, Editions Gallimard

 

 

[13] Notre-Dame du Nil, p254, Editions Gallimard

 

 

Trois leçons du génocide rwandais

Cette année sera marquée par les commémorations du génocide rwandais de 1994. Vingt ans après la tragédie, il n'appartient plus seulement d’en pleurer les morts mais aussi d'en tirer toutes les leçons.


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La première leçon du génocide rwandais nous provient du travail des historiens qui ont montré combien la mécanique politique de la haine qui a conduit jusqu’à déshumaniser la minorité Tutsi a aussi constitué un prélude à son génocide. La haine de l’autre, l’exacerbation de la différence jusqu’à exclure toute perspective de vie commune a en effet puissamment contribué, au Rwanda comme en Allemagne nazie, à rendre possible sinon inéluctable le meurtre de masse. Il ne faut, à cet égard, cesser de contredire les thèses qui tendaient à ordinariser, voire à justifier le crime en le regardant comme un évènement spontané faisant suite à l’assassinat du président Habyarimana. Or nous savons aujourd’hui que le génocide rwandais n’était pas un accident de l’histoire mais bien le produit d’une idéologie raciste et d’une volonté meurtrière.

La deuxième leçon s’adresse à la communauté internationale, dont l’indifférence et l’inaction il y a vingt ans apparaissent aujourd’hui encore comme une faute non pas seulement politique, mais aussi morale. Cette attitude fautive témoigne du complexe de supériorité civilisationnelle alors éprouvé par une communauté internationale à peine remise du fiasco somalien de 1992. En confortant et renforçant le sentiment d’impunité cultivé par les forces en présence, l’abstention des puissances étrangères a aussi contribué à l’escalade de la violence et à la survenue des pires atrocités. Cette leçon résonne aujourd’hui avec un écho singulier dans le contexte des meurtres de masse perpétrés chaque jour en Syrie et du drame qui se noue en RCA. C’est pourquoi la tragédie rwandaise doit interpeler non pas seulement ceux qui racontent l’histoire, mais aussi ceux qui décident aujourd’hui du sort de régions entières. La seule justice internationale, si elle a sa place, ne remplacera jamais l’action de la diplomatie, et parfois de la force, pour prévenir le pire.

Enfin, la troisième leçon du génocide rwandais, c’est que le négationnisme, dans toute sa brutalité symbolique, empêche toujours les mémoires de s’affermir, les survivants de faire leur deuil et d’honorer avec dignité les victimes. Le négationnisme éloigne ainsi la perspective d’une réconciliation des communautés qui s’étaient autrefois déchirées. Le récit de ces survivants Tutsis et de leurs bourreaux, comme ceux des revenants de l’Holocauste il y a bientôt soixante-dix ans, met à jour la souffrance indicible de ceux qui s’étaient préparés à mourir et qui ont dû réapprendre à vivre. Avec toujours ces images, ces cauchemars qui hantent les nuits et le souvenir des proches disparus qui déchire le cœur. Commémorer, ce n’est donc pas seulement honorer les morts, c’est aussi permettre aux vivants de se reconstruire.

Elie Wiesel a écrit qu’il a choisi de dévouer le reste de sa vie au récit de l’Holocauste parce qu'il pensait détenir une dette envers les morts. Ne pas se souvenir d'eux, ajoutait-il, revient à les trahir à nouveau. C’est pourquoi il nous faut, vingt ans après, tirer toutes les leçons de la tragédie rwandaise.

Rayan Nezzar