Burundi : l’autre miroir du génocide

oms1Alors que le monde entier célèbre le vingtième anniversaire du tragique génocide rwandais, au Burundi, on déplore le vingtième anniversaire d’un assassinat. Celui de Melchior Ndadaye, président du Burundi de juin à octobre 1993, qui faisait partie de la majorité Hutu. Une tentative de coup d’Etat suivie de près par le massacre de milliers de Tutsi, minoritaires au Burundi, puis d’une escalade de violence qui fait écho à celle qui sévissait au Rwanda à la même période. Frontalier du Rwanda, avec lequel il partage certains aspects démographiques, le Burundi a lui aussi été le théâtre de massacres entre Hutu et Tutsi. Représentant de l'Organisation Mondiale de la Santé à Bujumbura au moment des faits, le Dr Mouhtare Ahmed revient sur les constats réalisés par une équipe de l'ONU dépêchée sur les lieux entre 1994 et 1995, et sur sa propre expérience.

Dans quel organisme de l’ONU travailliez-vous ?

J’ai exercé à l’OMS de 1990 à 1995 au Bureau de Bujumbura. J’y représentais également l’Afrique avec d’autres collègues médecins, sous la direction de Gotlieb T. Monekosso, directeur du bureau à l’époque. Nous avions pour rôle d’aider les différentes régions du pays à renforcer leurs infrastructures de santé.

Quelle était la situation du Burundi avant le début des hostilités ? Quand et comment se sont-elles déclenchées ?

Le Burundi était l’un des rares pays en Afrique à avoir atteint l’autosuffisance alimentaire. Mais le domaine de la santé avait encore besoin d’appuis, et c’est là qu’intervenait l’OMS. Les Tutsi, en minorité, détenaient le pouvoir depuis plusieurs années. Pour moi, tout a commencé lorsque le premier président Hutu, Melchior Ndadaye, a été élu en juin 1993. Il fit le geste très significatif de nommer une femme Tutsi en tant que premier ministre, pour signifier sa volonté d’unir les deux groupes et de promouvoir la place des femmes en politique. Mais cela n’a pas suffi à juguler les tensions naissantes.  Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1993, alors que je dormais, j’ai entendu un bruit assourdissant dans le ciel. J’ai appris, le lendemain, qu’un commando de putschistes avait atterri en parachute aux abords du Palais présidentiel. Il était une heure du matin et l’on venait d’exécuter le président Ndadaye, après l’avoir torturé de manière innommable. Deux jours plus tard, la presse titrait le mot d’ordre des partisans de Melchior NdadayeNdadaye : « ils ont tué Ndadaye, mais ils n’ont pas tué tous les Ndadaye ».

Vous semblez établir un lien entre l’assassinat de M. Ndadaye et les affrontements entre Hutu et Tutsi qui ont suivi.

Bien avant son élection, Ndadaye prônait l’intensification des relations entre les deux communautés. Avant d’être élu, il avait commencé à alimenter des relations avec le Rwanda, avec des représentants influents de la communauté Tutsi, avec d’autres leaders de son parti, le Frodebu. Je pense qu’il a voulu mettre fin à une crise qui était déjà à son apogée, et qui était au bord du conflit.

Comment vous et votre famille avez vécu cette confrontation ? En avez-vous avisé votre organisme ?

Tout le monde était en état d’alerte. Je vivais dans un quartier résidentiel protégé par les Nations Unies, mais cela ne m’exonérait pas d’être victime d’hostilités à mon tour. Un après-midi, ma fille de quatre ans a ramassé une balle perdue dans la cour. Au même moment, une clameur s’est élevée dans le quartier, ordonnant de massacrer les Tutsi pour venger la mort de Ndadaye. J’ai immédiatement avisé la direction de mon bureau, soucieux de protéger ma famille. Celle-ci a été évacuée en janvier 1994. Je suis resté seul sur le terrain.

Quel est le rôle d’un représentant de l’OMS dans des moments comme celui-là ? Que dit la déontologie, et que fait l’humain ?

Nous avons découvert une classe de CP incendiée. Le maître avait fermé la porte à clé, puis arrosé les environs de la salle avec de l’essence avant d’y mettre le feu. A l’intérieur, les corps calcinés des enfants, encore debout, se tenaient deux par deux dans les bras les uns des autres. Dans la région de Ngozi, des femmes de tous âges se faisaient violer puis jeter dans la rivière avec leurs enfants[1]. Les corps jonchaient les routes et des jeunes armés de machettes surgissaient des abords. La déontologie me disait : soigne les blessés dans les camps de fortune, ne regarde rien d’autre. L’être humain en moi bouillonnait.

Vous aviez peur que l’on vous prenne pour un membre d’un des deux camps ?

Cela s’est déjà produit. Je revenais de Kigali avec mon collègue, quand nous nous sommes faits arrêter par les garde-frontières. Lui est du Congo Kinshasa et moi des Comores, et je ressemble beaucoup plus que lui aux Rwandais. Les gardes m’ont pris pour un Hutu et voulaient me capturer. Il a fallu que j’appelle le Bureau de l’OMS, puis l’ambassade des Comores, pour que l’on nous laisse partir. Après l’incident de l’école primaire incendiée, j’ai demandé à être rapatrié, quitte à renoncer à mon salaire pendant la durée normale de ma mission. C’en était trop.

Vous avez mentionné vos questionnements dans le rapport de la mission commandée par le Conseil de Sécurité, en février 1995.

Oui, nous avons interrogé la communauté internationale et les autorités du pays. Comment pouvait-on laisser faire un tel massacre sans réagir ? Que faisait la communauté internationale ? Pourquoi n’envoyait-on pas d’armées pour arrêter ce massacre ?

Le 21 octobre 2013, le Burundi a célébré le vingtième anniversaire de l’assassinat de M. Ndadaye, non loin de la commémoration du génocide rwandais. Vingt ans après, que diriez-vous au Conseil de Sécurité ?

Je ne sais pas si l’on peut juger une quelconque partie dans cette affaire, car la haine ne connaît pas de modération. Tous ceux qui se mêlent d’un conflit courent le risque d’être rangés d’un coté ou de l’autre…Malheureusement, certains pays ont choisi de fonctionner ainsi.

Interview réalisé pour L'Afrique des Idées par Touhfat Mouhtare

 

 

 

 

 

 


[1] Rapport S/1995/157 du 24 février 1995, par Boutros Ghali, adressé au Conseil de Sécurité de l’ONU

 

 

 

 

 

Three lessons from the Rwandan genocide

This year will be marked by the commemorations of the Rwandan genocide of 1994. Twenty years later, it is still time to mourn the dead but also to draw lessons from the tragedy. 

rwanda-genocide-memorial-tourThe first lesson to learn from the Rwandan genocide is taught by historians: their work disclosed that the political logic behind ethnic hatred not only led to dehumanizing the Tutsi minority but preceded the genocide of that minority. Hatred for otherness, exacerbation of difference until there is no longer room for living together have powerfully contributed, in both Rwanda and Nazi Germany, to making possible, if not unavoidable, mass murder. We must not stop contradicting the theories which tend to make ordinary the crime, or even to justify it, by seeing it as a spontaneous event following the murder of President Habyarimana. We do know today that the Rwandan genocide was not an accident of History but the product of a racist ideology and a murderous will.

The second lesson is addressed to the international community whose indifference and inaction appear today not only as a political mistake but also as a moral fault. That blameworthy attitude shows the civilizational complex of superiority of an international community still recovering from the Somalian fiasco of 1992 at that time. By allowing and reinforcing the sense of impunity nurtured by the opposing forces present in Rwanda, the abstention of foreign powers has also participated to the escalation of violence and the onset of the most horrible atrocities. This lesson resonates today with a singular echo in a context of mass murders perpetrated every day in Syria and the drama which is taking place in Central African Republic. This is the reason why the Rwandan genocide should raise awareness not only among those who tell the story, but also the people who hold in their hands the fate of entire regions. International justice alone, if it is to be relevant, will never replace the action of diplomacy, and sometimes the use of force to prevent the worst from happening.

Finally, the third lesson is that revisionism, with all its symbolic brutality, always prevent memories from finding root in people’s minds, survivors from mourning and honoring with dignity the victims. Revisionism banish the prospect of reconciliation between communities who once tore each other apart.  The accounts of the Tutsi survivors and their executioners, like those of Holocaust survivors seventy years ago, unveil the unspeakable suffering of people who prepared themselves to die and who had to learn to live again.  With the images, the nightmares haunting their nights and the memory of missing loved ones tearing their hearts apart. Commemoration is not only a matter of honoring the dead, it helps the living rebuild their lives.

Elie Wiesel wrote that he who chose to dedicate the rest of his life to tell the story of the Holocaust because he thought he was indebted to the dead. Not remembering them, he said, amounts to betraying them one more time. This is why we should, twenty years later, learn all the lessons from the Rwandan genocide.

 

Translated by Ndeye Mane Sall

Scholastique Mukasonga, portrait : les origines d’un génocide, à corps et à mots (2)

Scholastique Mukasonga va consacrer ses trois premiers ouvrages (Inyenzi ou les cafards, 2006, La Femme aux pieds nus, 2008, L’Iguifou, 2010)  à régler ce problème de mémoire lié au génocide, à ses disparus sans corps ni sépulture, à l’annihilation de presque tout un peuple, une culture.

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Mais elle ne s’arrête pas après ça, elle continue son travail d’écriture car le génocide a fait d’elle une écrivain. Le roman lui permet d’exister et de retrouver le gout de la vie. Elle écrit alors Notre-Dame du Nil, un premier roman centré autour d’une année scolaire, une saison des pluies, en 1972/1973, dans un lycée au nom éponyme, situé dans des collines rwandaises isolées, près des sources du Nil, autour de ses élèves, des enseignants européens et des religieuses belges. Le Lycée Notre-Dame du Nil est un pensionnat d’élite pour des jeunes filles appelées à être la future élite féminine du pays et le roman les observe évoluer tout au long de cette année, décryptant leur vie quotidienne, leurs désirs, leurs réseaux d’amitiés, de rivalité et de haine aussi, de haine surtout. Car il y est question du génocide ou, plutôt, des prémices du génocide ; il s’agit de développer les origines, la matrice, la complexité de cette obsession identitaire qui va procéder à une dislocation de la société et amener droit au génocide. Le roman est construit en huis clos avec une unité de temps et de lieu – un microcosme parfait de la société rwandaise d’alors : c’est tout le Rwanda qui se trouve dans les murs du lycée Notre-Dame du Nil – qui évoque l’isolement qu’a connu le Rwanda au moment du génocide.

Le roman s’ouvre sur l’arrivée au lycée des pensionnaires, la plupart dans des voitures luxueuses, la plupart Hutu. Parmi elles, cependant il y en a qui dénotent : c’est le quota ethnique. 10% de Tutsi seulement étaient autorisés dans chaque établissement. Veronica et Virginia seront celles-là. Scholastique Mukasonga ne fait pas de mystère longtemps sur sa véritable problématique : « C’est cela le quota : vingt élèves, deux Tutsi et, à cause de cela, j’ai des amies, des vraies Rwandaises du peuple majoritaire, du peuple de la houe, qui n’ont pas eu de place en secondaire. Comme mon père me le répète, il faudra bien nous débarrasser un jour de ces quotas, c’est une histoire de Belges ! »[1]. Gloriosa, c’est elle qui tient ces propos, est une fille de ministre, plus intéressée par la politique et ses remugles identitaristes que par sa scolarité, elle se sent habitée par une mission selon elle plus haute : préparer l’éradication des Tutsi du lycée. C’est sans aucun doute le personnage le plus terrible du roman, celui qui symbolise la haine, le refus de l’autre, aveuglément, c’est un personnage-somme de tous ceux obsédés par cette même haine. Veronica et Virginia seront les deux Tutsi de la classe de terminale, immédiatement visées par Gloriosa qui en fait son affaire personnelle, mais ostracisées par tous, élèves hutus mais également, étrangement d’abord par le personnel religieux et professoral qui, au mieux ferme les yeux, au pire s’en mêle : « De plus, comme elle était Tutsi, la tasse lui parvenait la dernière. »[2], « Tu veux bien te taire, se fachait Sœur Lydwine, ils ont vécu il y a bien longtemps quand tes ancêtres n’avaient pas encore mis les pieds au Rwanda. »[3], «  Il n’y a que les Tutsi pour danser devant le diable »[4], « Un diplôme tutsi ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les blancs. C’est le quota. »[5], tout un véritable leitmotiv de la construction d’une haine de l’autre.

L iguifouNotre-Dame du Nil est un tissage de petites scènes légères, anodines, drôles ou plus graves de la vie dans le lycée, la vie quotidienne faite des cours, des tâches, des repas, des amourettes et des visites le dimanche au tailleur ou aux guérisseurs de la région mais aussi les évènements singuliers, ceux qui marquent la vie réglée des pensionnaires, comme l’arrivée de professeurs français hippies dans ce lycée de haute morale, la grossesse de l’une des élèves, le jour de la fête du lycée à la source Notre-Dame du Nil, une visite aux gorilles, habitant des forêts voisines, celle tant espéré, tant rêvé de la reine belge, Notre-Dame du Nil est un tissage de tout ça et, dans le même temps, entrelacée, la menace qui pèse sur les Tutsi du lycée, menace de plus en plus prégnante, de plus en plus lourde et précise.

Gloriosa va distiller d’une manière de plus en plus ostentatoire, sa haine du Tutsi, et ce qui commence comme un acte militant grotesque –détruire le nez aux allures trop tutsi de la statue de la vierge noire de la source du Nil – se terminera dans un bain de haine, pratiquement de sang. De mensonges en accusations, Gloriosa amène un climat de suspicion et de violence jusqu’à une démence collective qui conduira tous les jeunes Hutu des environs à se regrouper et à s’armer pour chasser, si ce n’est battre, violer, tuer les étudiants Tutsi : « Gloriosa déclara qu’elle ne voulait plus ouvrir la bouche devant des Inyenzi. Désormais elles mangeraient après les vraies Rwandaises. On prendrait soin de leur laisser le quota de nourriture que le peuple majoritaire concédait encore à des parasites. […] Gloriosa décréta aussi que personne ne devait plus adresser la parole aux Tutsi-Inyenzi, qu’il fallait les empêcher de communiquer entre elles. »[6], et puis « Gloriosa […] ajouta que le lycée Notre-Dame du Nil ne tarderait pas à suivre l’exemple des courageux militants qui s’étaient levés dans les écoles et les administrations pour débarrasser le pays des complices des Inyenzi. »[7]. Et cela jusqu’à ce que le message soit clair pour tous, comme le souligne Veronica : « dans tout le pays on a lancé la chasse aux fonctionnaires et aux étudiants tutsi. Bientôt ce sera le tour du lycée Notre-Dame du Nil, pourquoi y échapperait-on ? L’épuration finira en beauté par le lycée de l’élite féminine[8]. L’épuration n’aura pas lieu cette fois-là mais vingt ans plus tard, ces années là sont encore celles de la montée de la haine, il y a les signes précurseurs du génocide mais pas sa systématicité encore. Mais tout le monde n’en réchappe pas, pas Virginia en tout cas qui finira torturée, violée, assassinée. De ces évènements dramatiques Immaculée, élève hutue « modérée » conclura d’une phrase tragique pour l’humanité :« à présent j’ai peur de tous les hommes, je sais que chaque être humain cache en lui quelque chose d’horrible »[9] et elle préférera aller vivre auprès des gorilles que des hommes.

Bien sûr il a là, dans ces évènements historiques de 1973 où l’on a chassé les élèves tutsi des écoles, une part autobiographique dont on peut trouver les résonnances dans ses précédents ouvrages lorsqu’elle évoque ses années étudiantes.

Ce qui saute également aux yeux dans Notre-Dame du Nil c’est la responsabilité que Scholastique Mukasonga redonne aux colonisateurs dans le génocide. Ceux-ci avaient les premiers créé une division au Rwanda en fabriquant des ethnies là où il n’y en avait pas, Hutu et Tutsi n’étant jusque là que des catégories socioprofessionnelles qui étaient flexibles, le Hutu pouvait devenir Tutsi et vice versa, et ce jusqu’en 1930 lorsque l’instauration de la carte d’identité ethnique a juridiquement figé la population dans un statut de Hutu ou de Tutsi. Le colonisateur considérait en effet les Tutsi comme une race supérieure venue du nord du Nil, le Tutsi ne pouvait pas être nègre car il dirigeait le royaume et que le nègre n’aurait pas été capable de concevoir un pouvoir : « il y avait deux races au Rwanda. Ou trois. Les blancs l’avaient dit, c’est eux qui l’avaient découvert. Ils l’avaient écrit dans leurs livres. Des savants qui étaient venus exprès pour ça, qui avaient mesuré tous les crânes. Leurs conclusions étaient irréfutables. Deux races : Hutu/Tutsi, Bantu/Hamite. »[10]. Les coloniaux s’appuieront sur la minorité Tutsi pour les représenter devant la population rwandaise, de fait les chefs Tutsi seront perçus comme le colonisateur, les Hutu mis à l’écart et ce jusqu’aux velléités d’indépendance des Tutsi dans les années 50 : les colonisateurs forment les Hutu à la hâte pour les mettre au pouvoir et pointent du doigts les Tutsi comme des personnes dangereuses dont il faut se débarrasser. C’est ce fantasme, ces idéologies raciales et coloniales qui seront considérés par la république hutue comme l’histoire authentique du Rwanda.

mukasongainyenziLa responsabilité des colonisateurs est symbolisée par deux personnages très important dans le roman. Le Père Herménégilde d’une part qui est fier « d’avoir contribué à la révolution sociale qui avait aboli le servage et les corvées. S’il ne faisait pas partie des signataires du Manifeste des Bahutu de 1957, il en était, et cela sans se vanter, l'un des principaux inspirateurs »[11]. Il n’aura de cesse de nourrir le discours de haine de Gloriosa jusqu’à tancer lui-même les étudiantes de « chasser les tutsi du lycée [et de leur] donner de bons coups de baton »[12]. M. de Fontenaille d’autre part, artiste fou/planteur de café et voisin du lycée, qui s’est donné comme mission de sauver la mémoire de Tutsi, qu’il imagine être des Egyptiens, des Pharaons noirs, descendants d’Isis et d’Osiris. Son devoir de mémoire à lui, mythologique, apocryphe et affabulatoire, s’oppose à celui de Scholastique Mukasonga qui veut rendre le Rwanda à tous les rwandais.

Cette responsabilité on la retrouve encore au moment du génocide lorsque tout le monde a fermé les yeux sur les massacres en train d’être perpétués, et à travers la voix de Veronica, Scholastique Mukasonga se fait prophétique et accusatrice : « Et à l’intérieur du lycée ne compte sur personne. La mère supérieure s’est déjà enfermée dans son bureau pour ne rien voir. Les professeurs belges continueront imperturbablement leurs cours. Les Français, […] obéiront aux consignes de leur ambassade : pas d’ingérence, pas d’ingérence ! Quand les tueurs se jetteront sur nous, certains diront : en Afrique, ça a toujours été comme ça, des tueries de sauvages auxquelles il n’y a rien à comprendre. »[13]

Scholastique Mukasonga confiait ainsi au micro de RFI :  

« Ce sont les Rwandais qui avaient les machettes, mais la création de la division vient de l’extérieur. Qu’est-ce que je recherche dans l’écriture de Notre-Dame du Nil ? Je recherche à m’inscrire dans la réconciliation du peuple rwandais. Malheureusement, tous les Rwandais, bourreaux comme victimes, nous avons été trompés, nous avons été manipulés. A un moment donné, on se trouvait coincés dans des choses où on nous a parqués. Donc on a créé la création des Hutus et des Tutsis. Les mots existaient. Mais la création de la division vient de l’extérieur. Il y a aussi la création de la carte d’identité ethnique en 1930. Qui a créé cette carte d’identité ? C’est le colonisateur belge qui était en place. Ce jour-là, on a créé un fossé. On a mesuré les crânes, on a mesuré la longueur du nez et on a tiré des conclusions que le Tutsi est complètement différent du Hutu et qu’il vient d’ailleurs. D’où le personnage de Fontenay qui parlait des pharaons noirs. »

Notre-Dame du Nil est avant tout une recherche de réparation et réconciliation de l’auteur avec elle-même puis avec son peuple, ses compatriotes rwandais, tous victimes de cette mythologie coloniale, de réconciliation avec l’histoire du Rwanda. Elle insiste sur l’importance de retrouver l’unité originelle car tous sont rwandais et partagent la même culture, qu’ils avaient toujours vécu sereinement ensemble jusque là.

Ce passage au roman était nécessaire car elle explique qu’un travail autobiographique enferme dans le « témoignage du dedans », il s’agit de sa propre souffrance et l’écriture ne se fait qu’en tant que victime, là où le roman aide à aller plus loin, il permet de dire les choses avec plus de liberté, une objectivité rendue possible par l’observation et la mise en scènes des évènements ; avec le roman l’écrivain devient « témoin du dehors », c’est-à-dire qu’il possède un regard distancié. Et c’est seulement par cette distance là qu’il est possible d’arriver à la conclusion nécessaire que tous ont été victimes, Tutsis et Hutus, pareillement manipulés, par la création et la division par l’ethnie là où il n’y avait pas d’ethnie.


Scholastique Mukasonga avait une mémoire à préserver. Elle a crié celle de tout son peuple sur le papier, pour que rien ne puisse être oublié. Ses romans ont été publiés, dès lors la mémoire de tous est devenue indélébile, les morts sont reconnus. Elle a reçu les prix Seligmann contre le racisme, prix Renaissance de la Nouvelles, prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer,  Prix Ahmadou-KouroumaPrix Renaudot, Prix Océans France Ô.

Décidément Scholastique Mukasonga a un nom predestiné.

Aurélie Torre

BIBLIOGRAPHIE :

Inyenzi ou les Cafards, Gallimard/Continents Noirs, 2006

La Femme aux pieds nus, Gallimard/Continents Noirs, 2008 — prix Seligmann contre le racisme

L'Iguifou, Gallimard/Continents Noirs, 2010 — prix Renaissance de la Nouvelles ; prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer

Notre-Dame du Nil, Gallimard/Continents Noirs, 2012 — Prix Ahmadou-Kourouma 20123 ; Prix Renaudot2012 alors qu'elle n'était pas sur la liste des romans retenus4 et le Prix Océans France Ô5,6

A paraitre : Ce que murmurent les collines, Gallimard/Continents Noirs


[1] Notre-Dame du Nil, p39, Editions Gallimard

 

 

[2] Notre-Dame du Nil, p47, Editions Gallimard

 

 

[3] Notre-Dame du Nil, p49, Editions Gallimard

 

 

[4] Notre-Dame du Nil, p76, Editions Gallimard

 

 

[5] Notre-Dame du Nil, p179, Editions Gallimard

 

 

[6] Notre-Dame du Nil, p255, Editions Gallimard

 

 

[7] Notre-Dame du Nil, p250, Editions Gallimard

 

 

[8] Notre-Dame du Nil, p252, Editions Gallimard

 

 

[9] Notre-Dame du Nil, p269, Editions Gallimard

 

 

[10] Notre-Dame du Nil, p105, Editions Gallimard

 

 

[11] Notre-Dame du Nil, p42, Editions Gallimard

 

 

[12] Notre-Dame du Nil, p268, Editions Gallimard

 

 

[13] Notre-Dame du Nil, p254, Editions Gallimard

 

 

Trois leçons du génocide rwandais

Cette année sera marquée par les commémorations du génocide rwandais de 1994. Vingt ans après la tragédie, il n'appartient plus seulement d’en pleurer les morts mais aussi d'en tirer toutes les leçons.


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La première leçon du génocide rwandais nous provient du travail des historiens qui ont montré combien la mécanique politique de la haine qui a conduit jusqu’à déshumaniser la minorité Tutsi a aussi constitué un prélude à son génocide. La haine de l’autre, l’exacerbation de la différence jusqu’à exclure toute perspective de vie commune a en effet puissamment contribué, au Rwanda comme en Allemagne nazie, à rendre possible sinon inéluctable le meurtre de masse. Il ne faut, à cet égard, cesser de contredire les thèses qui tendaient à ordinariser, voire à justifier le crime en le regardant comme un évènement spontané faisant suite à l’assassinat du président Habyarimana. Or nous savons aujourd’hui que le génocide rwandais n’était pas un accident de l’histoire mais bien le produit d’une idéologie raciste et d’une volonté meurtrière.

La deuxième leçon s’adresse à la communauté internationale, dont l’indifférence et l’inaction il y a vingt ans apparaissent aujourd’hui encore comme une faute non pas seulement politique, mais aussi morale. Cette attitude fautive témoigne du complexe de supériorité civilisationnelle alors éprouvé par une communauté internationale à peine remise du fiasco somalien de 1992. En confortant et renforçant le sentiment d’impunité cultivé par les forces en présence, l’abstention des puissances étrangères a aussi contribué à l’escalade de la violence et à la survenue des pires atrocités. Cette leçon résonne aujourd’hui avec un écho singulier dans le contexte des meurtres de masse perpétrés chaque jour en Syrie et du drame qui se noue en RCA. C’est pourquoi la tragédie rwandaise doit interpeler non pas seulement ceux qui racontent l’histoire, mais aussi ceux qui décident aujourd’hui du sort de régions entières. La seule justice internationale, si elle a sa place, ne remplacera jamais l’action de la diplomatie, et parfois de la force, pour prévenir le pire.

Enfin, la troisième leçon du génocide rwandais, c’est que le négationnisme, dans toute sa brutalité symbolique, empêche toujours les mémoires de s’affermir, les survivants de faire leur deuil et d’honorer avec dignité les victimes. Le négationnisme éloigne ainsi la perspective d’une réconciliation des communautés qui s’étaient autrefois déchirées. Le récit de ces survivants Tutsis et de leurs bourreaux, comme ceux des revenants de l’Holocauste il y a bientôt soixante-dix ans, met à jour la souffrance indicible de ceux qui s’étaient préparés à mourir et qui ont dû réapprendre à vivre. Avec toujours ces images, ces cauchemars qui hantent les nuits et le souvenir des proches disparus qui déchire le cœur. Commémorer, ce n’est donc pas seulement honorer les morts, c’est aussi permettre aux vivants de se reconstruire.

Elie Wiesel a écrit qu’il a choisi de dévouer le reste de sa vie au récit de l’Holocauste parce qu'il pensait détenir une dette envers les morts. Ne pas se souvenir d'eux, ajoutait-il, revient à les trahir à nouveau. C’est pourquoi il nous faut, vingt ans après, tirer toutes les leçons de la tragédie rwandaise.

Rayan Nezzar

Scholastique Mukasonga, portrait : les origines d’un génocide, à corps et à mots (1)

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Elle avait reçu un nom prédestiné. Scholastique, c’est l’enseignement, celui en l’occurrence de la philosophie du Moyen-âge, lui a été donné par un prêtre. Mukasonga, c’est son vrai nom donné par son père, celui qui compte, celui qui signifie point culminant.

Prédestiné d’abord car Scholastique Mukasonga a reçu de ses parents la mission de transmettre la mémoire de son peuple, de sa famille, d’enseigner aux autres leur histoire quand, en 1973, après qu’elle ait été chassée de l’école d’assistante sociale de Butare parce que Tutsi, ils ont choisi de l’envoyer au Burundi, d’en faire une survivante, qu’elle leur survive pour se faire la voix de leur histoire car ils se savaient, déjà, menacés. Et elle, plus tard, a choisi de sublimer sa voix, leur voix, entremêlées, dans la littérature. Ou pas vraiment choisi car, ainsi qu’elle l’a souligné, c’est le génocide qui a fait d’elle une écrivain, c’est un destin qu’elle n’avait pas pensé, elle n’a pas eu le choix de cette écriture. Elle a fait sien cet adage de Primo Lévi : survivre et témoigner sont inextricablement liés.

Scholastique insiste avant tout sur le fait qu’elle est une survivante, pas une rescapée. Parce qu’il n’y a pas eu de rescapés à Gitagata, son village, tous ont été massacrés, génocidés, machettés en 1994 dans cette folie qui a emporté près d’un million de Tutsi et de Hutu dits modérés en 100 jours. Tous les hommes mais aussi maisons, lieux, animaux, dans son village d’enfance tout a été éradiqué, il ne reste rien pour témoigner de l’existence de ces gens, des 37 membres de sa famille, qu’il y a eu même un village. Gitagata est devenu la colline de la mort. « Les tueurs se sont acharnés sur la maison jusqu’à en effacer la moindre trace. […] C’est comme si nous n’avions jamais existé [dit-elle]. Et cependant ma famille a vécu là. Dans l'humiliation, la peur de chaque jour, dans l’attente de ce qui allait survenir et que nous ne savions pas nommer : le génocide »[1]

De ça, de cette horreur il reste pourtant Scholastique. Avec en elle la culpabilité et l’injustice du survivant, les cauchemars et les questions qui tournent dans la tête : qu’est-ce qu’on a de plus pour être encore vivant, pourquoi est-t-on choisi par le destin pour porter cette histoire très lourde ? Quel sens donner à sa vie après ça ?

Alors elle a jeté ses mots sur le papier, sa mémoire, celle de sa famille, de tout le peuple de Nyamata disparu, dans une urgence pour ne pas oublier, que tout s’efface à jamais. Dans cette urgence elle écrit deux récits autobiographiques, Inyenzi ou les cafards (2006), La femme aux pieds nus (2008), ainsi qu’un recueil de nouvelles, L’Iguifou (2010), qui, tous, sonnent comme un double impératif intimement liés, celui du devoir de mémoire et celui de dresser un tombeau de papier, un linceul de mots pour ceux et celles qui sont mort sans corps ni sépultures. Car il fallait avant tout un lieu et un linceul pour rendre le deuil possible. Lorsqu’elle écrit Inyenzi ou les cafards, récit des persécutions qu'elle a vécues, c’est d'abord «  pour [elle], pour ne pas oublier. [Elle se]  disai[t] que si un matin [elle se] réveillai[t] incapable de raconter cette histoire, tous ces gens seraient vraiment morts ». C’est ce cri lancinant chez elle qui insuffle son écriture :

« où sont-ils à présent ? Dans la crypte mémoriale de l’église de Nyamata, crânes anonymes parmi tant d’ossements ? Dans la brousse, sous les épineux, dans une fosse qui n’a pas encore été mise au jour ? Je copie et recopie leurs noms sur le cahier à couverture bleue, je veux me prouver qu’ils ont bien existé, je prononce leurs noms, un à un, dans la nuit silencieuse. Sur chaque nom je dois fixer un visage, accrocher un lambeau de souvenir. Je ne veux pas pleurer, je sens des larmes glisser sur mes joues. Je ferme les yeux, ce sera encore une nuit sans sommeil. J’ai tant de morts à veiller.»[2]

RENAUDOTCar même si elle est de tradition orale, il semble que la parole ne suffise plus là où il y a eu génocide, que la transmission orale ne peut raconter l’irracontable. Avec le génocide on rentre dans le domaine de l’indicible. Elle pense au journal d’Ann Frank, elle visite le mémorial de Caen. Son cahier d’écolier ne la quitte plus, elle écrit, des mots qui sortent comme du venin de son corps.

Ses mots, récits, nouvelles, romans écrivent dans le même temps son autobiographie et l’histoire du Rwanda, elle décrit son enfance, sa jeunesse et les jalons du génocide. Sa vie et son écriture sont marqués au même fer de tous les épisodes sanglants du Rwanda. A la limite du dicible et de l’humain donc. Alors dans ce cri de survivante il y a très vite sa volonté de retracer, d’expliquer que ce million de morts n’était pas soudain, il s’explique, qu’il a des racines, beaucoup ont alerté, beaucoup en sont responsables.

Elle est née en 1956 au début de cette époque charnière qui a vu le discours de la haine anti-tutsi se mettre en place, s’institutionnaliser, se répandre dans toute la société rwandaise, époque où, juste après l’indépendance, la majorité Hutu, influencée par les plus extrémistes d’entre eux, prend les commandes du pays et se donne comme mission d’épurer la société des Tutsi, ces quelques 10% de la population sur lesquels les colons belges s’appuyaient. En 1960, sa famille est parmi celles déportées vers Nyamata, région inhospitalière et désertique du Rwanda, où nombre de Tutsi ont été parqué en 1960. Enfant, elle voit la fuite, elle raconte les maisons qui brulent, déjà les machettes, les massues, les torches, elle raconte comment ils ont été entassé dans des camions, sans que personne ne sache où ils allaient, comment elle lisait le désespoir dans le regard de sa mère, comment elle avait peur, déjà[3] ; et dès lors c’est le début de la fin, la machine de mort, d’annihilation qui se met en route, et cela, cette pression faite de menaces, brimades, insultes et tueries, cela à Nyamata, va devenir le quotidien de Scholastique, de sa famille, des Tutsis. Avec la déportation c’est d’abord la faim car ils n’avaient plus rien, il fallait tout reconstruire, tout planter, la soif car il n’y avait presque pas d’eau vers Nyamata, puis quand la vie se reconstruit peu à peu dans ce lieu hostile de l’exil intérieur, ce sont les militaires qui imposent la « terreur au quotidien » : patrouilles, tueries surprise, viols, grenades, menaces, humiliations, couvre-feu, arrestations arbitraires, insultes:

« Ils nous appelaient les Inyenzi – les cafards. Désormais à Nyamata, nous serions tous des Inyenzi. J’étais une Inyenzi »[4].

Des insultes qui sont en réalité autant de machettes linguistiques, qui sonnent déjà comme un prélude au génocide car inyenzi, cafard, déshumanise, animalise, renvoie les Tutsi au rang d’insectes nuisibles et indésirables et donc insectes que les véritables humains sont en droit de tuer, doivent tuer même, inyenzi c’est déjà un appel au meurtre. En choisissant cette insulte comme mot-titre Scholastique Mukasonga met en exergue cette manipulation politique qui disait aux Tutsi comme aux Hutu que les Tutsi n’avaient pas droit à la vie, qu’ils devaient être éradiqués par tous les moyens. Elle a grandi dans cette idéologie où elle ne se voyait pas comme un être humain mais comme un cafard, il y avait la deshumanisation, l’aliénation et l’acceptation de la mort, il n’y avait pas de lendemain ni d’avenir possible, notre vie était égale a la mort rappelle-t-elle.

Comme elle le souligne au long d’Inyenzi ou les cafards et de La femme aux pieds nus tous savaient que cela allait arriver, ils attendaient le jour fatidique. Vivre c’était déjà survivre.

Dès l’indépendance du Rwanda en 1962 « des milliers de Tutsi avaient été massacrés, plus de cent cinquante mille avaient fui dans les pays avoisinants, ceux qui restaient au Rwanda allaient être réduits à l’état de parias. A Nyamata, les réfugiés intérieurs étaient voués aux bienfaits de la « demokarasi » etnhique. »[5]. « Les mois de janvier et février 1964 virent une véritable préfiguration au génocide de 1994. […] La rivière Rukarara, avait-on dit  à ma mère était rouge de sang. »[6]. Scholastique grandit malgré tout dans ce climat et juste avant la fin de l’école primaire, en 1967, juste avant l’examen national qui permet de passer au secondaire, il y a un nouveau massacre prophétique de l’avenir, une vision de l'horreur qui la hante encore aujourd’hui, elle se terre avec ses sœurs, craint pour ses parents et lorsque tout rentre dans l’ordre « dans les fossés, il y avait des cadavres. Certains avaient été jetés là, d’autres avaient été charriés par les torrents qu’avaient formés les eaux de pluie. »[7] et lorsqu’il faut aller chercher de l’eau au bord du lac elle voit « les corps ligotés des victimes qui agonisaient lentement dans les eaux basses du lac, recouverts de temps à autre par le mouvement des vagues [et des sentinelles qui sont] là pour repousser les familles qui voulaient sauver leurs enfants ou au mois récupérer leurs corps [et] longtemps, en puisant de l’eau, [elle a] trouvé, dans [ses] calebasses, des lambeaux de chairs et de membres putréfiés »[8] : l’œuvre de la jeunesse révolutionnaire du parti unique : le MDR-Parmehutu.

MUKASONGA-Schola-photo-C_-Hlie-Gallimard-COUL-3-04_06-640x290Nyamata c’était tout ça mais aussi la vie quotidienne, les souvenirs heureux, comment la vie continuait, s'agençait malgré tout, parce qu’il y a ça que l’Homme est plus fort malgré tout, qu’il a cette capacité-là de recréer la vie partout, même dans les pires conditions. Ses deux premiers récits sont donc aussi pleins de cette vie intime quotidienne, car l’écriture de Scholastique est aussi faite de cela, comme si sous sa plume tout devait reprendre vie, elle retrace son enfance raconte le travail au champ, le voisinage des éléphants et des léopards, la vie qui se reconstruit, l’école aussi, les nouveaux amis qu’on s’y fait, l’enfance ordinaire, les bonheurs ordinaires, Candida la meilleure copine, l’école encore et les livres qui ouvrent l’horizon, et parallèlement c’est toute une culture, presque une anthropologie de ce Rwanda des années 60 qui se dresse là dans ses récits et roman, avec l’école, le mariage, l’église, avec la lessive et les baignades dans le lac, les recettes de cuisine familiale, la fabrique du pain, les jours de fête ou l’on fabrique l’urwarwa, la bière de banane, le champs encore, l’utilisation des plantes médecinales, les histoires et légendes contées par la mère, à travers ces récits de la vie au village, avec tout ça elle explique et transmet toute une culture, toute une organisation socio-familiale.

Mais tout cela est nécessairement emprunt d’un parfum de nostalgie car on sait déjà quand et comment tout va disparaitre.

Le génocide Scholastique Mukasonga en parle. Elle distille son horreur par de petites phrases tout au long de ses récits : « c’est là qu’on l’a tué avec ma mère »[9], « en 1994 on s’est acharné sur la vieille dame. Je ne dirais pas comment on l’a humilliée, violée, suppliciée. »[10], « ce n’est pas ce matin-là qu’on l’a tué, c’est vingt ans plus tard »[11] « en 1994, ils étaient toujours là, au bout de notre champ. Qu’ont-ils vu ? Qu’ont-ils fait ? »[12]. C’est lancinant, c’est là, ça ne s’oublie jamais. Mais elle fait également appel à la mémoire des rescapés, elle assemble des bouts de témoignages recueillis parmi les quelques survivants de sa famille, ceux qui été là à Nyamata en 1994, qui ont souffert dans leur corps, ceux dont les yeux ont vue les pires atrocités perpétrées sur leurs plus proches, qui n’en sont pas sortis indemnes mais qui sont là aujourd’hui, ces récits de l’horreur brute qu’elle dit vouloir écrire avec ses larmes, qui décrivent les horreurs subies, une sœur mutilée, les corps sans sépulture, les corps qu’on ne retrouvent pas, les récits qui se taisent, finalement, interrompus brutalement parce qu’ils ne peuvent plus dire l’horreur quand elle est au-delà de l’imaginable.

Alors dans Inyezi ou les cafards elle nomme chacun, ceux dont elle se souvient. Elle re-parcourt la route de son village, physiquement lors d’un retour en 2004 et mentalement en revoyant ce qui était et qui n’est plus, elle marche sur cette route et désigne les maisons qui ne sont plus là que dans son souvenir, se rappellent de ceux qui vivaient là, elle les nomme comme pour crier le nom des disparus, et redonne un souvenir à chacun, si ce n’est pour les faire revivre, au moins pour les sauver de l’oubli, de l’annihilation complète.

Car c’est bien de ça, toujours, dont il est question dans le travail de Scholastique Mukasonga, la mémoire et la dignité des disparus.

 Aurélie Torre


[1] Inyenzi ou les cafards, p58, Editions Gallimard

 

[2] Inyenzi ou les cafards, p12, Editions Gallimard

 

[3] Inyenzi ou les cafards, p24, Editions Gallimard

 

[4] Inyenzi ou les cafards, p53, Editions Gallimard

 

[5] Inyenzi ou les cafards, p47, Editions Gallimard

 

[6] Inyenzi ou les cafards, p54, Editions Gallimard

 

[7] Inyenzi ou les cafards, p82, Editions Gallimard

 

[8] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[9] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[10] Inyenzi ou les cafards, p83, Editions Gallimard

 

[11] Inyenzi ou les cafards, p120, Editions Gallimard

 

[12] Inyenzi ou les cafards, p136, Editions Gallimard

 

Rwandan Genocide, 20 years later: Desperately in search of peace (2/2)

"It may be true that the law cannot make a man love me, but it can keep him from lynching me, and I think that's pretty important." Martin Luther King


Terangaweb_Gacaca RwandaGenocide is not a crime as any other. While the other forms of conflicts meet political and economic interests, genocide is a concerted plan in view of eliminating the members of a given group. Genocide aims to “purify” the social group by removing the elements regarded as unworthy to be part of it: Jews in Germany, Blacks in South Africa[1], Tutsis in Rwanda… Other countries have had the rather difficult task of reconciling a people torn apart by a conflict. In South Africa there were the Truth and Reconciliation Commissions, in Sudan was chosen the radical solution of secession, in Ivory Coast we are crossing fingers for the maintaining of a flickering peace.  

Rwanda is (rightly) known to be the good pupil in the Great Lakes Area since it achieved its “resurrection” in various fields (See Le Rwanda, une Nation phénix (1ère partie) – L'Afrique des idées and Le Rwanda, une Nation phénix (2ème partie) – L'Afrique des idées). The country is being ruled with an iron hand by Paul Kagame who succeeded in inspiring the wind of development the country needed since 1994. What about the Rwandan society? The genocide has radically materialized a division that had been festering for a while in Rwandan society. The reconciliation between members of a society is not a matter of policy, it is nonetheless essential among people who are condemned to live together anyway. Thus forgiveness never can be an instruction given to the community but the state has the duty to ensure that anywhere, all members of a society feel like they are part of a group, otherwise it must enforce an official end to dissensions, in the absence of forgiveness.

That idea underlies penal law of all the countries which abolished death penalty: punish the culprit both to stop the cycle of violence then prevent any act of revenge and to ensure that the convict will be reinserted. The right to punish (or to avenge…) belongs thus to the state. The act of genocide involves necessarily all the layers of the society as it often concretize itself because “Some wanted it. Others committed it. Everybody let it happen.[2] If the act involves all the nation, the work of reconciliation should go further and deeper. It is about not letting subsist a vestige of animosity from one side or another, an animosity that could some day trigger new conflicts on the smoking remnants of the precedent.

The gacaca are scathingly criticized for not being professional courts and not responding to any criterion that defines a jurisdiction: impartiality, independence, fairness… but how could it be otherwise?

On the one hand, in the wake of the genocide, it was urgent to judge the hundreds of thousands criminals detained, the members of legal professions were either among the victims or among the accused…when they hadn’t fled the country. Qualifying the work of the gacaca as lacking juridical rigor would be a way to reproach Rwanda with not applying an ordinary solution to a situation that was anything but ordinary. Desperate times call desperate measures.

On the other hand, those courts, thanks to their popular dimension have helped to put together and confront people who never would have dreamt of this form of participatory justice in a classic legal framework. It would be indeed very naive to consider that, at the end of the trial, victim and offender end up hand in hand.  Besides the victims have been raising their voice to denounce a justice they consider expeditious and biased (how to believe an accused who ‘exchanges’ his remorse against the promise of a sentence reduction?) but following such a tragedy, there were not so many solutions. Except parting the country in two between the Hutus and the Tutsis, the only alternative solution was to permit systematic revenge which would have undoubtedly led to another tragedy with the same actors in reversed roles: the Tutsis as offenders and Hutus as victims. The chosen solution was certainly not the best but it is objectively the most adapted given the elements.

The genocide is only twenty years old, it is still too early to make an assessment of History and judge the progress in terms of social peace which will certainly take many years more to concretize. But Rwanda has started a process that should, in the very long term and, if it still followed, erase the divisions that should not exist. It could pass through (like in Nigeria) by a subtle power sharing between Hutus and Tutsis, an equal access for both ethnic groups to state structures, education, employment… in short concretize what the Constitution theorized: all Rwandan are equal.

Reconciliation is also and above all a matter of memory. Collective memory and individual memory. Maybe the second will be less acute in two or three generations and maybe time, failing to heal the wounds, will have eased the pain. For the time being, the dazed survivors are reintegrating as best they can that society which is still home to their offenders, and stoically bearing the plain view of their executioners, now allowed to walk free. Because “Amarira y’umugabo atemba ajya mu unda »[3]

 

Translated by Ndeye Mane SALL

Read the first part of this article here.


[1] http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2647p034.xml1/

 

[2] Citation de Tacite

 

[3] Proverb in kinyarwanda : The crying of a man remain in his chest.

 

Rwandan Genocide, 20 years later: Desperately in search of peace (1/2)

“I don’t believe those who say that we have hit the bottom of atrocity for the last time. If there has been genocide, there can be another one, at any time in the future, anywhere, in Rwanda or somewhere else, if the underlying cause is still present and we don’t know what it is.” A survivor[1]


rwanda-genocide-memorial-tourBetween April and July 1994, Rwanda, a country of Central Africa, suffered what is known as the bloodiest genocide ever known, taking into account the number of victims and the short duration of the terrible abuses: nearly 800 000 people (Tutsis and moderate Hutus) were slaughtered in three months according to the United Nations. As we are close to the twentieth anniversary of the genocide, what is the current situation in Rwanda?

It remains difficult to specifically date the origin of the divisions between the Hutu and the Tutsi ethnic groups. The term of “ethnic group” is even inaccurate in a country where Hutus as well as Tutsis speak the same language, the Kinyarwanda and both share the same customs and beliefs. In the thirties, the Belgian colons initiated the distinction between the two groups in official documents by creating ‘ethnic’ identity cards and giving to the Tutsis the power to rule the country under the tutelage of colonial administration. To the Tutsis was given access to education and power by the Belgian colonizer while the two other Rwandan ethnic groups, Hutus and Twas, were forsaken.

When Rwanda achieved independence, the gulf the colonizer had created turned out difficult to bridge: the Tutsis were more and more targeted in massacres meant to exile them in Uganda, Burundi or DRC. Rwandan exiles from Rwanda attempted several times to take power while fighting under the banner of the Rwandan Patriotic Front (RPF), the Hutu government never took long to strike back with massacres against the Tutsis remaining in Rwanda by way of revenge. On April 4th 1994, the Hutu Rwandan president, Juvénal Habyarimana dies when his plane, which was about to land in Kigali, is shot down by a missile. For the Hutus, the Tutsis of the RPF are the obvious responsible of the attack.

The murder of the Rwandan president triggered a genocide which had been festering for a while. The following day marks the official beginning of the massacres. Organizing themselves in armed militias, the Hutus killed almost a million of Tutsis and moderate Hutus in few months. On July 4th, the Rwandan Patriotic Front enters the capital, Kigali, take power and install a government of national unity which symbolically has a Hutu as Head of State, Pastor Bizimungu. In 2000, the RPF won the elections and Paul Kagame, a leader descending from that generation of exiled Tutsis in Uganda, became President. He launched a process of justice and reconciliation to make all the Rwandan live together again, peacefully. Unity and reconciliation then became real policy objectives: a National Commission for Unity and Reconciliation is created in 1999, the mention of the ethnic origin disappears from the identity cards and the new Constitution explicitly specifies that all Rwandan are equal.[2] The work of the Commission is based on several approaches among which the ‘education for peace’ also known as Ingando, which aims at shedding a new light on Rwanda history, understanding the origins of the divisions among the people, encouraging patriotism and fighting genocidal ideology.

Nonetheless there cannot be no reconciliation neither peace without justice. Hence an International Criminal Tribunal for Rwanda (ICTR) was set under the aegis of the United Nations to bring to justice the perpetrators of genocide and other violations of the international humanitarian law in Rwanda from January 1st to December 31st 1994. The ICTR aimed also at “contributing to the process of national reconciliation in Rwanda and maintaining peace in the region. »[3] For the time being, 65 people have received a final judgment, 10 cases are currently pending and an accused is awaiting an upcoming trial.

Beside the ICTR, another court is in charge of judging the hundreds of thousands people involved in the acts of genocide: the gacaca (pronounced gatchatcha) which are the Rwandan people’s courts. Traditionally reserved to civil litigations, the gacaca is based on the search of guilt admission and forgiveness. A law created in 1996 to better organize the prosecution of genocidal crimes or crimes against humanity attributed jurisdiction between the Tribunal and the gacaca. The former is in charge of prosecuting the planners, the organizers and the leaders of the genocide, those who acted in positions of authority, the renowned murderers as well as people guilty of sexual tortures or rapes (jurisdiction shared with regular Rwandan courts). And it is the gacaca’s responsibility to prosecute and judge the authors or accomplices of voluntary manslaughter or assaults that resulted in the death, and those who wanted to kill the victims but only caused injuries or committed other serious abuses without intending to kill the victims. In other words the masterminds are to be judged by the ICTR and the executing criminals by the gacaca. During the trials, each court brings together defendants and the victims’ families, the debate are open to the public and whoever confesses their crimes can benefit from a reduced sentence or even be pardoned. Whenever there is a sentence, it is often symbolic: the defendants are way too numerous and the prisons way too overcrowded.

The gacaca came to the end of their term on June 18th 2012, with two millions people judged.

As the consequences of this genocide have spread far beyond the Rwandan boarders (Rwanda – RDC: les dessous d’une guerre larvée – L'Afrique des idées ), it is legitimate to ask whether the widely acclaimed reconciliation have kept its promises.

 

Translated by Ndeye Mane SALL

Read the second part of this article.


[1] Dans le nu de la vie, Jean Hartzfeld

 

[2] http://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/about/bgjustice.shtml

 

[3] http://www.unictr.org/AboutICTR/GeneralInformation/tabid/101/Default.aspx

 

Génocide rwandais: 20 ans après, la paix à tout prix (2eme partie)

Terangaweb_Gacaca Rwanda « Une loi ne pourra jamais obliger un homme à m’aimer mais il est important qu’elle lui interdise de me lyncher » Martin Luther King

Un génocide n’est pas un crime comme un autre. Alors que les autres formes de conflits répondent à des intérêts politico-économiques, le génocide est un plan concerté en vue d’éliminer les membres d’un groupe donné. Le génocide tend à « purifier » le groupe social en ôtant les éléments considérés indignes d’en faire partie : les juifs en Allemagne, les Noirs en Afrique du Sudles Tutsi au Rwanda…  D’autres pays ont eu la difficile tâche de réconcilier un peuple déchiré par un conflit. En Afrique du Sud il y a eu les Commissions Vérité Réconciliation, au Soudan on a choisi la solution radicale de la sécession, en Côte d’Ivoire on croise les doigts pour que dure une paix vacillante.

Le Rwanda passe pour le bon élève de la région des Grands Lacs (à juste titre) puisqu’il a réussi sa « résurrection » dans bon nombre de domaines (Le Rwanda, une Nation phénix (1ère partie) – L'Afrique des idées et Le Rwanda, une Nation phénix (2ème partie) – L'Afrique des idées) Le pays est dirigé de main de fer par Paul Kagame qui a su lui insuffler le nouveau souffle de développement qu’il lui fallait après 1994. Qu’en est-il socialement ? Le génocide a matérialisé de façon radicale une division qui couvait depuis bien longtemps dans la société rwandaise. La réconciliation entre les membres d’une société n’est pas de l’ordre du politique, elle est pourtant indispensable entre des gens qui de toute façon sont condamnés à vivre ensemble. Le pardon ne peut donc être une consigne collective mais l’Etat a pour devoir de s’assurer que partout, tous les membres de la société se sentent appartenir au groupe, il impose sinon le pardon, en tout cas un terme officiel.

Cette idée sous-tend le droit pénal de tous les pays qui ont aboli la peine de mort : punir le coupable à la fois pour arrêter le cycle de violence et empêcher tout acte de vengeance et s’assurer de la future réinsertion du condamné. Le droit de punir (de venger…) appartient donc à l’Etat. L’acte génocidaire concerne forcément toutes les couches de la société puisque très souvent il se concrétise parce que « quelques-uns l’ont voulu. D’autres l’ont fait. Tous l’ont laissé faire » (Tacite). Si l’acte concerne toute la nation, le travail de réconciliation encore plus. Il s’agit de ne pas laisser subsister un fond d’animosité d’un côté ou de l’autre, animosité qui pourrait servir de base au déclenchement de nouveaux conflits sur les restes encore fumants du précédent.

Les gacaca ont essuyé la critique de ne pas être des juridictions professionnelles et donc de ne répondre à aucun des critères qui définissent une juridiction : impartialité, indépendance, procès équitable…mais comment pouvait-il en être autrement ?

D’une part, au lendemain du génocide il était urgent de juger les centaines de milliers de personnes détenues, les professionnels de la Justice étaient soit au nombre des victimes, soit parmi les accusés…ou ils avaient quitté le pays. Dire donc que le travail des gacaca a manqué de rigueur juridique serait reprocher au Rwanda de ne pas avoir appliqué une solution ordinaire à une situation qui n’avait rien d’ordinaire. A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle.

D’autre part, ces juridictions, parce qu’elles sont populaires ont contribué à mettre ensemble, à confronter des personnes qui n’auraient jamais eu cette forme de justice participative dans un cadre juridictionnel classique. Il serait bien sûr naïf de penser qu’à la fin du procès, victime et bourreau repartaient en bons amis. D’ailleurs les voix des victimes se lèvent pour dénoncer une justice qu’elles estiment expéditives et biaisées (comment croire et accepter les remords de l’accusé qui « échange » l’aveu contre une réduction de peine ?) mais au lendemain d’un tel drame, les solutions n’étaient pas nombreuses. Sauf à séparer le pays en deux avec d’un côté les Tutsi et de l’autre les Hutu la seule autre solution aurait été celle de la vengeance systématisée qui aurait sans doute conduit à un autre drame avec les mêmes acteurs dans des rôles différents : les Tutsi en bourreaux et les Hutu en victimes. La solution retenue n’était pas forcément la meilleure, objectivement, mais la mieux adaptée au vu des éléments.

Le génocide n’a que vingt ans, il est encore trop tôt pour faire un bilan de l’Histoire et juger les avancées en matière de paix sociale qui mettront sûrement encore beaucoup d’années à se concrétiserMais le Rwanda a entamé un processus qui devrait à très long terme, s’il est suivi, effacer des divisions qui n’ont pas lieu d’être. Cela pourrait passer (comme au Nigeria) par un partage subtil du pouvoir entre Hutu et Tutsi, l’égal accès des uns et des autres aux structures étatiques, à l’éducation, à l’emploi…bref concrétiser ce que la Constitution a théorisé : tous les Rwandais sont égaux.

La réconciliation est aussi et surtout une question de mémoire. Mémoire collective, mémoire individuelle. Peut-être la seconde sera-t-elle moins vive dans deux, trois générations et que le temps aura non pas gommé mais estompé les blessures. En attendant, les rescapés, hébétés, se réintègrent bon an mal an à cette société qui abrite encore leurs bourreaux et tous les jours supportent stoïquement la vue de ceux-ci, désormais libres. Parce que « Amarira y’umugabo atemba ajya mu unda »[1]

Tity Agbahey

Retrouvez la première partie ici.


[1] Proverbe en langue kinyarwanda: « les pleurs d’un homme coulent dans son ventre ».

 

Génocide rwandais: 20 ans après, la paix à tout prix (1ère partie)

rwanda-genocide-memorial-tour« Je ne crois pas ceux qui disent qu'on a touché le pire de l'atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n'importe quand à l'avenir, n'importe où, au Rwanda ou ailleurs; si la cause est toujours là et qu'on ne la connaît pas ».
Un rescapé (Jean Hatzfeld, Dans le Nu de la vie).

Entre avril et juillet 1994 le Rwanda, pays d’Afrique centrale, connaît ce qui reste le génocide le plus meurtrier de l’Histoire du point de vue du nombre de victimes par rapport à la durée des exactions : près de 800.000 victimes (Tutsi et Hutu modérés) en trois mois, selon l’ONU.  A quelques mois du vingtième anniversaire de ce génocide, où en est le Rwanda ?

Il n’est pas aisé de dater exactement l’origine de la division entre « ethnies » Hutu et Tutsi au Rwanda. Le terme même d’ethnie est impropre dans ce pays où aussi bien les Hutu que les Tutsi parlent la même langue, le kinyarwanda, et partagent globalement les mêmes coutumes et croyances. Dans les années trente, le colonisateur belge entérine officiellement la différenciation en créant des cartes d’identité « ethniques » et en confiant à l’ethnie tutsi l’autorité de régir le pays sous la tutelle de l’administration coloniale. A ces Tutsi, le colonisateur donne accès aux études et à la gouvernance, délaissant les deux autres ethnies que sont les Hutu et les Twa.

A l’indépendance le gouffre créé par le colonisateur est dur à combler, d'autant plus que les Belges ont soudainement renversé leurs alliances à la fin des années 1950, délaissant les Tutsi et laissant libre cours à la "révolution Hutu", qui s'accompagne des premiers pogroms. Dès le début des années 1960, les Tutsi sont de plus en plus souvent les cibles de massacres les poussant à chercher exil en Ouganda, au Burundi et dans l'ex-Zaïre (l'actuelle République démocratique du Congo). Ces exilés (surtout ceux partis en Ouganda) vont nourrir le désir de revenir au pays et de reprendre le pouvoir par la force, et dans ce but, créent à la fin des années 1980 un mouvement armé, le Front patriotique rwandais (FPR). Aux tentatives de reprise de pouvoir par ces exilés, le gouvernement Hutu répondra systématiquement par les massacres des Tutsi restés au Rwanda. Le 6 avril 1994 le président rwandais (Hutu) Juvénal Habyarimana meurt, lorsque son avion, qui s'apprêtait à atterrir à Kigali, est abattu par un missile. Les Hutus attribuent l’assassinat aux Tutsi du FPR.

C’est l’élément déclencheur d’un génocide qui couvait depuis bien longtemps. Le lendemain marque le début officiel des massacres. Organisés en milices, les Hutu tueront près d’un million de Tutsi et de Hutu modérés, en trois mois. Le 4 juillet 1994 le Front patriotique rwandais entre dans la capitale Kigali après une difficile guerre civile contre l'armée rwandaise (FAR) et les milices génocidaires, les "Interahamwe". Alors que les génocidaires et des dizaines de milliers de Hutu fuient en masse vers l'est du Zaïre, le FPR prend le pouvoir et forme un gouvernement d’unité nationale avec symboliquement, un Hutu, le Pasteur Bizimungu, en tant que chef d’Etat. Paul Kagame, issu de cette génération de Tutsi ayant connu l’exil en Ouganda est élu Président en 2000 avec le FPR et lance un processus de justice et de réconciliation pour emmener les Rwandais à vivre de nouveau ensemble. L’unité et la réconciliation au Rwanda deviennent de véritables objectifs politiques : une Commission nationale pour l’unité et la réconciliation est créée en 1999, la mention de l’ethnie disparaît des cartes d’identité et la nouvelle Constitution prend la peine de préciser que tous les Rwandais ont des droits égaux. 

Les travaux de la Commission reposent sur différentes approches dont l’éducation à la paix, l’Ingando, qui a pour but d’éclairer l'histoire du Rwanda, de comprendre les origines des divisions parmi la population, d'encourager le patriotisme et de combattre l'idéologie génocidaire.

Il n’y a cependant pas de réconciliation ni de paix possible sans justice. Ainsi, sous l’égide de l’ONU, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) est institué pour juger les auteurs de génocide et d’autres violations du Droit international humanitaire au Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Le TPIR a aussi pour ambition de « contribuer au processus de réconciliation nationale au Rwanda et au maintien de la paix dans la région ».  Pour l’heure, 65 personnes ont fait l’objet d’un jugement définitif, 10 affaires sont pendantes devant le Tribunal et un accusé est en attente de procès.

A côté du TPIR une autre « juridiction » est chargée de juger les centaines de milliers de personnes mises en cause dans l’exécution de ce génocide : les gacaca (prononcer gatchatcha), les juridictions populaires. Traditionnellement réservés aux contentieux civils, les gacaca ont un système basé sur la recherche de l’aveu et du pardon. C’est une loi de 1996 sur l'organisation et la poursuite de crimes de génocide ou crimes contre l'humanité  qui répartit la compétence entre le TPIR  et les gacaca. Au premier la charge de poursuivre les planificateurs, les organisateurs et les leaders du génocide, ceux qui ont agi en position d'autorité, les meurtriers de grand renom ainsi que ceux qui sont coupables de tortures sexuelles ou de viols (compétence partagée avec les juridictions régulières rwandaises), aux gacaca la poursuite et le jugement des auteurs, coauteurs ou complices d'homicide volontaire ou d'atteintes contre des personnes ayant entraîné la mort et de ceux qui avaient l'intention de tuer et ont infligé des blessures ou ont commis d'autres violences graves qui n'ont pas entraîné la mort et ceux qui ont commis des atteintes graves sans intention de causer la mort des victimes. Concrètement, les cerveaux des opérations au TPIR et les bras armés devant les gacaca. Les procès de ces juridictions populaires réunissent accusés et familles de victimes, les débats sont publics et quiconque a avoué ses crimes bénéficient d’une réduction voire d’une exemption de peine. Quand il y a une peine, elle est très souvent symbolique : les accusés sont trop nombreux et les prisons sont surpeuplées.

Les gacaca sont officiellement arrivés au terme de leur mandat le 18 juin 2012, deux millions de personnes ayant été jugées. Alors que les conséquences de ce génocide se sont étendues au-delà des frontières rwandaises (voir l'article de L'Afrique des idées: Rwanda – RDC: les dessous d’une guerre larvée) il est légitime de se demander si la très applaudie politique de réconciliation a tenu ses promesses. 

Tity Agbahey

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